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Voici, Messieurs, très succinctement, la principale idée que m'a suggéré l'étude de la grave question qui était soumise à nos méditations, idée qui d'ailleurs n'est pas neuve pour moi, car je l'ai développée déjà et beaucoup plus explicitement dans mon mémoire intitulé Une page d'économie nationale; mais bien que je la sache pratique et même très facile à appliquer, je ne m'illusionne pas sur l'avenir probable qui lui est réservé. Si tout le monde en était instruit, on obligerait peut-être le Législateur à l'exiger de l'Etat, des départements et des communes pour tout ce qui en dépend; mais beaucoup n'y song ent point, et puis, il semble si difficile de sortir de la rout i ne, que je crains bien qu'on ne l'applique que beaucoup plus tard, lorsque la situation sera tellement grave qu'il s era impossible de reculer, car il n'y a que le mal que Ion ressent soi-même qui serve de leçon. Enfin, ce ne sera pas ma faute; j'ai dit.

L'INDE

PAR M. E. JOYAU

Membre Correspondant

C'est en vain que nous interrogeons les Hindous sur la nature et les caractères de la liberté humaine; ce problème, ils ne s'en sont jamais occupés. Leur sagesse est essentiellement méditative et nullement active. Profonds métaphysiciens, logiciens subtils, ils n'ont point dirigé leur attention du côté des questions de philosophie morale. Leur but, leur idéal est la vie contemplative, infiniment supérieure à la vie pratique. Pour s'absorber dans la méditation de l'essence infinie de Dieu ils se dégagent autant que possible de toute volonté individuelle. << Mets ta confiance en moi seul, dit Dieu lui-même au prince Ardjouna dans le Blagnavad Gita, sois humble d'esprit et renonce au fruit de tes actions. La scieuce est supérieure à la pratique et la contemplation est supérieure à la science.... Celui-là d'entre mes serviteurs est surtout chéri de moi, dont le cœur est l'ami de toute la nature, que les hommes ne craignent point et qui ne craint pas les hommes. J'aime encore celui qui est sans espérance et qui a renoncé à toute entreprise humaine. Celui-là est également digne de mon amour qui ne se réjouit et ne s'afflige de rien, qui ne désire aucune chose, qui est con

tent de tout, qui, parce qu'il est mon serviteur, s'inquiète peu de la bonne et de la mauvaise fortune. Enfin celui-là est mon serviteur bien aimé, qui est le même envers son ami et envers son ennemi, dans la gloire et dans l'opprobre, dans le chaud et dans le froid, dans la peine et dans le plaisir, qui est insouciant de tous les événements de la vie, pour qui la louange et le blame sont indifférents, qui parle peu, qui se complait dans tout ce qui arrive, qui n'a point de maison à lui et qui me sert d'un amour inébranlable. >>

Renonce au fruit de tes actions, c'est-à-dire, rendstoi bien compte que ce n'est pas par les actes que l'on peut acquérir de véritables mérites, garde-toi d'exercer ton activité propre, tel est le dogme fondamental de la religion de l'Inde. Nous retrouvons le même principe au fond de tous les systèmes philosophiques: ils ont tous une fin commune, la libération de l'àme, son émancipation. L'àme se trouve enchaînée à la nature, liée non seulement au corps visible et matériel, mais à un autre corps invisible, subtil, constitué par son caractère, ses habitudes, ses idées et les conséquences de ses actions antérieures; ce second corps est si étroitement uni à l'àme qu'il lui reste attaché après la mort du premier et le suit dans toutes les transmigrations auxquelles elle est condamnée c'est de lui qu'il la faut dégager et du coup elle se trouvera affranchie de la cruelle nécessité des transmigrations.

Mais gardez-vous d'attribuer à ces théories un sens moral nous sommes en pleine métaphysique ; l'émancipation de l'âme ne s'obtient pas par les œuvres, mais par la science ou, pour parler plus exactement, l'àme ne s'affranchit pas, elle est affranchie. C'est même là le but et la raison d'être de la nature. Le monde matériel n'existe et ne se développe que pour être connu par l'àme et la délivrer de l'esclavage: sitôt qu'il est parfaitement connu, le monde cesse d'exister. Mais n'en est-il

pas de même de l'âme que la science parfaite élève à l'impossibilité absolue, c'est-à-dire à la suspension de toute pensée, de tout sentiment, de toute action?

Dans toute cette évolution la volonté de l'homme ne joue aucun rôle. Le progrès de l'âme n'est pas le résultat de ses efforts, mais d'un ordre universel dont le principe, s'il y en a un (car plusieurs théories sont muettes sur ce point et semblent devoir être considérées comme athées) est en dehors d'elle, sur lequel elle n'a aucune influence et à la puissance duquel il lui est impossible de se soustraire; son perfectionnemeni n'est pas son œuvre, de sorte que du moment qu'elle est dégagée des entraves du corps, elle n'est pas libre, elle n'est plus.

Ce n'est pas à dire pour cela que l'on ne trouve dans la philosophie des Hindous aucune préoccupation des questions morales. Le fait ne se pourrait concevoir. Nul ne se peut dispenser d'agir et d'agir continuellement, le besoin d'une morale pratique s'impose à tous et à propos de l'application de ces règles, mille questions se posent à l'esprit du penseur qui ne peut les éluder. Ce que nous voulons dire, c'est que les philosophes de l'Inde n'ont pas compris l'intérêt et la gravité de ces problèmes, qu'ils n'en ont pas fait une étude approfondie. Qu'en résulte-til? Ils ne sentent pas la nécessité de mettre l'ensemble de leurs doctrines d'accord avec les réflexions que nous suggère la conduite des autres et ne s'aperçoivent pas que toutes les fois qu'ils se placent au point de vue de la morale, ils sont nécessairement amenés à des conclusions impossibles à concilier avec les principes de leur métaphysique.

Ouvrons tout d'abord le recueil des lois de Manou: c'est un code de morale pratique; nous y voyons exposé, avec des détails souvent très minutieux, les devoirs qui s'imposent à tous les hommes, surtout à la classe sacrée des brahmanes. Le fait même d'ordonner et de défendre

certaines actions semble déjà manifester suffisamment la croyance au libre arbitre; mais nous n'ignorons pas que cet argument ne parait pas décisif aux déterministes. Voici qui l'est sans doute davantage. Les conditions dans lesquelles s'exerce l'activité humaine, l'influence du désir sur la détermination, la lutte qu'il faut soutenir contre les inclinations corporelles et les obstacles qu'elles appor tent à la connaissance et à l'accomplissement du devoir sont très exactement analysés: « On ne voit jamais icibas une action quelconque accomplie par un homme qui n'en a pas le désir; en effet, quelque chose qu'il fasse, c'est le désir qui en est le motif!!! Certes, le désir n'est jamais satisfait par la jouissance de l'objet désiré: semblable au feu dans lequel on répand du beurre clarifié, il ne fait que s'enflammer davantage.... En se livrant au penchant des organes vers la sensualité, on ne peut manquer de tomber en faute: mais en leur imposant un frein on parvient au bonheur suprême.... Ce n'est pas seulement en évitant de les flatter qu'on peut soumettre ces organes disposés à la sensualité, mais plutôt en se livrant avec persévérance à l'étude de la science sacrée.... Si un seul de tous ces organes vient à s'échapper, la science divine de l'homme s'échappe en même temps, comme l'eau de la base d'une outre. » La responsabilité de l'homme et l'efficacité des actes à produire une série de conséquences heureuses ou malheureuses pour leur auteur, est clairement indiquée à plusieurs reprises: «L'homme injuste, celui qui a acquis sa fortune par de faux témoignages, celui qui se plait sans cesse à faire le mal, ne peuvent pas jouir du bonheur ici-bas.... Qu'un homme riche fasse toujours sans relâche et avec foi, des sacrifices et des œuvres charitables; car ces deux actes accomplis avec foi, au moyen de richesses loyalement acquises, procurent des récompenses impérissables!... L'homme exempt d'envie dont on implore la charité doit toujours donner quelque chose ses dons rencontreront un digne objet qui le délivrera de tout le mal.... » Peut-on demander des expressions plus catégoriques que celles-ci: «Que le sage

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