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leurs intérêts plus compliqués, leurs intrigues plus habiles, leurs passions plus ardentes? Ainsi ils se trouveront placés dans une situation contradictoire; sans société et cependant ayant besoin de la société, soupirant après un état à la fois nécessaire et impossible.

III

« Si on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout'. » La volonté générale est, sans contredit, le nœud et le point saillant du système de Rousseau. L'opinion que la société est fondée sur des conventions était commune au XVI° siècle; le mot, sinon l'idée de volonté générale, appartient plus spécialement à Rousseau. Il en a déjà parlé dans son Discours sur l'Économie politique; il y revient longuement dans le Contrat social. Pas assez cependant pour faire connaître d'une façon précise sa pensée. Faute de mieux, on a imaginé que la volonté générale n'est autre chose que la souveraineté du peuple. Quoique l'interprétation soit douteuse, on peut la regarder comme approchant notablement de la vérité. « La souveraineté, dit Rousseau, n'est que l'exercice de la volonté générale 3. »

Dans le manuscrit de Genève, il en avait donné

1. Contrat social, 1. I, ch. VI. 3. Contrat social, 1. II, ch. I. — 2. Voir ci-dessus, ch. XII. —

une autre définition. « C'est, dit-il, dans chaque individu, un acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions, sur ce que l'homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable peut exiger de lui'. » Cette manière d'entendre la volonté générale est assurément fort belle. Elle revient du reste à la vieille maxime « Faites à autrui ce que vous voudriez raisonnablement qu'il fit pour vous; ne lui faites pas ce que vous ne voudriez pas qu'il vous fit. >> Ou plus simplement : « Aimez votre prochain comme vous-même. » Toute constitution, toute législation a le devoir, et sans doute aussi la prétention de s'inspirer de cette règle, qui est la loi suprême de l'équité et de la charité universelle. Rousseau ne s'y est pourtant pas arrêté, puisqu'il ne l'a pas conservée dans son Contrat social. Peut-être a-t-il pensé que cette sorte d'appel à la conscience de chacun n'avait pas sa place dans un traité de législation et risquerait trop de n'être pas entendu. Les constitutions humaines, tout extérieures, imposent des préceptes et formulent des articles de code; mais seuls, le philosophe, et mieux encore Dieu ou celui qui parle au nom de Dieu, peuvent s'adresser à la conscience.

D'après cette définition, la conscience raisonnable et bien éclairée serait investie des droits et des prérogatives de la souveraineté, non seulement dans l'individu, mais dans l'État. Mais où aller chercher la conscience générale, et n'arriverait-on pas ainsi à

1. Manuscrit, p. 6: BERTRAND, p. 11. Voir aussi toutefois la page 67 du manuscrit, qui ne

semble qu'à moitié conforme à l'explication que nous venons de donner.

avoir dans l'État autant de souverains que d'individus? Avec son esprit absolu, il ne faut pas espérer de moyens termes qui dit souverain, dit supérieur à tout, et nous savons que chacun a remis son corps et ses biens, et même son âme entre les mains de tous. Ainsi, il ne reste plus de place pour l'individu; la volonté générale absorbe tout; elle est l'arbitre suprême du droit et de la puissance, le dernier mot de la raison; elle peut tout exiger; il est interdit de lui refuser quoi que ce soit. Sans répéter ce que nous avons dit du danger de fonder le droit sur un fait, remarquons l'élément nouveau que Jean-Jacques introduit dans son système. Dans le principe, il avait surtout été question d'utilité ou d'intérêt individuel; nul ne pouvant aliéner sa liberté que pour son utilité'. La volonté générale n'est plus l'intérêt; elle n'en est pas davantage l'expression nécessaire: ma volonté peut être l'expression de mon devoir, aussi bien que de mon intérêt. Rousseau voudrait bien rattacher la volonté générale à l'intérêt, même privé; il nous dira que chacun se donnant tout entier à tous, reçoit l'équivalent de ce qu'il donne; qu'il fait donc un simple échange et non une aliénation; mais à qui fera-t-il croire qu'en me dépouillant de ma personne et de toute ma puissance, il me laissera aussi entier qu'auparavant? Tous, dit-il, veulent constamment le bonheur de chacun, parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot chacun2. » Voilà de ces phrases qu'on peut mettre dans une idylle; dans un livre savant, et surtout dans le domaine de la vie réelle, elles sont ridicules. Que JeanJacques se rappelle donc ce qu'il a dit jadis, ce qu'il

1. Contrat social, 1. I, ch. II. 2. Id., 1. II, ch. IV.

TOME II

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répète presque dans le Contrat social, que « malheureusement l'intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir1. >>

Quoi qu'il en soit, il concède à la volonté générale ou à la souveraineté, ce qui est la même chose, des qualités merveilleuses.

Elle est inaliénable. Qui pourrait, en effet, la représenter dignement? Toute volonté particulière n'en saurait être que l'écho imparfait et souvent infidèle. Le peuple ne peut se dessaisir. « Un peuple qui promet simplement d'obéir se dissout par cet acte; il perd sa qualité de peuple. A l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit2. »

Elle est indivisible; car si elle était seulement la volonté d'une partie du peuple, elle ne serait plus la volonté du corps tout entier; elle ne serait plus qu'une volonté particulière 3.

Elle est infaillible et toujours droite; car elle tend toujours à l'utilité publique. Ici pourtant, malgré son assurance, Jean-Jacques s'aperçoit que le terrain est glissant et sent le besoin de faire quelques distinctions. «< On veut toujours son bien, dit-il, mais on ne le voit pas toujours jamais on ne corrompt le peuple; mais souvent on le trompe, et c'est alors qu'il parait vouloir ce qui est mal. Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé et n'est qu'une somme de volontés particulières. Mais ôtez de ces mèmes volontés les plus

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et les moins qui s'entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Quand il se fait des brigues, des associations particulières aux dépens de la grande,... alors il n'y a plus de volonté générale et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier1. » Distingue qui pourra la volonté de tous de la volonté générale; supprime qui pourra les brigues et les associations particulières; se débrouille qui pourra de cet enchevêtrement; ce que nous voyons de plus clair, c'est que rarement la volonté générale parviendra à se dégager de ces causes d'erreur et à garder son caractère d'infaillibilité.

La volonté générale est absolue; car, si elle n'était pas absolue, elle aurait quelque chose au-dessus d'elle, elle ne serait plus la souveraineté. Elle ne doit, il est vrai, exiger de chacun que ce qui importe à la communauté; mais, comme elle est seule juge de cette importance, elle n'admet aucun recours particulier. Qu'on ne craigne pas qu'elle charge les sujets de chaînes inutiles à la communauté; elle ne peut même pas le vouloir, car elle y perdrait quelque chose de sa rectitude.

Elle est encore égale pour tous. Il est de son essence d'obliger ou de favoriser également tous les citoyens; de considérer seulement le corps de la nation, sans distinguer aucun de ses membres. Le jour où elle aurait pour objet un homme ou un fait particulier, elle ne serait plus générale. Est-il vrai, d'un autre côté, que les sujets, en obéissant à la volonté générale, « n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté? » On nous permettra d'en douter 2.

1. Contrat social, 1. II, ch. III. — 2. Id., ch. 1V.

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