Page images
PDF
EPUB

ont rien fait, à se ruiner pour l'honneur de son état, ou à s'y enrichir par des moyens déshonnêtes. Que fera donc Émile? Rien, sans aucun doute; et, en effet, avec la manière dont il a été élevé, c'est peutêtre encore ce qu'il a de mieux à faire. «< Sophie et mon champ, dit-il, et je serai riche. » Reste à savoir si, de cette façon, il aura accompli ses obligations envers la société. Mais ce champ, d'ailleurs, dans quel pays le choisira-t-il? Et, sur ce simple mot, voilà tout un système de gouvernement et un résumé complet du Contrat social.

La conclusion est, d'ailleurs, plus simple et plus sage que les termes qui l'ont préparée ne l'auraient fait supposer. Émile se résout à rester dans le pays

où la Providence l'a fait naître. Sa liberté est en lui-même, dans la modération des désirs, dans la soumission aux lois de la nécessité. N'eût-il gagné à ses voyages que d'apprendre à être satisfait du lot que Dieu lui a assigné, qu'il n'aurait pas perdu son temps.

Maintenant, il ne lui reste plus qu'à venir goûter, auprès de Sophie, le bonheur d'une union longtemps attendue. Le précepteur a la bonne pensée de les arracher, le jour de leur mariage, à la foule des importuns et des indiscrets; que n'a-t-il aussi la délicatesse de leur épargner ses sermons? Si encore ils n'étaient qu'ennuyeux; mais à quel titre vient-il, au mépris de la modestie d'une jeune femme, se mettre en tiers entre les deux époux, s'interposer comme un médecin importun et maussade, se faire le modérateur et l'arbitre de leurs droits? Grand docteur de la méthode négative, qui avez répété si souvent que le précepteur n'avait qu'à s'effacer, c'était le cas de suivre vos maximes. Après cela, vous abdi

[merged small][ocr errors]

quez votre autorité; vous auriez bien dù l'abdiquer deux jours plus tôt.

Il en coûtait à Rousseau d'abandonner ses deux amants. Il a voulu les faire revivre dans un roman, qui, heureusement, est resté inachevé. Si c'était parce que l'auteur a été le premier à reconnaître la faiblesse de son œuvre, cela témoignerait au moins de son bon goût. Loin de là, il a voulu la continuer. « Je conserve, disait-il, pour cette entreprise, un faible que je ne combats pas, parce que j'y trouverais, au contraire, un spécifique utile pour occuper mes moments perdus, sans rien mêler à cette occupation qui me rappelât les souvenirs de mes malheurs, ni de rien qui s'y rapporte 2. » Il fut détourné de ce soin par d'autres qui ne valaient pas mieux; mais il lut son ancien travail à un de ses amis, Prévost de Genève, et exposa en même temps le dénouement qu'il entendait lui donner. Tout cela ne vaut pas la peine que nous nous y arrêtions. Aventures invraisemblables, maximes fausses et parfois ridicules, sentiments quintessenciés, passions violentes, mais non communicatives: il n'y a pas là de quoi constituer un beau roman. Les éditeurs eux-mêmes ne publièrent pas ce morceau sans une sorte de répugnance. Si Rousseau avait l'intention de faire l'histoire d'une âme, pourquoi y avoir entassé tant d'événements? A-t-il entendu, au contraire, faire un roman d'aventures, pourquoi alors y avoir mis tant de philosophie et de morale? Il n'est pas jusqu'au style qui ne soit souvent d'une faiblesse in

1. Emile et Sophie, ou les So- la Préface de l'édition de Ge2. Lettre nève, t. XIV, ou t. IV d'Émile.

[ocr errors]

litaires.
rou, 6 juillet 1768.

Dupey-
3. Voir

croyable. Mais le défaut capital est la révolution impossible que l'auteur a supposée dans la conduite de ses deux héros. C'était bien la peine de faire une Sophie aussi accomplie, de lui donner une éducation aussi parfaite, pour la dégrader aux chutes les plus déplorables. Et Émile lui-même, oubliant ses devoirs, ne gardant plus de l'ancien Émile que le nom et quelques discours! Quel aveu d'impuissance! Quelle critique du livre qu'il venait de faire sur l'éducation!

L'Émile passe généralement pour être le plus beau titre de gloire de Rousseau. Répond-il à sa réputation? Est-il ce monument grandiose et unique, qui doit fixer à jamais le regard de la postérité? Si nous étions tentés d'en demander à Rousseau son avis, voici qu'elle serait sa réponse : « Oui, je ne crains point de le dire, s'il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l'auteur d'Émile; il lui eût élevé des statues. » Nous avons étudié longuement, trop longuement peutêtre, l'ouvrage; nous savons maintenant si l'on doit élever des statues à l'auteur. Il est vrai que, si l'on voulait apprécier ce livre d'après un certain nombre de morceaux choisis, on ne manquerait ni de belles citations, ni d'idées neuves, ni de vues justes. Mais

1. Par exemple, au moment où Emile devient esclave du dey d'Alger: « Que m'ôtera cet évenement, dit-il? Le pouvoir de faire une sottise? Je suis plus libre qu'auparavant. -Emile esclave! reprenaisje. Eh! dans quel sens? Qu'ai-je perdu de ma liberté

primitive? Ne naquis-je pas esclave de la nécessite? Quel nouveau joug peuvent m'imposer les hommes? · Le travail? Ne travaillais-je pas, quand j'étais libre? La faim, etc. >> 2. Lettre à l'Archevêque de Paris, vers la fin.

si on veut le juger par son ensemble, par la somme de vérités et de bien qu'il a répandus dans le monde, par les fruits pratiques et utiles du système, ce que nous en avons dit suffit à montrer qu'on peut le classer parmi les livres pernicieux. Qu'il produise même, comme l'a dit un écrivain, de nobles pensées, peu importe, si ces pensées restent sans influence sur les actions1. Il serait mal séant de lui reprocher ses pages justes et belles; mais comme résultat final, on pourrait presque dire qu'elles ont servi surtout à faire passer les idées fausses.

Bossuet a dit que toutes les erreurs sont des vérités dont on abuse: l'Émile est un tissu de vérités dont Rousseau a abusé. Il a vu le mal, il a voulu le corriger, et souvent il n'a réussi qu'à l'empirer. L'éducation était tombée dans l'artificiel et le convenu; Rousseau, sous prétexte de la ramener à la nature, n'a fait que multiplier les artifices. Les mères faisaient de leurs enfants de véritables idoles, et ces petits êtres, volontaires et impérieux, ne faisaient à leur tour que fatiguer leurs parents de leurs obsessions et de leurs exigences; Rousseau a décidé que les enfants ne devaient ni commander, ni obéir; qu'ils ne devaient rien à personne, et que personne ne leur devait rien. On leur parlait de morale et de devoir; Rousseau n'a parlé que de nécessité. A force de les servir, on les rendait incapables d'user de leurs mains; Rousseau a voulu les mettre en état de se suffire à eux-mêmes sans

le secours de personne. On se hâtait; Rousseau

1. DE BARANTE, De la littérature française pendant le

XVIIIe siècle.

a appris à perdre le temps. On forçait les enfants à étudier; Rousseau a prétendu qu'on ne devait rien exiger d'eux. On surchargeait leur tête d'une foule de connaissances inutiles; il a mieux aimé la laisser vide. On cultivait leur raison, on tombait dans la sentimentalité; Rousseau a tout donné au corps et aux sens, jusqu'à douze ou quinze ans. -On leur parlait de religion dès l'enfance; Émile ne savait pas encore à quinze ans s'il avait une ame et s'il y a un Dieu. On multipliait les livres ; Rousseau les a tous supprimés. On faisait, en un

mot, des enfants prodiges; il a préféré les enfants grossiers et ignorants. Aux préjugés d'opinion, de naissance et de fortune, il a répondu en inspirant à son élève le mépris des hommes, de l'opinion et des usages, et en faisant de lui un menuisier,

Ce n'est pas ainsi que s'opèrent les réformes. On pourrait croire que, pour corriger un abus (et tout n'était certes pas abus dans l'ancienne éducation) il suffit de prendre le contre-pied de ce qui existe; mais on ne réussit ainsi, le plus souvent, qu'à tomber dans un autre excès qui ne vaut pas mieux. Avant l'Emile, on élevait les enfants, plus ou moins bien; on faisait des livres, plus ou moins judicieux; l'Émile a posé une fois de plus cette question de l'éducation, toujours ancienne et toujours nouvelle ; il est certain qu'il ne l'a pas résolue. Plût à Dieu qu'il n'en eût pas retardé la solution.

« PreviousContinue »