Page images
PDF
EPUB

au règne de Louis XV, à ce règne dont le grand Frédéric distinguait les phases par Cotillon I, Cotillon II, Cotillon III, et où l'une des occupations favorites du prince de Condé était de prendre sous le lit les mules de Mme Dubarry pour les lui chausser. Nous avons devant nous un livre portant la date de 1790, et imprimé en rouge1. C'est un libelle, un libelle violent, plein d'obscènes colères, et dans lequel chacun des articles, empruntés à la liste des pensions, est suivi d'observations qu'il ne saurait convenir à l'histoire de reproduire. Mais quels souvenirs que ceux que la seule énonciation des noms réveille! Là prennent rang, parmi les heureux que fit la corruption naturelle aux monarchies :

Catherine de Béarn, celle qui servit de marraine à Mae Dubarry, lors de sa présentation;

Bertin, si habile à brouiller ou à réconcilier Louis XV avec ses maîtresses, et qui fut le gouverneur en chef du Parc-aux-Cerfs;

Le comte Jean, recommandé à la cour pour avoir introduit dans la couche royale, par l'intermédiaire du complaisant Lebel, la jolie Lange sa maîtresse;

Mme Le Normant, un des caprices que Mme de Pompadour passait à Louis XV;

M1le Selin, qui, aimée à la hâte par ce même Louis XV, consentit à ne point se marier, sacrifice du prix de deux cent mille livres,... etc.,... etc.,... etc....

Encore s'il ne s'était agi que du règne précédent! Mais, comme le fait très-bien remarquer un historien, peu suspect d'exagération démocratique, Me Arnould disait un mot plus spirituel que juste lorsque, au sujet

'Cet ouvrage est fort rare; il ne se trouve même pas au British Museum. Nous devons de le connaître à M. Hookham, un des premiers libraires de Londres.

2 Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 217.

de la mort de Louis XV et de la retraite de Mme Dubarry, elle s'écriait, en parlant des courtisanes du jour : « Nous voilà maintenant orphelines de père et de mère. » Car, sous Louis XVI, quoiqu'il donnât l'exemple d'une grande pureté de mœurs, la débauche continua de faire au palais élection de domicile: Et c'est ce que la publication de la liste des pensions remettait à tous en mémoire. Les accusations mêmes que beaucoup auraient volontiers jugées calomnieuses, quelle autorité ne semblaient-elles pas acquérir par la constatation des faveurs en argent prodiguées au duc de Coigny, au colonel Arthur Dillon, au comte de Fersen?

Arrêtons-nous. Loustalot avait raison, lorsqu'il écrivait : « Nous croyons la contre-révolution impossible depuis la publication du Livre rouge: il en faudrait tirer vingt-quatre millions d'exemplaires1. »

1 Révolutions de Paris. 2° année, no 40.

CHAPITRE VI.

TABLEAU DES FINANCES.

LES ASSIGNATS.

État des finances, au commencement de 1790.—Anciens abus; leurs conséquences. - La situation en chiffres. - Immenses obstacles à surmonter. Histoire de la caisse d'escompte; son origine, ses développements, son importance, ses services, ses fautes. Abus des arrêts de surséance.—Quel usage Necker fit de la caisse d'escompte. -Projet de conversion de la caisse d'escompte en banque nationale. Ce que ce plan avait de dérisoire, dans la conception de Necker. Lutte à ce sujet entre Dupont de Nemours et Mirabeau. —Le plan de Necker rejeté. - Projet présenté par Delaborde de Méréville. Rapport de Lecoulteux de Canteleu, au nom du comité des finances. -Grandes mesures financières proposées. —La vénte de quatre cents millions des domaines nationaux est décrétée. Tous les esprits lancés à la recherche de quelque remède héroïque. — La banque territoriale de Ferrières. — Impression produite par l'émission des idées de Ferrières. — Tous les districts invités à y adhérer par le district d'Henri IV; Pétion les adopte. - Création d'effets municipaux proposée par la commune de Paris; dans quel but. —Les assignats.— Immense portée de leur établissement. - Ce qu'ils promettaient et leurs périls. Débat sur les assignats; ils sont décrétés. — Théorie véritable du papier-monnaie.

Nous sommes couchés au pied du Vésuve, disait un jour Mirabeau, en parlant du déficit, et le mot n'était que trop vrai.

Emportée, durant les derniers mois de 1789, par le mouvement de la place publique et le torrent de tant d'idées nouvelles, l'Assemblée n'avait pu accorder aux besoins croissants du trésor qu'une attention rapide; mais, en 1790, les choses se présentaient sous aspect tel, qu'ajourner davantage la solution décisive était devenu absolument impossible. Un gouffre était là, un gouffre épouvantable: il fallait trouver moyen de le

un

combler, ou y disparaître englouti. Il fut comblé! Il le fut, par une suite d'efforts, dont le tableau, s'il était tracé avec grandeur, formerait peut-être la partie la plus étonnante, la plus sérieusement dramatique, d'une histoire si pleine cependant de drames et de prodiges. Qu'on nous permette de revenir un peu sur nos pas, pour embrasser et présenter ce tableau dans son ensemble.

A son avénement au ministère, Necker, en plongeant la main dans les caisses publiques, avait été saisi d'effroi il n'y avait rencontré que le vide. Brienne avait tout pris, tout épuisé, oui tout, jusqu'aux fonds destinés à de pauvres malades, jusqu'à ceux qui devaient être consacrés au soulagement des victimes de la grêle. C'est à peine si, pour faire face aux gigantesques nécessités du moment, il restait quatre cent mille livres, c'est-à-dire la dépense de l'État pendant un quart de jour1!

Par quels procédés d'une habileté secondaire, par quels artifices empruntés à la routine, Necker parvint, pendant quelque temps, à tenir tête à la situation, c'est ce que nous dirons tout à l'heure. Mais c'était un remède héroïque, c'était quelque conception d'une témé– rité sublime qu'appelait l'immensité du mal. Car, lors de l'ouverture des états généraux, non-seulement le trésor était vide, mais les moyens de le remplir semblaient avoir été détruits sans retour. L'ancien régime ne s'était pas borné à dévorer le présent, il avait d'avance dévoré l'avenir, et cela pour plusieurs années. Tout ce qui pouvait donner un droit quelconque à exercer sur le peuple, on en avait trafiqué. Juges, chefs de l'armée, gens de finance, administrateurs, officiers de la maison du roi, domestiques des princes, tous

'Discours prononcé par Dupont, député du bailliage de Nemours, p. 30, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. Finances, t. CXCI, CXCII, et CXCIII. British museum.

avaient dû contribuer de leur bourse aux dilapidations du jour, et tous étaient devenus de la sorte créanciers du lendemain. Que d'emplois rendus héréditaires, pour prix de ces mortelles avances! Et puis de tous ceux qui payaient, recevaient, écrivaient, comptaient, professaient un art, exerçaient un métier, pas un qui n'eût reçu le droit de regagner ce que son titre lui avait coûté... sur qui? sur le peuple, en l'opprimant. Vendre une clientelle, des hommes, quoi de plus simple? Est-ce qu'il n'était pas permis de vendre ses terres? Ainsi faisait-on, et l'abus, à force d'être ancien, avait fini par n'être plus même remarqué. Vint le moment où il n'y eut plus de charges à créer, par conséquent plus de charges avec lesquelles il fût possible de battre monnaie. Que faire? Recourir à l'impôt? Mais on avait eu beau entasser taxes sur taxes, comme une énorme partie des recettes restait dans la poche des fermiers généraux, écraser le peuple n'avait jamais été une ressource suffisante, et il agonisait. Emprunter? Hélas! la méthode des anticipations y avait mis bon ordre, et voici en quoi elle consistait. L'habitude s'étant introduite de consommer chaque année par anticipation les revenus de l'année suivante, il fallait bien que l'avance de ces revenus fût faite et qu'on la remplaçât entre les mains de ceux qui la faisaient par des rescriptions sur les recettes futures. Mais, quand arrivait l'année dont les recettes avaient été prématurément engagées, quel parti prendre? Tout était perdu si les porteurs de rescriptions ne consentaient pas à les renouveler, de sorte que, péniblement, les yeux fermés sous le poids d'incessantes angoisses, l'État se traînait entre la nécessité de ce consentement toujours douteux, et le péril d'une banqueroute toujours imminente: abîme d'un côté, abîme de l'autre. Quel emprunt régulier eût été possible en de pareilles conditions?

« PreviousContinue »