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de ses amitiés ont été volontairement brisées par lui, et calomniées. Un de nos grands écrivains modernes l'a jugé sans appel dans ces fortes et sobres expressions :

« On conçoit ses fautes, mais on ne les pardonne plus, et l'on ne confond plus des explications et des excuses.1»

1. De Barante, De la littérature française dans le xvine siècle

APPENDICE E.

M. DE LAVELEYE.

LE LIVRE DE LA PROPRIÉTÉ ET DE SES FORMES PRIMITIVES.

La pensée du livre de M. de Laveleye est celle-ci : la propriété individuelle, familiale, héréditaire, est un mal pour l'humanité. Il y a lieu de chercher si la possession du sol ne pourrait pas revêtir d'autres formes qui, répartissant mieux la terre entre les hommes, les rapprocherait davantage de l'égalité. Cette forme, l'auteur pense que c'est celle de la collectivité.

Cette conception de l'auteur repose, selon moi, sur deux erreurs l'une historique, l'autre économique.

M. de Laveleye ne tient aucun compte des modifications que la constitution de la propriété romaine a subies sous l'action du christianisme; pour lui, la propriété actuelle est encore, est toujours la propriété quiritaire.

Les détails que j'ai donnés à cet égard, au chapitre III, ne laissent aucun doute sur l'erreur historique de M. de Laveleye.

L'erreur économique n'est pas moins manifeste. L'auteur semble n'admettre, et ne parle en effet que de la propriété foncière. Et la propriété mobilière, qu'en faitil? J'ai déjà montré que la plupart des conceptions de ce genre péchaient par ce côté essentiel, et qu'elles

n'étaient pas seulement illogiques et entachées de vio lence, mais encore absolument impuissantes. Elles recourraient, sans effet notable, à la terreur et à la guillotine pour soumettre la propriété mobilière.

Je pourrais m'arrêter là; mais un livre de M. de Laveleye mérite une plus longue discussion. Nous allons trouver d'ailleurs, dans les développements de sa pensée, les plus forts arguments de fait, qui puissent lui être opposés.

L'auteur fait connaître les diverses formes qu'a revêtues la propriété dans l'antiquité; il montre des traces encore subsistantes de la propriété collective ou communale, dans la Grande-Russie', à Java, dans l'Inde, en Suisse, en Algérie, etc. A l'appui, l'auteur cite le mir russe, les villages (dessa) à Java, les Allemenden de la Suisse, les Marke germanique et néerlandaise, la propriété melk 3 en Algérie, etc.

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Je ne veux pas élever ici de contestation historique. J'admettrai que la collectivité a été l'état primitif de . la possession de la terre, et cela se comprend; le premier régime agricole est le régime pastoral, et pour ce régime, la collectivité peut avoir quelque avantage. C'est lorsque interviennent la charrue et l'emploi du fumier, que la possession individuelle acquiert la supériorité.

Les prémisses de l'auteur admises, on doit faire remarquer qu'à l'appui de sa thèse, il pouvait invoquer l'exemple

1. C'est la partie centrale de la Russie; elle compte 22 millions d'habitants. Moscou est sa vraie capitale.

2. Le mir est la commune russe; le mir est propriétaire du sol et l'allotit périodiquement entre ses membres. Le mir est responsable de l'impôt, vis-à-vis de l'État, et c'est une des causes principales du maintien de l'institution.

3. La propriété melk est communale, et la propriété arch est individuelle.

du peuple juif, dont les traditions ne sont jamais indiffé

rentes.

A la prise de possession de Chanaan, Moïse fit le partage du territoire entre les tribus, à la charge par cellesci de partager à leur tour leurs terres entre leurs familles. Cette mesure était indispensable, on le conçoit; mais Moïse ordonna de plus que le partage des terres se ferait à nouveau tous les cinquante ans; c'est ce qu'on appelait le jubilé1. Il est remarquable qu'en même temps, Moïse constitua l'esclavage, en donnant aux Juifs et à perpétuité, pour esclaves, les étrangers vaincus.

Sous Josué, à la suite de conquêtes importantes faites par la nation juive, un nouveau partage eut lieu3. La Bible ne mentionne aucun autre partage, et quelques historiens pensent que, vers l'époque des juges (1100 ans environ avant Jésus-Christ), la coutume était tombée en désuétude. Il est certain, en tout cas, qu'il n'y eut plus de partage à compter du retour de Babylone.

Pourquoi les Juifs, si religieux observateurs de la loi, ont-ils abandonné celle du partage périodique? C'est que leur génie calculateur ne leur a pas laissé longtemps ignorer que la propriété temporaire de la terre était exclusive de la bonne culture et du plus grand produit.

Cela leur était-il particulier ? J'ouvre le livre de M. de Laveleye, et j'y trouve, à propos du mir russe, le passage suivant, page 31 :

« Ce que le partage périodique empêche en grande mesure, ce sont les améliorations permanentes et coûteuses que le possesseur temporaire n'exécutera pas,

1. Lévitique, xxv, 10, 28, 39.

2. Lévitique, xxv, 45.

3. Josué, XIII à xxi.

puisqu'un autre en recueillerait les avantages. C'est sous ce rapport que la communauté de village est évidemment inférieure à la propriété individuelle. Seul, le propriétaire héréditaire s'imposera les sacrifices nécessaires pour améliorer définitivement une terre ingrate, et pour y fixer le capital qu'exige la culture perfectionnée et extensive. Dans toute l'Europe occidentale, on peut admirer les prodiges accomplis par la propriété privée, tandis qu'en Russie, l'agriculture en est restée aux procédés d'il y a deux mille ans. »

Mais l'infériorité du produit n'est pas le seul inconvénient de la communauté. Elle en a d'autres, et bien plus graves, car ils touchent aux mœurs.

Dans le dessa de Java, par exemple :

«Chaque famille est gouvernée par un patriarche dont l'autorité est DESPOTIQUE » (page 67). Dans le mir russe, même despotisme du chef, et avec quels abus !

« La différence d'âge qui existe fréquemment entre les membres de la famille arrête aussi l'accroissement de la population; cette disproportion est le résultat du régime patriarcal de la famille. La main-d'œuvre est rare en Russie, et relativement très-chère. Chaque famille a ainsi intérêt à trouver, parmi ses membres, le nombre de bras nécessaire pour faire valoir la part de terre qui lui revient. Le chef de la famille s'empresse donc de marier ses fils le plus tôt possible, afin que la jeune femme remplisse l'office d'une servante à qui il faudrait donner de forts gages. On marie ainsi des jeunes garçons de huit et dix ans à des filles de vingtcinq et trente ans.

« Il résulte, de ces mariages mal assortis, deux conséquences très-fâcheuses. D'abord, la femme touche au

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