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Jean-Jacques a parlé dans une autre occasion de la France et de Choiseul; mais alors il était surtout mécontent de Genève et de la Suisse. «< Peuples, dit-il, combien on vous en fait accroire, en faisant si souvent intervenir les puissances pour autoriser le mal qu'elles ignorent et qu'on veut faire en leur nom. Lorsque j'arrivai dans ce pays, on eût dit que tout le royaume de France était à mes trousses; on brùle mes livres à Genève; c'est pour complaire à la France; -on m'y décrète; la France le veut ainsi; l'on me fait chasser du canton de Berne; c'est la France qui l'a demandé ; l'on me poursuit jusque dans ces montagnes; si l'on m'en eût pu chasser, c'eût encore été la France. Forcé par mille outrages, j'écris une lettre apologétique 1; pour le coup, tout était perdu; j'étais entouré, surveillé, la France envoyait des espions pour me guetter, des soldats pour m'enlever, des brigands pour m'assassiner. Il était même imprudent de sortir de ma maison,

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autant de fous irresponsables, sur lesquels la loi perd ses droits; si l'on y joint encore les gens faibles, il ne restera plus de coupables, mais seulement des égarés, et l'humanité ne sera plus qu'un grand hôpital de fous. Il est certain que Rousseau, qui, pendant toute sa vie, s'est principalement occupé de morale, savait parfaitement faire la distinction du bien et du mal. On peut même dire que, chez lui, le sens moral était très développé, quoique parfois, par sa faute ou par suite

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de son jugement faux, il fût plus ou moins dévoyé. Il faut avouer malheureusement aussi que, le plus souvent, sa conduite s'accorda mal avec ses principes. Rien n'autorise toutefois à penser qu'il fût forcé de faire l'acte qu'il savait être mauvais.- Voir dans la revue hollaudaise : Psychiatrische bladen, etc., l'article: Psychyatrische studie over J. J. Rousseau; opgetrekend doar Dr N. B. DONSKERSLOOT (année 1883, p. 103 à 117). 1. La Lettre à l'archevêque de Paris.

tant les dangers me venaient toujours de la France, du parlement, du clergé, de la cour même. On ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier devenir, pour son malheur, un homme aussi important. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en France; je connaissais les Français, et j'étais malheureux. On m'accueille, on me caresse, je reçois mille honnêtetés, et il ne tient qu'à moi d'en recevoir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L'on tombe des nues; on n'en revient pas; on blâme fortement mon étourderie, mais on cesse de me menacer de la France. On a raison si jamais des assassins daignent terminer mes souffrances, ce n'est sûrement pas de ce pays-là qu'ils viendront'. » Il était impossible de se réfuter mieux soi-même.

Et les jésuites, autre fantôme qui a encore moins de consistance. Rousseau ne dit-il pas ailleurs qu'on l'a poursuivi parce qu'il n'a pas voulu se faire janséniste et écrire contre les jésuites 2. Il est sûr que les jésuites ne pouvaient être favorables à l'Émile. Malgré les persécutions qu'ils avaient eux-mêmes à subir, ils ont trouvé le temps de défendre le catholicisme contre cet ouvrage, comme ils le défendaient contre quiconque osait l'attaquer; mais on ne voit pas trace d'une action occulte de leur part, et il n'y en eut pas. Il est pourtant possible que les jésuites aient été la cause indirecte, quoique bien innocente, des tracasseries qu'on suscita à Rousseau.

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Le Parlement venait de les frapper et de les expulser. Cette mesure, qui avait réjoui les incrédules et avait été le triomphe des jansénistes, appelait un correctif. On jugea donc à propos, pour donner aux catholiques une sorte de compensation, de sévir également contre quelques livres antireligieux. Rousseau fut choisi et paya pour lui et pour d'autres. Il est vrai que cette politique de bascule n'était bonne qu'à mécontenter tout le monde. Les gouvernements devraient le savoir, et le savent sans doute, ce qui ne les empêche pas d'y avoir recours en toute occasion.

II

Rousseau était arrivé chez Roguin le 14 juin au matin. Provisoirement, il crut plus sûr de ne pas dire où il était. En effet, les bruits les plus contradictoires circulèrent à ce sujet. Le 23 juin, on ignorait encore à Genève le lieu de sa retraite, et on ne le sut à Paris que vers le 27'. Combien de temps resterait-il chez son ami? Où fixerait-il définitivement son domicile? Il ne voulait pas trop s'en préoccuper. Il était bien décidé, dans tous les cas, à ne pas « porter son ignominie à Genève, sa patrie 2. » Les événements qui suivirent ne firent que le confirmer dans cette résolution. Le choix de sa résidence était d'ailleurs subordonné à la détermination de Thérèse. Ce n'est pas qu'il fût bien désireux de la faire venir. Les affaires de Mme d'Hou

1. Lettres de Moultou à Rousseau, 18 et 23 juin 1762. - BACHAUMONT, 20 et 27 juin 1762.

2. Lettre à Moullou, 15 juin 1762, et beaucoup d'autres lettres.

detot, et d'autres causes encore, qu'il dévoile avec son cynisme ordinaire, avaient dû refroidir beaucoup leur affection. Il n'était pas sans inquiétude et sans remords sur le parti qu'il avait pris à l'égard de ses enfants; ou plutôt. après ce qu'il avait dit dans l'Émile sur les devoirs de la paternité, il prévoyait les reproches qu'on ne manquerait pas de lui faire, s'il avait de nouveau recours au même procédé; car il était toujours aussi déterminé à ne jamais élever d'enfants. Le plus sûr, selon lui, était alors de se condamner à l'abstinence, sauf à rechercher dans la solitude une honteuse compensation. En somme, il craignait que, l'amour n'existant plus qu'en souvenir, Thérèse ne se prit d'ennui dans les montagnes et ne fit valoir sa constance comme un sacrifice. Aussi, tout en étant disposé à la recevoir, si tel était son désir, ne voulait-il la presser en aucune façon '.

Ses premiers jours en Suisse furent consacrés à sa correspondance. Il lui fallait prévenir ses amis, s'occuper des intérêts, bien minces, qu'il avait laissés en France, penser au sort de Thérèse, remercier son protecteur, le prince de Conti, exhaler ses plaintes. Il devait aussi être curieux de connaître les termes du décret et le détail des mesures prises contre lui. Le maréchal de Luxembourg ne tarda pas à l'en informer.

Il est inutile de citer tout au long cet arrêt, qui n'est que la reproduction plus ou moins modifiée. d'une foule d'autres, rendus dans des circonstances

1. Confessions, 1. XII.- Lettres au maréchal de Luxembourg, à M. de Luxembourg et à Thé- 16 juin, et au prince de Conti, rèse, 17 juin 1762. 2. Lettres 17 juin 1762. ci-dessus, et de plus, Lettres

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analogues. Le réquisitoire rappelle les principales erreurs de l'Émile, surtout celles de la Profession de foi la prétention de tout ramener à la religion naturelle, les attaques contre la révélation, contre la vraie religion et contre l'autorité de l'Église (grief assez singulier de la part d'un parlement janséniste), les propositions téméraires sur l'autorité civile, les facilités données aux passions, les dangers du système d'éducation préconisé par l'auteur. Sur ce rapport, présenté par Me Omer Joly de Fleury, le procureur général devenu célèbre par ses réquisitoires contre les auteurs, la Cour ordonna que ledit livre serait << lacéré et brûlé en la cour du palais ; » ce qui fut fait le surlendemain 11 juin, et l'auteur pris et appréhendé au corps, et amené ès prisons de la Conciergerie du palais, pour être ouï et interrogé, etc. 1 »

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On a soutenu que l'Émile ayant été imprimé en Hollande, avec l'approbation des États généraux, ne relevait pas des autorités françaises; que le droit du Parlement se bornait en conséquence à empêcher l'introduction en France, et autorisait d'autant moins la prise de corps, que rien ne prouvait que cette introduction fût du fait de Rousseau, plutôt que de son imprimeur, par exemple. Mais quand le Parlement voulait sévir, il n'y regardait pas de si près. Il faut considérer d'ailleurs qu'il ne pouvait ignorer l'édition faite chez Duchesne, et qu'enfin il ne s'agissait pour le moment que d'une confrontation et d'un interrogatoire. Rousseau ne jugea pas à propos de se laiser amener pour être entendu. Sans l'en

1. Voir cet Arrêt au t. I du Genève. supplément de l'édition de

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