Page images
PDF
EPUB

ment rien que des individus en droit de reprendre, si bon leur semble, leur indépendance de nature et leur isolement de sauvages; pouvant se tuer, se voler, se traiter en amis ou en ennemis selon leur intérêt du moment. Acceptez l'idée du contrat, et pas un gouvernement ne reste debout. Non seulement pas un ne peut établir son droit; mais il n'en est pas un qui ne soit convaincu d'être illégitime et sans droit. Il aura peut-être la force; mais, comme le dit très bien Rousseau, la force ne constitue pas le droit, et n'attend, pour être détruite, qu'une force égale et contraire 1. « Le Genre humain avait perdu ses titres, a dit un auteur, Jean-Jacques les a retrouvés; tout au plus aurait-il constaté qu'ils étaient définitivement perdus, et qu'on ne les retrouvera jamais.

Heureusement rien n'oblige à recourir à cette idée de contrat. Quelle imprudence de donner à la société un fondement si précaire, de la soumettre au flux et au reflux continuel de l'opinion, de la livrer à la merci d'un vote! Rousseau n'admet même pas que la société vienne de la nature; parole grave dans la bouche de l'apôtre de la nature; à moins qu'elle ne soit une nouvelle épigramme à l'adresse de la société. Mais nous croyons plutôt qu'ici il ne s'entendait pas lui-même. On doit remarquer en effet, qu'il donne comme raisons déterminantes du contrat, le besoin, l'intérêt, principes que l'on peut trouver mesquins et impuissants à engendrer le droit, mais qui n'en sont pas moins naturels. Du reste il n'est pas besoin de fixer la date de l'établissement de la

1. Contrat social, 1. 1, ch. III.

2. BRIZARD, Avertissement

du Contrat social. - 3. Contrat social, 1. I, ch. II.

société pour décider qu'elle est naturelle. Partout où il y a des hommes, ils vivent en société, quelle meilleure preuve qu'ils sont faits pour la société ; que la société est un produit spontané de leur nature et l'expression même de leurs facultés?

Nous avons insisté longuement sur ce mot de contrat social, parce qu'il est la clé du système. « Si on passe à Rousseau son titre, a dit un auteur, on risque d'être obligé de lui passer le reste 1. » Nous ne voudrions lui passer ni son titre ni le reste.

Car si l'idée de contrat social est une idée absurde, les termes n'en sont pas plus acceptables. Rousseau ne propose qu'un article, mais cet article unique ne peut que faire reculer tout ami de la liberté. « Ces clauses, dit-il, se réduisent toutes à une seule, savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté... Clause tellement déterminée par la nature de l'acte que la moindre modification le rendrait vain et de nul effet. » Et voilà ce que Jean-Jacques appelle <<< une forme d'association qui défend et protège de toute la force commune la personne et tous les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant2. »

Ainsi, pour être libre, je commence par aliéner totalement et sans réserve tous mes droits; «< car s'il m'en restait quelqu'un, je serais en quelque point mon propre juge... l'état de nature subsisterait. » Il est vrai que chacun se donnant à tous, ne se donne à personne; et comme il n'y a pas un asso

1. TOROMBERT, Principes de social, 1. I, ch. vi et IX. droit politique. 2. Contrat

cié sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a'. » Autrement dit, j'aliène ma liberté mais j'acquiers un droit infiniment petit sur la liberté de chacun de mes concitoyens, et ces infiniment petits, additionnés ensemble, forment un total équivalent à ce que j'ai cédé.

Rousseau suppose ici bien gratuitement que la liberté est une monnaie courante et sans effigie, une sorte de fonds commun où chacun peut indifféremment puiser sa part. Mais la liberté est au contraire ce qu'il y a de plus personnel et de plus spécial à chaque individu. Elle l'est au point de constituer presque la personne humaine. La liberté en général n'existe pas; c'est la mienne, c'est la vôtre, c'est toujours celle de quelqu'un. Chacun naturellement tient à la sienne; je tiens à la mienne comme vous tenez à la vôtre; mais nous ne pouvons pas plus les échanger que nous ne pouvons échanger notre œil ou notre bras. Je puis attaquer votre liberté, je puis la détruire dans ses manifestations extérieures, je ne puis me l'approprier; elle tient tellement à la personne qu'elle s'évanouit plutôt que de se laisser prendre par un autre. Comme Rousseau le dit luimême, « le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté 2. la volonté 2. » Prenons, par exemple, la liberté de la presse; je puis vous empêcher d'écrire votre pensée; mais si, à la place, j'écris soit la mienne, soit même la vôtre, ce n'est pas votre liberté que j'emploie, pas plus que ce n'est votre action que je fais. Que m'importe donc la liberté du

1. Contrat social, 1. I, ch. vi et IX.

2. Id., 1. II, ch. 1.

voisin, que Rousseau met si généreusement à ma disposition? Est-ce que j'en ai besoin? Est-ce que j'en puis user? Qu'il me laisse la mienne; c'est celle-là qu'il me faut, et non une autre. Ce que je vois de plus clair, c'est qu'il m'enlève ma liberté, sans rien me donner à la place; que, pour me consoler, il enlève aussi celle des autres, et qu'ainsi il réunit tout le monde dans une commune et mutuelle servitude. Rousseau en convient quand il dit : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers... qu'est-ce qui peut rendre ce changement légitime? Je crois pouvoir résoudre . cette question'. » Tel est en effet l'objet de son livre. Cette entrée en matière est peu engageante. Il aurait mieux fait d'indiquer les moyens de rompre les fers de l'humanité, si tant est qu'elle en soit toute chargée, que de composer le code de la servitude.

L'erreur de Rousseau et de ceux qui l'ont suivi, c'est que, presque toujours, ils ont confondu deux choses absolument différentes, la liberté et l'égalité. Que Rousseau ait été l'apôtre de l'égalité, de l'égalité sociale comme de l'égalité politique, c'est un point (nous ne disons pas c'est un mérite) qu'on ne peut lui contester. Ajoutons aussi que c'est le secret de son succès auprès des masses, dont il nourrissait ainsi l'envie et exaltait les passions. Mais qu'il ait également défendu la liberté, il faudrait être bien aveugle pour le croire.

Il est à supposer que ce contrat, si laborieusement préparé, devra au moins être bien solide. Hélas! rien de plus fragile au contraire. Une viola

1. Contrat social, 1. I, ch. 1.

4

tion, une seule violation du pacte, et chacun rentre dans ses premiers droits et reprend sa liberté naturelle'. Or, on sait ce que c'est que la liberté naturelle; c'est la table complètement rase, c'est la sauvagerie, du moins d'après Rousseau; c'est l'anarchie; c'est l'absence de toute loi, de toute police et de toute justice. Et que faut-il donc pour violer le contrat? Peu de chose, quoique Rousseau ne s'en explique pas formellement. Que le Prince n'administre pas l'État selon les lois; que le Gouvernement usurpe le pouvoir souverain; que les membres du gouvernement exercent séparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en commun2; que le . peuple soit empêché de s'assembler; qu'il cesse d'avoir des assemblées périodiques de manière à ne plus ratifier les lois en personne ; qu'un certain nombre de citoyens se fatiguent du contrat et se mettent en tête de le révoquer, et tout est à refaire. Si donc on ne peut être certain que le contrat, qui donne la vie à l'État, ait jamais existé, on peut être sûr que le coup qui lui donnera la mort lui sera porté tôt ou tard; car, c'est Rousseau qui le dit, tout État a de la pente à dégénérer et est destiné à périr. Cependant la société, déliée de toutes les lois qui la rattachent à la famille, à la patrie, n'en conservera pas moins les habitudes qui lui rendent ces choses nécessaires. Croit-on alors que le contrat, une fois rompu, sera facile à renouer; que l'unanimité des suffrages sera moins difficile à réunir quand le nombre des contractants sera plus grand,

[blocks in formation]

5

5. Id., ch. XV. 6. Id., 1. IV,
ch. II.
7. Id., 1. III, ch. x et

-

XI.

« PreviousContinue »