Page images
PDF
EPUB

Il serait facile de trouver dans les Livres saints et dans les Pères, de nombreux textes prouvant, comme ceux qui précèdent, l'intelligence que l'Église a toujours eue du travail, et le profond sentiment de respect et d'affectation dont il a toujours été l'objet pour elle. Aucune autre religion ne présente rien de pareil. Mahomet et Bouddha, qui ont rallié à leurs doctrines religieuses les nombreuses populations de l'Orient, n'ont absolument rien du Christ sous ce rapport, l'un, faisant la propagande par la guerre et la conquête1, l'autre, apôtre du repos et de l'anéantissement intellectuel et moral, ayant le lotos pour emblème, tous deux absolument inconscients de la vertu moralisatrice et civilisatrice du travail, inspiré et fécondé par la religion. Aussi les populations de l'Orient sont-elles aujourd'hui, et depuis plusieurs siècles, à une immense distance des populations de l'Occident.

[ocr errors]

La Chine, par exemple, possède à elle seule une population qui égale ét dépasse peut-être celle de l'Europe entière. Le Chinois est un excellent ouvrier, sobre, discipliné, plein d'ardeur et d'une ardeur soutenue -au travail. Eh bien, ce bon travailleur est sans génie d'invention et de progrès. Il est la routine et l'imitation incarnés, et rien de fort, rien de nouveau ne sort de ces esprits indolents et fermés dont les bras sont si actifs, et les facultés intellectuelles ou morales si profondément endormies. D'où vient ce phénomène bizarre? De ce que le Chinois porte dans son âme la nuit morale et religieuse. Ce que les observateurs les plus accrédités

1.

Le glaive et l'Alcoran, dans mes sanglantes mains,
Imposeraient silence au reste des humains.

VOLTAIRE, Tragédie de Mahomet.

2. Le lotos est la fleur symbolique du sommeil et de l'anéantissement.

rapportent de l'état de la religion, de la civilisation et du profond abrutissement des multitudes de l'empire du Milieu est à faire frémir1. La peine de mort y est le moyen le plus habituel de police; les supplices les plus cruels y sont d'un emploi journalier, et l'on peut dire, sans exagération, que le bourreau est, en Chine, le plus occupé des fonctionnaires publics.

On prétend que la religion diminue en Europe; je ne le crois pas; mais avec quelle terreur ceux qui le croient doivent-ils se demander si l'avenir de la Chine nous est réservé, et si nous marchons réellement à cet abaissement!

Et combien sont insensés et criminels ceux qui s'efforcent de détruire parmi nous nos croyances et, avec elles, la dignité du genre humain.

Nous pouvons maintenant considérer le travail en lui

même.

L'homme est doué de trois sortes de facultés : celles de l'âme, celles de l'esprit, celles du corps. Il les reçoit très-diverses et très-inégales, non-seulement entre elles, mais par comparaison avec celles d'autrui.

Il n'est pas de fait providentiel plus visible, plus incontestable que l'inégalité naturelle des hommes entre eux, sous le rapport de leurs facultés morales, intellectuelles et physiques. L'éducation, l'instruction, la culture de l'esprit, les soins donnés au corps et à la santé peuvent diminuer l'écart quelquefois considérable qui existe d'un homme à un autre homme, mais ne l'effacent jamais entièrement.

1. On en trouvera le détail à l'appendice F.

Tout cela est rigoureusement vrai; il est réellement inouï qu'on ait essayé de nier une vérité aussi sensible, aussi générale. Des rêveurs l'ont tenté cependant, mais ils ne méritent pas une réfutation1.

Le philosophe qui ne veut juger des choses qu'avec ce qu'il appelle les lumières de la raison, le croyant, le penseur, religieux ou non, sont d'accord sur ce point fondamental de l'inégalité native des hommes entre eux dans l'ordre triple de leurs facultés.

Mais entendons-nous bien. Si l'inégalité des hommes entre eux est d'ordre divin, rien n'autorise l'homme à l'aggraver par un fait humain.

Ainsi, quand les hommes procèdent comme législateurs, et engagent leur responsabilité dans cet emploi assurément très-haut et très-difficile de leurs facultés morales et intellectuelles, ils s'appliquent du moins dans les sociétés civilisées à assurer l'égalité de tous devant la loi. L'œuvre humaine s'inspire ici de ce qu'il y a de plus pur dans la loi divine, et complète le plan de la Providence, loin de le contrarier.

Si elle se résolvait en une inégalité devant la loi humaine, elle irait à l'encontre de l'égalité de tous devant Dieu; Dieu, ne l'oublions jamais, ne mesure pas ses récompenses ou ses peines aux facultés natives qu'il a faites inégales dans une vue supérieure à notre entende

1. M. Cabet, dans son Icarie, a écrit: «On peut bien dire, dans le sens le plus général, que la nature a fait tous les hommes égaux en force. Elle les a faits même égaux en intelligence. Leurs organes étaient les mêmes en naissant et avaient la même destination... Ce n'est pas la nature, mais la société qui fait les hommes inégaux en intelligence. »

On ne réfute pas de telles aberrations, qui sont absolument le contraire de la réalité. Proudhon a soutenu l'égalité native dans son livre des Contradictions économiques. Mais dans son livre sur la Propriété, il a déclaré qu'il ne pouvait plus partager cette doctrine.

ment, mais les distribue à raison de ces facultés, selon les mérites de chacun.

Quand Descartes écrit son livre de la Méthode, quand Bossuet compose ses œuvres immortelles, quand Newton découvre les lois de la gravitation, et Képler celles qu portent son nom, quand Cuvier, avec un petit fragment d'os, restitue intégralement le squelette d'un animal préhistorique, et fonde l'anatomie comparée sur une base indestructible, quand un missionnaire se dévoue à l'enseignement des sauvages, quand un médecin donne ses soins gratuits aux pauvres, ils acquièrent des titres incontestables à l'admiration ou à la reconnaissance publiques; mais au regard de la justice divine et de l'estime des hommes, ont-ils plus de droits que le simple manœuvre qui, penché tout le jour vers la terre, a honnêtement donné toute sa force à son travail, et à celui qui le paye? Non, assurément. Ces hommes, si divers, ont fait diversement emploi de leurs facultés morales, intellectuelles ou physiques; tous ont fait tout ce qu'ils ont pu; donc, sous ce rapport, ils sont égaux, et devant Dieu et devant les hommes.

La formule usuelle : qui fait tout ce qu'il peut fait tout ce qu'il doit, est ici absolument applicable et en toute justice.

Cette équité rigoureuse, que la société doit à tous et à chacun de ses membres inégalement doués de Dieu, est d'autant plus indispensable que de l'inégalité native des hommes entre eux découle comme conséquence forcée, inéluctable, l'inégalité des conditions, c'est-à-dire l'un des problèmes les plus agités dans tous les temps et particulièrement dans le nôtre. Il n'en est pas, selon moi,

de plus simple; mais cette simplicité n'existe que pour ceux qui, croyant en Dieu, acceptent et respectent l'inexplicable dans ses desseins, et s'inclinent devant la profondeur - inaccessible aux hommes de ses voies. Pour

[ocr errors]
[ocr errors]

eux, l'inégalité des conditions est un effet, non une cause; c'est l'effet inévitable de l'inégalité native des dons de Dieu, inégalité qu'il faut bien appeler de son nom: c'est un mystère, et l'on ne peut que s'y soumettre. Mais pour les sceptiques et les athées, cette inégalité inexplicable est injuste et intolérable. Ils sont ainsi fatalement conduits à imputer à la société, comme une iniquité criante, émanant d'elle, ce mystère qui est en dehors et au-dessus de toutes les organisations humaines; mystère qu'il nous est ordonné de ne pas aggraver, qu'il nous est même possible d'adoucir dans ses effets, quand nous voulons suivre les conseils de l'esprit chrétien, mais mystère contre lequel il est puéril de se révolter. L'homme n'a pas pouvoir de révolutionner l'œuvre divine; c'est bien assez qu'il en ait quelquefois l'ambition.

Tout ceci se résume en deux mots, je dirais volontiers en deux axiomes :

L'homme doit travailler.

Les hommes sont très-diversement et très-inégalement doués de Dieu, pour le travail comme pour toutes choses.

La conséquence forcée est la diversité des travaux, et l'inégalité des situations sociales. Tous les travaux, en effet, n'ont pas droit à la même rémunération; tous les services rendus à la société ne sont pas égaux. Les diverses conditions sont donc inégales, de toute nécessité comme.

« PreviousContinue »