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l'accommode pour le besoin de sa cause. Aussi ses conclusions valent-elles beaucoup mieux que ses prémisses. Sa distinction de la passion, voix du corps, et de la conscience, voix de l'âme; la qualité d'être sociable, qu'il veut bien reconnaître à l'homme, lui viennent en aide pour montrer la puissance de notre faculté morale. « Il est donc, dit-il, au fond des âmes, un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui, comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. >>

Il faut voir comme Rousseau fait bonne justice des objections contre la conscience. Il est vrai que, tout en se défendant de philosopher, il ne fait pas autre chose; mais pourquoi s'en plaindrait-on, s'il fait de bonne philosophie?

N'est-ce pas encore de la philosophie, et de la meilleure, que la netteté avec laquelle il place Dieu à la base de la morale. « Si la divinité n'est pas, dit-il, il n'y a que le méchant qui raisonne ; le bon n'est qu'un insensé. » Et il développe le bonheur que le juste éprouve à remplir ses devoirs, sous les yeux de l'éternelle justice, à se sentir son ouvrage et son instrument, à acquiescer à l'ordre établi par elle, sûr de jouir un jour de cet ordre et d'y trouver sa félicité. « Mon fils, dit-il encore, tenez votre âme en état de désirer qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais. »

Cette doctrine du reste n'est pas, chez Rousseau, l'opinion d'un moment; il la professa toute sa vie. On la rencontre déjà dans sa Lettre sur la Providence, et Deleyre lui en fait un reproche'. Il la reproduit

1. Lettre de Deleyre à Rousseau, 29 octobre 1758.

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dans les Pensées, qui lui servirent sans doute pour la composition de l'Emile. « Sans religion, il ne peut y avoir ni vraie probité, ni bonheur solide1. » Il y revient dans sa lettre du 15 janvier 1769. <«< Arracher toute croyance en Dieu du cœur de l'homme, c'est y détruire toute vertu... Le moyen, Monsieur, de résister à des tentations violentes, quand on peut leur céder sans crainte, en se disant: A quoi bon résister? Pour être vertueux, le philosophe a besoin de l'être aux yeux des hommes; mais sous les yeux de Dieu, le juste est bien fort. Il compte cette vie, et ses biens, et ses maux, et toute sa gloire pour si peu de chose! Il aperçoit tant au-delà 2. » La foi persévérante de Rousseau lui fait ici d'autant plus d'honneur, qu'il lui fallait, pour la garder intacte, un véritable courage courage contre son siècle et ses amis, et, ce qui est plus méritoire, courage contre lui-même ; contre ses principes, qui l'inclinaient visiblement vers la morale indépendante; contre la pratique de sa vie, si peu en harmonie avec les préceptes austères de la religion et de la vertu.

Il est vrai qu'à l'en croire, aucune vie n'aurait été plus que la sienne, pénétrée de la pensée et de la présence de Dieu. Je médite, dit-il, sur l'ordre de l'Univers, non pour l'expliquer, par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence, je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie

1. Pensées d'un esprit droit,

ch. IX.

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2. Lettre à M. X.,

15 janvier 1769. Voir aussi, Lettre à Moultou, 14 février 1769.

pas. » Et Rousseau prétend justifier son opinion par deux ou trois sophismes cent fois réfutés : l'ordre établi par Dieu est l'œuvre de sa sagesse; vouloir le lui faire changer serait substituer ma sagesse à la sienne; implorer son secours pour mieux faire serait lui demander ce qu'il m'a donné; le prier de changer mes dispositions serait lui demander ce qu'il me demande et vouloir qu'il fasse mon œuvre. Mais ces arguments couvrent plus d'orgueil que de bonnes raisons et sont un excellent moyen de se dispenser du travail effectif de notre amélioration morale. Pour prouver que la prière est irrationnelle, il faudrait prouver d'abord que Dieu s'est lié les mains en établissant l'ordre de la nature et ne peut pas y introduire les exceptions qu'il lui plaît et que lui-même a prévues; qu'il n'a pas jugé digne de sa sagesse et utile à notre progrès moral de faire dépendre son secours de la demande que nous lui en ferions. Au fond, un acte spéculatif de contemplation ou d'adoration coûte peu, parce qu'il engage à peu de chose; mais on peut dire aussi qu'il profite en proportion de ce qu'il coûte. Une demande formelle suppose de notre part une soumission plus complète, nous met en communication plus fréquente et plus intime avec Dieu par le sentiment naturel de notre intérêt et la pensée incessante du besoin que nous avons de lui, nous dispose davantage à nous rendre dignes de ses dons; la simple demande que nous lui faisons de nous aider est déjà une disposition à nous aider nousmêmes et à correspondre à sa grâce.

La première partie de la Profession de foi est pleine de belles et grandes vérités, exprimées en termes magnifiques. Elle n'est autre chose que la

religion naturelle; c'est le plus bel éloge que nous en puissions faire; et si nous avons apporté des réserves à nos louanges, c'est précisément parce que nous avons signalé plusieurs points où elle s'en écarte. Mais de ce que la religion naturelle est la vérité, s'ensuit-il qu'elle soit toute la vérité? Elle est nécessaire à l'homme; lui suffit-elle? Ces questions nous amènent à l'examen de la seconde partie de la Profession de foi.

III

Cette seconde partie est destinée à traiter de la Révélation et des Écritures. Mais hélas! dit le bon prètre,« je ne vous avais rien dit, jusqu'ici, que je ne crusse vous être utile et dont je ne fusse intimement persuadé. L'examen qui me reste à faire est bien différent; je n'y vois qu'embarras, mystères, obscurités; je n'y porte qu'incertitude et défiance. » Singulière entrée en matière, pour un bon prêtre! Mais s'il ne croit pas à la religion révélée, comment en reste-t-il le ministre? Qu'il la quitte d'abord, et nous verrons ensuite si nous devons ajouter foi à ses paroles. Si Jean-Jacques avait eu le moindre sentiment des convenances, aurait-il pris pour interprète de la religion ce prêtre, qu'il suppose scandaleux et hypocrite', qui a commencé par se débarrasser du fardeau de la continence, qui du reste trafique des choses de Dieu, remplit pour de l'argent des fonctions sacrées, sans y joindre le

1. Supposition toute gra- l'avons vu ci-dessus, ch. III. tuite d'ailleurs, comme nous

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tribut intérieur de sa pensée et de son cœur, qui dit la messe sans foi, qui administre des sacrements qu'il croit inutiles, qui prêche, quoiqu'il soit fort embarrassé pour le faire; qui, en un mot, reste prêtre catholique sans croire au catholicisme, et champion de la religion naturelle, bien qu'il en observe assez mal les préceptes?

Par un hasard singulier, Rousseau, qui, toute sa vie, a compris plus ou moins dans ses fonctions celle de directeur des consciences, a eu l'occasion de donner pratiquement son avis sur cette situation anormale d'un prêtre hésitant entre son incrédulité et son état. On ne doit pas s'étonner qu'il se soit inspiré alors des souvenirs de son livre. Un abbé, sorte de vicaire savoyard (espérons que l'espèce en est rare), lui a exposé ses doutes et ses scrupules. « Votre délicatesse sur l'état ecclésiastique, répond Rousseau, est sublime ou puérile, selon le degré de vertu que vous avez atteint. Cette délicatesse est sans doute un devoir pour quiconque remplit tous les autres; et qui n'est ni faux ni menteur en rien dans ce monde, ne doit pas l'être, même en cela. Mais je ne connais que Socrate et vous, à qui la raison pût passer un tel scrupule; car, à nous autres hommes vulgaires, il serait impertinent et vain d'en oser avoir un pareil. Il n'y a pas un de nous qui ne s'écarte de la vérité cent fois le jour, dans le commerce des hommes, en des choses claires, importantes et souvent préjudiciables; et, dans un point de pure spéculation, dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n'importe ni à Dieu, ni aux hommes, nous nous ferions un crime de condescendre aux préjugés de nos frères et de dire oui, là ou nul n'est

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