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CHAPITRE XXII

1762-1763

Sommaire L'Émile DEVANT LES TRIBUNAUX ET DEVANT L'OPINION. I. L'Émile a été pour Rousseau une source de soucis.- Part d'influence que purent avoir dans ces tracasseries 1° Choiseul et Mme de Pompadour; 2o les Jésuites.

II. Arrivée de Rousseau en Suisse. - Décret du parlement de Paris. Condamnation de l'Émile par la Sorbonne et par le Pape.

ment de l'Archevêque de Paris.

Mande

Mme de Créqui.—

III. Jugements des contemporains Mme Latour. D'Alembert. Malesherbes. Conti. Hume. Le duc de Wirtem

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Le journal de Trévoux et les Jésuites.

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IV. Arrêt de condamnation du Conseil de Genève.

Gerdil.

Lettre du colo

nel Pictet en faveur de Rousseau. Causes de la sentence: 1o Action de la France. - 2° Voltaire. 30 Attitude des pasteurs.

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V. Condamnation en Hollande.- Condamnation à Berne.- Rousseau, chassé du canton de Berne, se réfugie à Motiers-Travers.

I

Maintenant que nous connaissons l'Émile, il nous sera plus facile de juger les événements dont il fut la cause ou l'occasion. Rousseau s'est plaint toute sa vie de la gloire et des soucis dont elle est la source; s'il avait pénétré l'avenir, l'aurait-il sacrifiée à sa tranquillité? Lui-même aurait été, sans doute, bien embarrassé pour répondre; d'ailleurs ne fallait-il pas qu'il se plaignit?

Cependant, si jusqu'à présent nous avons été peu sensibles à ses gémissements, il faut convenir qu'à partir du moment où parut l'Emile, ils sont ample

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 151

ment justifiés, et que le livre qui a mis le comble à sa célébrité est aussi celui qui a empoisonné sa

vie.

Il déclare que « dans l'œuvre de ténèbres dans lesquelles depuis huit ans il se trouve enseveli (il écrivait ces paroles en 1770), que dans l'abîme de maux où il est submergé, il sent les atteintes des coups, sans pouvoir discerner la main qui les dirige, ni les moyens qu'elle met en œuvre1. » Plus heureux que lui, nous croyons pouvoir saisir sans grande difficulté les fils de ce fameux complot. Ou plutôt nous pensons qu'il n'y eut pas de complot du tout; il y eut seulement, comme toujours, des amis et des ennemis, des hommes impartiaux et des indifférents, qui jugèrent et se conduisirent chacun selon ses impressions particulières. « Quoi, dit Jean-Jacques, le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde! l'éditeur du Vicaire savoyard est un impie! l'auteur de la Nouvelle Héloïse est un loup! celui de l'Émile est un enragé2! » Eh! sans doute; en laissant de côté la Paix perpétuelle, qui n'est pas en cause, et les gros mots, qui ne prouvent rien, la Profession de foi est une attaque déclarée contre le Christianisme; la Nouvelle Héloïse est un roman fort peu moral; l'Émile est plein de paradoxes et de principes pernicieux. Est-il vrai, oui ou non, que, la législation et les mœurs étant ce qu'elles étaient alors, les livres de Rousseau expliquent la plupart des mesures dont ils ont été l'objet? Après l'examen que nous en avons fait, il serait difficile d'en douter. Que d'autres œuvres qui ne valaient pas mieux que les siennes, qui valaient

1. Confessions, 1. XII, au commencement. - 2. Id.

moins, si l'on veut, que le livre de l'Esprit, pour prendre le même exemple que lui, ait circulé librement, cela peut être fàcheux; mais l'impunité des uns n'empêche pas la condamnation des autres d'être légitime; que lui-même, dans d'autres ouvrages, ait dit précédemment ce qu'il n'a fait que répéter dans celui-ci, l'excuse serait légère; la justice administrative a toujours eu ses préférences et choisi ses moments; et s'il était vrai qu'on a poursuivi Rousseau parce qu'il avait plus de talent et devait avoir plus d'influence que d'autres, il aurait mauvaise grâce à s'en plaindre trop fort; il payait ainsi la rançon de sa gloire.

Jean-Jacques, tourmenté par la folie de la persécution, s'en prend principalement à Choiseul; mais le puissant ministre avait autre chose à faire qu'à s'acharner sur un malheureux auteur. On ne cite guère de Choiseul à son égard qu'un mouvement de bienveillance, ayant pour but de le faire rentrer dans la diplomatie, et Jean-Jacques fut sur le point de se laisser faire. S'imagine-t-on qu'une allusion sans malice, moins que cela, un compliment mal compris échappé par hasard à l'auteur du Contrat social1, ait offusqué le ministre au point de lui faire remuer, en quelque sorte, ciel et terre, pour satisfaire sa haine? Mais Choiseul était le favori de Mme de Pompadour, et Jean-Jacques ne cachait pas son antipathie pour elle. - Aussi est-il permis de croire qu'elle le lui rendait. On ne voit pas néanmoins qu'elle ait jamais rien fait contre lui. Croyonsle bien, ces personnages auraient trouvé Rousseau

1. Contrat social, 1. III, ch. VI. seul, 27 mars 1758.

Lettre de Rousseau à Choi- |

assez outrecuidant de se vanter de leur inimitié, et Choiseul n'aurait pas appris sans étonnement que la satisfaction de sa haine contre Rousseau a été «la grande œuvre de son ministère, celle qu'il a eue le plus à cœur, celle à laquelle il a consacré le plus de temps et de soins; >>> qu'il n'a réuni la Corse à la France que pour le contrarier; qu'il l'a toujours eu en vue dans tous ses actes, bien plus que le gouvernement de la France'. Cela ne veut pas dire qu'à l'occasion, il n'ait pas agi contre lui; mais en tout il faut garder les proportions et ne pas transformer en affaire d'État la condamnation d'un

auteur.

Rousseau a voulu retracer les infâmes moyens inventés par Choiseul pour assouvir contre lui sa vengeance, les trames qu'il a multipliées pour le déshonorer et le livrer à la haine publique, les nuées d'espions et d'agents secrets qu'il a chargés de le surveiller, les faux amis dont il l'a entouré pour surprendre ses pensées, les engagements qu'il lui a extorqués, ses correspondances qu'il a dévoilées, les lettres et peut-être les livres qu'il a fait fabriquer pour les lui imputer, les noirs forfaits dont il l'a chargé, la conspiration du silence qu'il a savamment organisée autour de lui, tout ce mystère profond de trahison, de fourberie, d'iniquité dont il l'a enveloppé; mais dans ce long réquisitoire, il n'articule pas un seul fait précis et sérieux. Il dit bien que l'Émile fut l'occasion du complot et qu'on en fit l'arme dont on se servit contre lui; mais, ajoute-t-il, de toutes les menées qui suivirent, pas une n'a transpiré; des innombrables agents qu'on mit sur

1. Lettre à Saint-Germain, 26 février 1770. 2. Id.

pied, pas un ne fut indiscret. Il connait toutes ces choses, parce qu'il en subit les effets, mais il ne sait rien que par induction. Il cite, à la vérité, Grimm, Diderot, comme les premiers auteurs de la trame; d'Holbach, Hume, Mme de Boufflers, Me de Luxembourg, comme y ayant donné la main; mais, quels actes leur reproche-t-il? Il articule bien quelques griefs contre les deux premiers; mais il ne dit rien des autres, et serait sans doute bien embarrassé pour en dire quelque chose. Il continue ainsi pendant vingt ou trente pages, mais il pourrait parler longtemps sur ce ton avant de persuader personne et ne réussit à montrer que les aberrations d'un cerveau malade. La manie de la persécution est un mal bien connu des médecins aliénistes; elle peuple nos asiles et n'est pas très rare dans le monde. Rousseau eut toute sa vie le germe de cette maladie; elle a progressé sous le coup des événements suscités par l'Émile, mais elle n'a acquis son plein développement que quelques années plus tard. Nous aurons à revenir sur ce sujet plus d'une fois '.

1. Quelques auteurs anglais et hollandais pensent que la folie de Rousseau fut plutôt l'absence de sens moral ou, plus exactement, l'absence de volonté morale. Il leur était facile d'invoquer, pour soutenir cette thèse, la vie de notre personnage (qu'ils paraissent d'ailleurs avoir connue assez imparfaitement). Assurément Rousseau était d'une grande faiblesse de volonte; il était faible surtout contre lui-même et contre ses passions.

Cela tenait à son caractère, à son éducation, à ses habitudes, à ses systèmes. Que sa liberté ait été plus ou moins atteinte par ces diverses causes et sa responsabilité diminuée d'autant, c'est certain; qu'elle ait été complètement détruite et annulée, cela nous paraît insoutenable. Il est assez de mode aujourd'hui chez les médecins, les avocats et quelques criminalistes, de confondre le crime avec la folie et de faire de tous les coquins

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