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observe constamment les devoirs moraux avec plus d'attention que les devoirs pieux; celui qui néglige les premiers déchoit, même lorsqu'il observe tous les derniers.... Un sacrifie est anéanti par un mensonge, le mérite des pratiques austères par la vanité, le fruit des charités par l'action de les pròner.... » Cette responsabilité est essentiellement personnelle et c'est sur nous-mêmes que retombent les suites de nos actes: « L'homme naît seul, meurt seul, reçoit seul la récompense de ses bonnes actions et seul la punition de ses méfaits. » Un père, une mère, un fils, dit Lita dans le Ramayana, mange seul le fruit de ses œuvres, un père n'est pas récompensé ou châtié pour son fils; un fils ne l'est pas pour son père, chacun d'eux, par ses actions, s'engendre le bien et le mal. Le mérite de la vertu est même l'unique bien qui survive à la mort et qui accompagne l'âme au sortir de ce monde : « Evitant d'affliger aucun être animé, afin de ne pas aller seul dans l'autre monde, qu'il accroisse par degrés sa vertu, de même que les fourmis blanches accroissent leur habitation.... Car son père, sa mère, son fils, ne sont pas destinés à l'accompagner dans son passage à l'autre monde; la vertu seule lui restera.... Après avoir abandonné son cadavre à la terre, comme un morceau de bois ou une motte d'argile, les parents de l'homme s'éloignent en détournant la tête; mais la vertu accompagne son âme. » Voilà qui ne laisse place à aucun doute: le mérite de nos œuvres nous appartient en propre et rien ne saurait nous le ravir. Les lois de Manou opposent continuellement les bons et les méchants, traitant ceux-ci de coupables; un des passages le plus souvent cité attribue le maintien de l'ordre du Monde au Châtiment, qui joue un rôle presque divin: « Si le roi ne châtiait pas sans relâche ceux qui méritent d'être châtiés, les plus forts rôtiraient les plus faibles comme des poissons sur une broche. (Trad. Loiseleur Deslongchamps. vII. 14.25). » Mais c'est tout. Après une observation si attentive, une analyse judicieuse de la conduite de l'homme, il ne resterait plus qu'un pas à faire pour parvenir à la véritable théorie de la volonté, à la

connaissance des caractères de la Liberté : ce pas, les philosophes de l'Inde ne l'ont pas fait et ils ne se sont pas inquiétés de mettre d'accord ces remarques morales avec l'ensemble de leurs doctrines philosophiques et religieuses.

Que dire de la Mimàusa de Djaïmini? C'est un manuel de Casuistique orthodoxe d'où les questions de principes sont soigneusement écartées. Chose étrange: l'auteur traite longuement de l'autorité du devoir, des différences, des variétés, des parties du devoir, de l'ordre dans lequel les devoirs doivent être accomplis selon qu'ils sont plus ou moins graves, des conditions qui doivent en accompagner l'accomplissement; il passe ensuite l'examen des circonstances où la rigueur du précepte peut subir quelque changement, où elle peut même comporter quelque exception: et il n'est pas amené à concevoir que l'existence même d'un devoir implique la liberté même de l'ètre auquel il s'impose et que pour connaître exactement la nature de l'homme, c'est cette volonté qu'il faut étudier par dessus tout. Voilà qui nous montre combien aux yeux des Hindous les questions de métaphysique sont distinctes et indépendantes de tout ce qui se rapporte à la vie pratique; les premières ont absorbé leur attention et suffisent à contenter la curiosité de leur esprit à tel point qu'il n'existe pas pour eux d'autres problèmes.

Et pourtant à chaque instant la vérité semble sur le point de se faire jour en dépit de tous les obstacles. le Vedâuta de Caulara est particulièrement curieux à cet égard. «Il en est qui disent que l'homme est fait de désir; tel est son désir, telle est sa détermination; telle est sa détermination, telle est son œuvre; telle est son œuvre, tel en est le fruit.... L'àme consciente (prajnatman) fait accomplir de bonnes œuvres à celui qu'elle veut élever de ces mondes; elle fait accomplir des œuvres mauvaises à celui qu'elle veut précipiter dans les mondes inférieurs.» D'autres systèmes le reconnaissent également : la condi

tion de chaque âme est déterminée par sa valeur propre, tout acte de la pensée, de la parole ou du corps, selon qu'il est bon ou mauvais, porte un bon ou un mauvais fruit : tous les maux sensibles qui affligent l'humanité ne sont que la conséquence inévitable du mal moral commis dans cette vie ou dans une vie antérieure. Par sa propre nature, le bonheur s'attache à la vertu et le malheur au vice, comme l'ombre au corps: chaque œuvre s'attache à son auteur comme un poids ou comme le contraire d'un poids; elle l'entraîne invinciblement en haut ou en bas dans l'échelle des existences. Çaukara va jusqu'à dire que l'âme se porte sans contrainte vers ce qui lui est agréable et s'éloigne de ce qui lui est désagréable; va t-il donc lui accorder le libre arbitre? Mais alors, c'en serait fait de la Toute Puissance et de l'universalité absolue de Brahma. Comment ne pas être frappé de l'analogie entre les difficultés où se débat le philosophe hindou et les questions insolubles que se tourmenteront à résoudre ceux qui plus tard essaieront de concilier le libre arbitre de l'homme avec l'action nécessaire et toute puissante de la grâce! « C'est Brahma qui donne l'impulsion aux efforts que font les âmes individuelles vers le bien ou vers le mal. » Sans doute il tient compte des efforts qu'elles ont faits elles-mêmes et, comme le cercle des transmigrations n'a pas eu de commencement, Brahma est toujours en présence d'une action antérieure dont il tient compte: « S'il en était autrement, à quoi serviraient les prescriptions et les interdictions des livres sacrés? La main même de l'homme deviendrait un membre superflu. » Mais, si nous y regardons de près, ces efforts n'ont pas leur principe dans l'activité de l'âme mème: ce n'est pas elle qui agit, mais toujours Brahma qui agit en elle. Appliquons-nous à bien distinguer les apparences de la réalité, nous ne serons plus exposés à être dupes des premières. «On dit souvent que l'oeuvre a une énergie propre en vertu de laquelle ses effets doivent nécessairement s'accomplir: c'est l'effet de l'ignorance. Il suffit de savoir que l'âme ne saurait être agent pour que l'oeuvre soit coupée dans la racine. »

Le Bouddhisme n'est pas plus satisfaisant à cet égard que les autres systèmes. Quelque remarquable, quelque profond même qu'il soit souvent au point de vue métaphysique, il est d'une pauvreté déplorable au point de vue moral. Ses prescriptions sont toutes négatives, elles se ramènent aux cinq préceptes de ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre d'adultère, ne pas mentir, ne pas s'enivrer; en fait de vertu, il ordonne la charité, la pureté, la patience, le courage, la contemplation et la science. Ne nous demandons pas quelle idée Çakya Mouni s'est faite du caractère de la volonté : il en a absolument méconnu le rôle et l'importance dans la vie humaine; bien loin de songer à l'exciter, à la développer, à en tirer parti pour l'affranchissement de l'âme, il s'applique à l'anéantir et fait consister le progrès dans le renoncement graduel à tout exercice de l'activité dans l'ordre du mouvement, de la pensée et du sentiment: l'idéal pour lui, c'est la non-existence ou du moins la non-individualité. Une école de Bouddhistes croyait pourtant que le moyen de parvenir an bonheur c'est l'accomplissement des bonnes actions par la libre volonté de l'homme; mais enseigner cette importante vérité, c'était bouleverser de fond en comble le système du maître, car l'usage assidu et fécond du libre arbitre conduit à tout autre chose qu'au Nirvana.

De toutes ces écoles qui ont brillé d'un si vif éclat, aucune ne nous présente donc une théorie de la volonté humaine, aucune même n'a soupçonné l'importance capitale de cette question. La raison en est facile à découvrir toutes se sont placées au même point de vue; toutes ont été exclusivement dominées par les mêmes préoccupations métaphysiques; chez toutes le sentiment de la personnalité fait également défaut, ou plutôt la négation formelle de la personnalité est un dogme fondamental. L'homme qui croit avoir une existence propre, distincte, individuelle, est dupe d'une grossière illusion; la croyance au moi est le résultat de l'ignorance et d'une

fausse attribution; c'est Brahma seul qui vit, agit et se développe en tous; les apparences contraires sont passagères; toutes les àmes vont se confondre et s'abîmer en lui, c'est là leur fin et leur bien: «Les mérites et leurs effets disparaissent, ainsi que les fautes, au moment où a lieu leur délivrance. » Là où la réalité des existences individuelles est niée à priori ne cherchons pas une théorie de la Liberté.

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