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la famille, ses droits, ses affections n'étaient qu'un vain

mot.

Les défenseurs du droit d'hérédité ont, avec des formes et des développements différents, fondé la défense de ce droit sur les considérations suivantes :

La propriété est ou elle n'est pas. Avec ceux pour qui elle n'est pas, il n'y a pas à discuter ses conséquences logiques et naturelles. Le principe enlevé, tout tombe avec lui; nous sommes dans les rêves du communisme, et nous ne pouvons que lui répéter notre défi d'y entraîner la société.

Mais ceux qui l'admettent ne peuvent se soustraire à cette irréfutable conséquence: un propriétaire a toujours le droit de donner ce qu'il possède; qui dit: propriété, dit: faculté de don. Le droit est absolu; si je ne puis pas donner le bien qui est à moi, je n'en suis donc qu'usufruitier? Mais qui est le propriétaire ?

Si le droit de donner est l'irrésistible conséquence du droit de propriété, j'ai le droit de donner à mes enfants comme à tout autre ; la logique le veut et le dit, et le cœur humain va plus loin j'ai le droit de donner à mes enfants avant tous autres.

Si ce droit ne peut m'être contesté, si je puis transmettre mes biens, de mon vivant, à mes enfants, est-ce que mon testament n'est pas un acte de ma volonté debout et vivante? Je puis appeler le notaire et lui dicter un acte de donation immédiate, et je ne pourrais pas lui dicter une donation à échéance? Échéance incertaine, dites-vous. La mort n'est-elle pas la plus inévitable et par conséquent la plus certaine des échéances?

Vous faites ainsi, dit-on, des riches sans travail! mais cette richesse, qui l'a produite ou conservée? Celui

qui la donne, et pour qui l'espoir de donner, de transmettre, a été le mobile toujours présent, toujours puissant de son labeur incessant, de son économie, de ses privations, qui lui sont douces et chères par les espérances qu'il y attache et jusqu'à épuisement de ses forces.

C'est, dit-on encore, encourager l'oisiveté. C'est, au contraire, encourager le travail.

Il n'y a pas un moraliste, un économiste qui ne reconnaisse et ne proclame que l'hérédité est le complément nécessaire de la propriété, et que c'est un droit naturel, comme la famille et la propriété sont des droits naturels et d'ordre divin.

Il y a, en un mot, impossibilité absolue de concevoir la propriété sans l'hérédité, et ce n'est qu'avec l'hérédité que la propriété développe tous ses bienfaits, féconde et moralisatrice comme tout ce qui affermit et favorise l'amour du travail et les affections de famille.

Dans une discussion qui a eu lieu en 1865 sur le droit de tester, au Corps législatif, M. Marie, qui n'est assurément pas suspect d'idées arriérées ou réactionnaires, a dans un beau mouvement oratoire, montré les liens étroits et sacrés qui unissent la famille, la propriété, l'hérédité.

« La propriété n'est pas viagère, mais éternelle; elle n'appartient pas à un seul, mais à la famille tout entière; elle ne cesse pas par la mort, mais elle se transmet par la mort, comme le sang s'était précédemment transmis par la vie, en sorte que, dans la propriété, vous avez ce qu'il y a de plus grand au monde, non pas un fait isolé, non pas un fait personnel, mais un fait collectif, une in

stitution qui s'appelle la famille, et dont le complément, le développement s'appelle la société1. »

Nous pouvons donc tenir pour absolument légitime le droit d'hérédité; mais ce droit implique des intérêts nombreux, complexes, délicats. Qui les réglera? La volonté seule du père? Ce serait retourner aux Douze Tables, à cette loi romaine où la femme et les enfants étaient sans droits civils ou politiques tant que le chef de la famille, le maître était debout. Cette toute-puissance n'existe plus chez aucune nation chrétienne.

De consentement universel, toutes les nations civilisées admettent l'intervention de la loi. Les règles de la transmission des biens deviennent ainsi d'ordre civil ou politique; mais elles doivent, de toute nécessité, s'appuyer, pour chaque nation, sur l'opinion publique et sur les mœurs, d'autant plus certaines de l'obéissance générale qu'elles se conforment mieux à ces conditions.

Les lois successorales varient donc de nation à nation, selon la différence des mœurs. Ainsi l'Anglo-Saxon, l'Anglais, l'Américain du Nord, donne, parmi les droits naturels, le premier rang à la liberté du père de famille; le Français le donne à l'égalité des enfants.

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Laquelle des deux races est le plus près de la nature et des droits naturels? Est-ce l'Anglo-Saxon, qui laisse tous ses biens à un seul héritier choisi par lui, mais qui est généralement l'aîné? Est-ce le Français, qui fait à chaque enfant une part égale, sauf une portion réservée, variable selon le nombre des enfants et dont le père a la libre disponibilité? Les deux races obéissent ici à leur

1. Moniteur universel, 6 avril 1865.

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2. La moitié, s'il n'y a qu'un enfant; le tiers, s'il y en a deux ; le quart, s'il y en a trois, ou plus. Art. 913 du Code civil.

génie particulier, l'un aristocratique, et l'autre démocratique, et c'est pour cette raison que chacune d'elles est si fortement attachée à ses lois successorales.

On lit dans l'Esprit des Lois: « C'est un malheur de la condition humaine que les législateurs soient obligés de faire des lois qui combattent les sentiments naturels même... >>

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Ce mot profond s'appliquerait avec justice au législateur anglais qui imposerait à son pays la loi successorale française; il en serait de même si nos pouvoirs publics essayaient de donner à la France la législation successorale de l'Angleterre.

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Un publiciste éminent, M. Leplay, a consacré cependant toute une vie d'études persévérantes à démontrer que la vraie cause de la décadence de la France décadence certaine à ses yeux est dans la loi successorale édictée par le Code civil. Il y voit la négation et la destruction de l'esprit de famille, et, comme conséquence, celle de l'esprit religieux. Si l'esprit de famille et l'esprit religieux sont réellement en déclin chez nous, M. Leplay et ses amis ont raison; il est temps et grand temps d'aviser. Mais sont-ils en déclin ?

En 1826, le gouvernement de la Restauration, cédant à des conseils de réaction, crut avoir découvert que la morale et l'esprit de famille s'affaiblissaient en France, et qu'il fallait y porter remède en fortifiant le pouvoir paternel, en lui rendant son ancienne puissance, et proposa une loi pour le rétablissement du droit d'aînesse.

L'émotion fut grande et générale dans le pays.

1. Livre XXVII, chap. unique.

La loi avait été présentée à la Chambre des pairs; la discussion y fut longue, approfondie, brillante. M. le duc de Broglie fut un des derniers orateurs inscrits.

Il se posa cette même question: La France est-elle en décadence sous le rapport de la morale et des mœurs? Voici sa réponse :

« J'ose affirmer que l'état actuel de la société, parmi nous, ne redoute la comparaison ni avec aucune autre époque de notre histoire, ni avec aucun autre état de société en Europe. J'ose affirmer que, sur ce point, nous sommes en avant, très en avant de tous les autres peuples.

<< Descendez dans l'intérieur des familles; jamais les mœurs conjugales furent-elles plus pures? Jamais les rapports entre les pères et les enfants furent-ils plus tendres, plus délicats, plus dévoués? Y eut-il jamais plus d'union entre les frères et sœurs?

<< Sortons de la famille; plaçons-nous au sein de la société.

« Qu'on me montre une population plus régulière dans ses habitudes, plus amie des lois, plus respectueuse envers les magistrats, plus exacte à s'acquitter de ses devoirs envers l'État, plus convaincue que l'indépendance personnelle est le premier des biens, plus résolue à la conquérir par le travail1. »

M. Leplay connaît parfaitement sans nul doute l'histoire de cette discussion de 1826, discussion d'autant plus remarquable qu'elle eut pour résultat le rejet de la loi.

Mais, malgré ce grave précédent, la Réforme sociale n'a rien perdu de ses convictions, et les diverses publications faites par M. Leplay, sous ce nom, ont vivement at

1. De Broglie, Écrits et discours, t. II, p. 229.

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