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pas vues et voulues. Toutefois, cet assemblage de pièces disparates, qui jurent de se trouver réunies, ces affirmations contraires, ces doutes, ces audaces, ces hésitations sont assez l'image de l'auteur, de sa tête mal équilibrée, qui ne se plaît qu'au milieu des paradoxes, de son âme faible et incertaine, accessible à tous les entrainements, capable de toutes les sagesses et de toutes les folies, religieuse, sceptique, incrédule, poursuivant le bien moral, et trop souvent ne sachant où le prendre, aimant la vertu, et n'ayant pas le courage de la pratiquer.

D'un autre côté, on ne peut nier que le procédé de Rousseau ne fût habile, pour attaquer la religion. Cette sorte de position d'assembleur de nuages est, à ce qu'il paraît, assez forte, car elle réussit presque toujours. Comme il le dit, il n'y a point de vérité contre laquelle on ne puisse élever des objections insolubles. Lui-même connaissait bien ce moyen, pour l'avoir expérimenté de longue date. Ses deux premiers Discours n'étaient guère, en effet, qu'un amas de difficultés, et son Emile, avec son éducation négative, était presque dans le même cas. C'est encore la tactique de sa Profession de foi. Laissant à la religion la tâche, toujours longue, d'établir ses preuves, ne se donnant pas la peine de les détruire, ni presque de les attaquer de front, il se contente de les entourer d'un tissu d'objections, de dérouter les esprits, d'ébranler le Christianisme par le doute, au lieu de le combattre par une affirmation contraire. Ses ménagements même ont leur place dans son plan et servent à lui donner un vernis d'impartialité, presque de bienveillance. Objection n'est pas preuve, dit-on, et il sert peu de détruire, si l'on ne peut remplacer. Ceci n'est pas tout à fait exact

dans cette circonstance. Celui qui doute n'a plus la foi, et celui qui n'a pas la foi n'est pas chrétien. On ne peut donc pas dire que Rousseau flotte entre le Christianisme et l'incrédulité. Il n'est pas possible de n'avoir qu'un pied dans l'Église : l'on est dedans ou l'on est dehors.

Quel qu'ait été, au fond, le but qu'il se proposait, Rousseau, qui se donnait comme l'adversaire des philosophes, et qui l'était à certains égards, entrait pleinement par son système de doute religieux dans le courant à la mode. Les incrédules, Voltaire en tête, en critiquèrent pour la forme la première partie et firent des réserves sur la seconde; mais le tout ensemble faisait trop bien leur affaire pour qu'ils ne se montrassent pas satisfaits. Aujourd'hui, on serait peut-être plus difficile. L'incrédulité, sans être plus profonde, est plus affirmative, parce qu'elle a une situation plus assurée et peut plus hardiment lever la tête. Mais alors la religion avait, dans les mœurs et dans l'État, une foule d'attaches officielles et officieuses, qui obligeaient à certains ménagements. C'était le temps où Helvétius faisait amende honorable de son livre de l'Esprit; où Voltaire faisait des protestations d'orthodoxie, désavouait ses livres les uns après les autres, et érigeait ses désaveux à la hauteur d'un principe. « Il ne faut jamais rien donner sous son nom, écrivait-il à Helvétius, je n'ai pas même fait la Pucelle1. » Sans s'abaisser aux mêmes procédés, Jean-Jacques servit puissamment la même cause. Sa religion, s'il en eut une, a eu peu de fidèles. Des pasteurs genevois, dit-on, sans l'approuver entière

1. Lettre de Voltaire à Helvétius, 13 auguste 1762.

ment, s'en firent les défenseurs et s'en servirent comme d'un échelon pour ramener à la foi et à la cène un grand nombre d'hommes1. Cela leur fait peu d'honneur. En revanche, Rousseau a produit beaucoup de libres-penseurs; ses doctrines ont fait école, et souvent, dans la bouche de ses disciples, se sont transformées en affirmations antireligieuses très positives.

1. GABEREL, Rousseau et les Genevois, ch. III, § 8.

CHAPITRE XXI

Sommaire: L'ÉMILE. I. De la religion considérée comme moyen d'action sur les passions. Autres moyens. Émile apprend à con

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naître le monde. Études qui conviennent alors; éloquence, poésie, langues. Moyens de se former le goût.

Premier principe de

II. Sophie, ou de l'éducation de la femme. Rousseau la femme est faite pour plaire à l'homme. entre l'éducation de la jeune fille et celle du jeune homme. de l'opinion. Des plaisirs du monde. III. Amours d'Émile et de Sophie. cherche de la meilleure des constitutions. Mariage d'Emile.

IV. Emile et Sophie, ou les Solitaires. l'Émile.

Épisodes.

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Voyage à la re

Choix d'une profession.

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Appréciation générale de

I

Quoique la Profession de foi soit faite un peu trop pour le public, et pas assez pour Émile, on doit penser que celui-ci en a profité, car Rousseau suppose aussitôt, sans autre transition, que son élève connaît au moins les principes et les devoirs de la loi naturelle. C'est peu assurément, mais un retour sur le temps présent nous fait penser qu'au lieu de nous en plaindre, nous ferions mieux de proposer Jean-Jacques à nos hommes d'État, comme une autorité en faveur de la religion. Aujourd'hui, l'on refuse aux Français, même ce minimum; on ne permet pas de prononcer à l'école le nom de Dieu, de Dieu sur qui repose toute morale, de Dieu grâce à qui l'on «< trouve son véritable intérêt à faire le bien loin des regards des hommes et sans y être forcé par les lois, et à remplir son devoir même aux dé

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 129

pens de sa vie... Sortez de là, continue Rousseau, je ne vois plus qu'injustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes... Oui, je le soutiendrai toute ma vie; quiconque a dit dans son cœur, il n'y a point de Dieu et parle autrement, n'est qu'un menteur ou un insensé1. »

Quelles nouvelles prises le maître s'est données sur son élève! S'il a beaucoup tardé à les acquérir, au moins va-t-il faire en sorte de ne pas les laisser échapper. Et pourtant, c'est le moment qu'il choisit pour le traiter, non plus en élève, mais en ami, pour lui rendre ses comptes et lui parler comme à un homme.

Quoi, dirons-nous avec Rousseau, faut-il abdiquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus nécessaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même, au moment qu'il sait le moins se conduire et qu'il fait les plus grands écarts? » Rassurons-nous; ce n'est là qu'une petite supercherie, à ajouter à beaucoup d'autres. Le maître ne propose d'abdiquer ses droits que pour mieux les assurer. Il sait de quelles nouvelles chaînes il a entouré le cœur d'Émile. Jusqu'ici, il n'avait rien obtenu de lui que par force ou par ruse; la raison, l'amitié, la reconnaissance vont désormais lui venir en aide; Émile refusera une liberté qui lui serait trop lourde à porter.

Mais aussi ne vous montrez pas trop sévère. Vous devez savoir que la situation est délicate, que les passions commencent à élever la voix; n'allez pas « heurter de front les désirs naissants du jeune homme, sottement traiter de crimes ses nouveaux besoins. » D'un autre côté, si vous ne combattez

1. Ėmile, 1. IV.

TOME II

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