Page images
PDF
EPUB

APPENDICE G.

M. L. REYBAUD SUR LES SALAIRES.

La monographie des forges de la Champagne1 fournit l'étude intéressante que l'on va lire :

« Il m'a semblé curieux de vérifier sur quelques ménages par quels procédés un ouvrier qui ne passe guère plus de trente ans pleins dans une usine, parvient à préparer non-seulement son bien-être, mais souvent celui des siens. J'ai pris pour cela deux types: l'un, dans les salaires élevés, un pudleur; l'autre, dans les salaires modestes, un manœuvre. Le pudleur aura gagné dans son année, pour trois cents jours ouvrables payables à 5 francs, 1,500 francs. Le manœuvre n'aura réuni, pour le même nombre de jours, payés à raison de 3 francs, que 900 francs. Que restera-t-il à l'un et à l'autre, pour l'épargne, quand la famille aura prélevé, sur ces sommes, sa subsistance et son entretien? Dans les deux cas, l'ouvrier possède en propre une chaumière et un petit champ qui lui fournissent gratuitement, sauf une contribution de 6 à 10 francs, l'abri et quelques vivres. Le pudleur n'a que deux filles; le manœuvre a trois beaux et solides garçons. Les voici arrivés, l'un et l'autre, au moment où leurs forces commencent à décroître. Non

1. Le Fer et la Houille, p. 220 et 222.

seulement il y a à faire leur compte, mais celui des journées écoulées jusqu'au moment où ils vont se démettre. Ce sera dans ces termes que le calcul s'engagera.

Dans le ménage du pudleur (quatre bouches), il aura fallu, en moyenne, pour la subsistance, 40 centimes par tête, et par jour, 1 fr. 60 cent.; pour l'entretien, 10 centimes, soit 40 centimes; pour l'école et les menus frais, 10 autres centimes, soit 40 centimes; pour argent de poche, 30 centimes, c'est le moins avec un pudleur; impositions, 5 centimes, en tout 2 fr. 75 cent., soit pour l'année 1,003 fr. 75 cent., ce qui laisse au pudleur, sur 1,500 francs de recette, un excédant annuel de 496 fr. 25 cent. Voyons maintenant le manœuvre. Il y a cinq bouches à nourrir; mais dès que les forces leur viennent, les enfants sont aux champs et en tirent une portion de leurs vivres. Avec 30 centimes par tête et par jour, le ménage pourvoit, tant bien que mal, à leur subsistance; total, 1 fr. 50 cent. L'école est gratuite, et avec 5 centimes par tête et par jour, on pourvoit à l'entretien, soit 25 centimes. Le total arrive à 1 fr. 75 cent. par jour, et pour l'année à 638 fr. 75 cent., ce qui laisse au manœuvre, sur 900 francs de recette, un excédant de 261 fr. 25 cent.

«La balance est jusqu'ici en faveur du pudleur, mais, par un autre côté, les situations se rejoignent. Il y a deux filles chez le pudleur, trois garçons chez le manœuvre. Dans les premières années, filles ou garçons, peu importe, c'est seulement, pour le moins avantagé des deux, une bouche de plus à nourrir; mais quand viennent les quatorze ou quinze ans, insensiblement les garçons se mettent à la besogne et fournissent, jusqu'à l'âge de vingt-un ans, un supplément de ressources qui n'est point

à dédaigner; mettons 1 fr. 25 cent. par tête et par jour, ensemble 3 fr. 75 cent., soit 1,125 francs pour l'année, et, pour cinq ans, 5,625 francs. Ces garçons auront mis de côté et au delà de quoi se faire remplacer, quand viendra le tirage au sort, tandis que les filles du pudleur auront une dot naturellement dévolue sur l'épargne paternelle. Tout se passe donc à souhait dans les deux situations que nous avons décrites et qui finissent par se niveler. Les chiffres en sont de tout point exacts et ont été recueillis dans une enquête où les maires sont intervenus. Une conséquence est à tirer de ces exemples, c'est que la vertu de l'épargne n'est pas moindre dans les petits salaires que dans les grands, quand les circonstances s'y prêtent et que le génie de la prévoyance s'en mêle. On peut même en suivre ici les effets sur la seconde génération. Les trois garçons du manœuvre continueront l'œuvre de leur auteur, les gendres du pudleur, celle de leur beau-père; ils ont en plus, pour eux-mêmes et pour leurs enfants, ce qu'une instruction plus complète ajoutera à leurs moyens d'acquérir; c'est ainsi, pour l'avancement de nos communautés, que désormais les bonnes familles se forment; l'esprit de conduite est, pour elles, la véritable noblesse du temps. >>

Sur le travail mixte à la campagne, l'auteur trace, dans une autre de ses études, un tableau qui répond aux déclamations dont certains salaires sont l'objet par leur extrême modicité. L'explication est pleine de charme et de vérité 1.

<< Le prix du salaire urbain peut être évalué par jour,

1. Le Coton, p. 145 à 147.

quoiqu'il y ait un peu d'éventuel dans le calcul; pour le salaire rural, il est impossible de prendre la même base. Rien de moins déterminé ni de plus susceptible de variation que la journée du travail industriel, là où il ne relève que de la volonté, et où d'autres travaux l'interrompent. Quand on dit, par exemple, qu'une brodeuse gagne 50 à 60 centimes par jour, cela ne signifie pas qu'elle gagne, pour trois cents jours ouvrables, 150 et 180 francs par an. Elle y arriverait, si elle brodait constamment sans se détourner ni se distraire; mais ce n'est jamais le cas. La broderie ne vient qu'après le soin de la ferme, du bétail, du ménage, comme intermède et comme supplément. On y met la main quand on veut et on en tire ce que l'on peut. Une brodeuse, en moyenne, n'obtient guère, de son crochet, que 70 à 80 francs par an. Elle a reçu le tissu, le dessin, le coton à broder; elle rendra l'ouvrage au bout de quatre, cinq, six mois, à son gré et sans échéance précise. A raison de cette latitude, elle regarde moins au prix des façons. Il en est à peu près de même pour les mousselines; le tisserand ne prend pas d'engagement fixe pour la livraison, et son compte est aussi malaisé à faire que celui de la brodeuse. C'est aussi à façon qu'il traite; dans une journée pleine, l'homme gagnerait 1 fr. 50 cent., la femme 1 franc et 1 fr. 25 cent. Ces journées pleines sont rares dans le cours de l'année, et, quatre mois durant, le métier est mis à l'écart. Lorsqu'au milieu de ces alternatives, un tisserand d'unis arrive à tirer 200 francs de sa navette, il est satisfait de son lot. En effet, il n'est point à plaindre. Souvent sa maison lui appartient, son métier presque toujours. Tant que les travaux de la terre donnent, le tissage est délaissé; il se ranime quand les mois pluvieux et sombres commencent.

Alors tous les bras appartiennent au coton; il est la providence de la chaumière. Le spectacle que présentent ces petits intérieurs est des plus sains et des plus satisfaisants; point d'oisifs, point d'indolents; ils feraient ombre dans cette activité. L'homme ourdit, les enfants font les canettes, la femme et les filles brodent. Toute ferme, toute métairie est un atelier; l'étable même en sert, et il n'est pas rare d'y voir de grands garçons de vingt ans exerçant leurs doigts sur un tambour à broder après avoir remué la litière. L'exécution ne souffre pas de ce mélange d'occupations; en général, elle reste propre et délicate. Aucune race n'a plus de dextérité; pour le travail comme pour les mœurs, elle est des meilleures que l'on connaisse. »

Plus loin, on lit (pages 219 et 220).

« On a vu qu'en Auvergne, le salaire de l'ouvrière ne représente que 0 fr. 30 par jour. Dans les montagnes de la Saxe, il descend à 0 fr. 20; il est de 0 fr. 15 dans le Danemark; en Irlande et en Écosse, il n'est pas beaucoup supérieur; en Belgique, il est de 0 fr. 35. Tout cela, il est vrai, pour des sortes communes. Quand la qualité se relève, le salaire se relève également; les ouvrières de choix obtiennent 0 fr. 75 cent., 1 fr, et jusqu'à 1 fr. 25 cent. par jour pour de grandes pièces. C'est, à peu d'exceptions près, l'extrême limite; elle est le prix d'un long apprentissage et d'une habileté particulière. On a de la peine à comprendre comment de si petites rétributions trouvent des bras qui s'en contentent. L'explication est dans la nature du travail. Par lui-même, il a un certain attrait; il est propre, maniable, convient au salon comme à la mansarde, anime les couvents, n'exclut aucune occupation et peut être pris comme accessoire. Ici, on l'accepte

« PreviousContinue »