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AVANT-PROPOS

LE TRAVAIL, ce signe visible des desseins de Dieu sur nous, cette obligation et ce frein, cette joie et cette force, ce grand bienfait, en un mot, met en jeu, développe et féconde quelques-unes de nos plus belles facultés; comme la religion, comme la famille, il puise ses mobiles et ses lois dans les immuables et intimes attributs de notre nature.

Pour qui veut étudier le travail, la première condition est donc d'interroger la nature humaine, ses besoins, ses tendances, ses faiblesses, ses grandeurs ; en d'autres termes, il faut recourir constamment, résolûment, au sens commun et à l'expérience, dans lesquels se résume l'action de l'homme vivant en société, et y déployant son initiative, ses connaissances, son activité, ses vices et ses vertus.

Il en est ainsi, d'ailleurs, pour toutes les questions sociales; quiconque ne les a pas travaillées à cette lumière n'a rien laissé de durable.

Telle est la règle que je me suis imposée, la croyant seule bonne pour l'étude que j'entreprenais, et il faut bien que j'ajoute que, si je l'ai entreprise, c'est

qu'ayant consacré toute ma vie au travail, j'ai pu l'envisager et l'étudier sous toutes ses faces1.

Si je joins à cela que je ne me suis mis à l'œuvre qu'avec la ferme volonté de dire, toujours et en tout, la vérité telle que ma longue carrière me l'a montrée, j'aurai exposé tous mes titres à l'attention de ceux qui voudront bien me lire.

Il a été beaucoup écrit sur ce sujet difficile et complexe du travail, du salaire, du capital, des relations du salaire et du capital. Les moralistes, les publicistes, les économistes, et, parmi eux, des hommes éminents, s'en sont occupés. Nous possédons ainsi un nombre considérable d'ouvrages d'un grand et solide mérite. Notre richesse même est si grande, à cet égard, qu'on est conduit à se demander si un livre de plus était bien nécessaire.

Au point de vue de la science, il ne l'était assurément pas; aussi n'ai-je pas eu l'idée de faire œuvre de science.

1. Depuis cinquante-deux ans, je vis parmi de nombreux ouvriers; le travail et les travailleurs se sont ainsi montrés à moi, sous les points de vue les plus différents.

J'ai donc pu me croire quelque compétence dans les questions de travail; l'espoir de les traiter utilement a seul produit ce livre. On y remarquera, peut-être, une lacune, celle de l'influence de l'impôt et de la législation industrielle et commerciale sur le travail.

Cette lacune est volontaire; les relations de l'impôt et de la législation avec le travail sont trop importantes et trop complexes pour n'être étudiées que sommairement. J'essaierai de les traiter avec le développement nécessaire, et ce sera comme la seconde partie de cette Étude sur le Travail.

Constater, par la double et parallèle étude des sentiments et des faits, des idées et des résultats acquis, la marche en avant des sociétés modernes, et particulièrement de la nôtre, dans les voies de la production et du travail, sur le terrain de la liberté et de la charité, tel a été mon but. J'ai dû appeler à mon aide l'histoire, la morale, l'économie politique et la statistique, pour dresser ce que j'appellerai le bilan du travail. Ce ne pouvait être là une œuvre scientifique; toute mon ambition a été qu'elle fût une œuvre humaine et vraie.

J'ai soumis la pensée et le plan de ce livre à quelques amis; tous m'ont encouragé à l'écrire, mais l'un d'eux, avec des réserves. Il s'est demandé si je ne m'écartais pas trop des sentiers battus en y donnant une grande part aux sentiments affectifs et moraux, et particulièrement au sentiment religieux. Il s'est étonné qu'un chapitre tout entier, et le premier, fût consacré à l'esprit chrétien; la défaveur qui, selon lui, pèse aujourd'hui sur l'idée religieuse, l'a effrayé pour mon livre, dont il lui a semblé que je compromettais ainsi et volontairement l'utilité et le succès.

J'ai reconnu que l'objection était plausible, et je ne m'y suis cependant pas arrêté.

Traiter une question sociale en dehors de l'esprit chrétien, c'est faire une œuvre aussi vaine que la traiter en dehors de la nature humaine. L'esprit chrétien n'a pas, dit-on, en ce moment, la faveur du peuple; mais de quel peuple parle-t-on ? et qui a droit

de parler en son nom? Admettons toutefois un trouble passager; à quelle profondeur descendent les effervescences révolutionnaires contre la religion? Le saiton bien? Et s'il était vrai que l'idée antireligieuse eût aujourd'hui la puissance qu'on lui suppose, fallaitil, pour lui complaire, couvrir l'esprit chrétien d'un voile, dans une œuvre dont il est la base? Si, dans celle-ci, il a la première place, c'est qu'elle lui appartenait. Dès lors que cette Etude abordait, dans ses premiers chapitres, la discussion des principes générateurs des sociétés humaines, il fallait bien, et avant tout, montrer l'impérissable fondement sur lesquels ils reposent, et ce fondement, c'est le Christianisme.

L'idée religieuse est-elle plus impopulaire aujourd'hui qu'elle ne l'a été en 1848? C'est à cette époque cependant que Fr. Bastiat a conçu son beau livre des Harmonies économiques, dont j'aurai occasion de parler plus loin. Ici, je veux seulement montrer que Bastiat, dans ces temps si troublés, n'a pas voulu, n'a pas daigné cacher sa ferme croyance en Dieu.

Son livre est dédié à la jeunesse.

« Amour de l'étude, besoin de croyances, esprit dégagé de préventions invétérées, cœur libre de haine, zèle de propagande, ardentes sympathies, désintéressement, dévouement, bonne foi, enthousiasme de tout ce qui est bon, beau, simple, grand, honnête, religieux, tels sont les principaux attributs de la jeunesse. C'est pourquoi je lui dédie ce livre. »> (P. 1.)

Et plus loin: « L'idée de ce livre (l'Harmonie des

intérêts) est religieuse, car elle nous dit que ce n'est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. » (P. 12.)

Et plus loin encore :

« Le monde social ne porte pas moins que le monde matériel l'empreinte d'une action divine, d'où découlent la sagesse et la bonté vers laquelle doivent s'élever notre admiration et notre reconnaissance. >> (P. 336.)

Les Harmonies économiques n'ont rien perdu à cette fière franchise de l'auteur; il y ajoutait, il est vrai, le charme et la puissance de son beau et vigoureux talent; mais si tous les écrivains n'ont pas cette plume privilégiée, tous peuvent imiter la libre et noble sincérité de Bastiat. S'ils y perdent quelques lecteurs, ils s'assureront, du moins, l'estime des honnêtes gens, parmi lesquels la bonne foi est toujours la bienvenue.

Il me reste à dire quelques mots sur la préférence que j'ai donnée dans cette Étude à un certain ordre d'arguments et de preuves.

Dans les questions sociales, on a presque toujours à sa disposition deux genres très-différents de déductions, de preuves et d'arguments.. La science et la métaphysique fournissent les uns; la simple logique, le bon sens, la nature, l'expérience, le cœur, fournissent les autres. Ces derniers sont les mieux appropriés au plus grand nombre de lecteurs. La simplicité, la réalité, le sentiment, ont seuls empire sur eux.

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