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Interrogez les patrons sortis des rangs des ouvriers ; ils sont nombreux, et les cœurs droits, fermes et sincères ne manquent pas parmi eux. Ils reconnaîtront leur histoire dans le tableau qui précède, et vous diront qu'il a été tracé par un ami bien informé.

CHAPITRE VII

LE SALAIRE.

Si quelqu'un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l'économie, ne l'écoutez pas; c'est un empoisonneur. FRANKLIN.

Le salaire est le prix d'un service rendu, comme le loyer d'une maison, d'une usine, d'un outil, ou d'une somme d'argent. Il est la rémunération d'une intelligence ou d'une force mises, pour le travail, à la disposition d'autrui.

L'homme qui travaille pour son compte ne se salarie pas; il crée un produit, il le consomme ou il le vend; il trouve ainsi le prix de son travail.

Deux ou plusieurs hommes réunissent leurs efforts our exécuter un certain ouvrage, d'où ils tirent un certain produit. Ils se le partagent en nature, ou, après l'avoir vendu, en argent. Il n'y a pas là salaire; il y a association aux risques et périls de ceux qui l'ont voulue et faite.

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Il y a une forme de salaire qui est un commencement d'association entre le patron et l'ouvrier, et souvent entre les ouvriers eux-mêmes.

Par exemple, un entrepreneur a des travaux de terrassement à exécuter. Il trace un lot, et offre à un ou plusieurs ouvriers de le prendre à la tâche, c'est-à-dire

moyennant un prix fixé d'avance par mètre cube déblayé et roulé à une distance convenue. Le prix se débat, et l'on arrive à une conclusion, c'est-à-dire à un prix accepté des deux côtés.

Le rôle des ouvriers qui ont fait cette convention s'est dès lors modifié. Ils vont travailler pour leur compte et l'on peut croire qu'ils y mettront toute leur force et leur application; ils y sont poussés par le risque qu'ils ont assumé dans leur convention; ils savent que s'ils ne travaillent pas avec énergie, ils peuvent perdre, c'est-à-dire n'arriver finalement qu'à un prix de journée inférieur à leur prix ordinaire. Ils savent aussi que leur courage et leur bonne entente peuvent leur assurer un bénéfice sur ce prix de journée habituel. Il y a donc là une chance de gain, un risque de perte; ils sont autre chose que des ouvriers salariés; ils sont des entrepreneurs.

Le travail fait, on cube avec l'entrepreneur général; on applique au cube trouvé le prix convenu, et les ouvriers associés se partagent le total obtenu. Sauf de trèsrares exceptions, la rémunération ainsi gagnée est supérieure au prix habituel de journée; et il est juste qu'il en soit ainsi. Devenu tâcheron, l'ouvrier emploie mieux son temps que simple ouvrier salarié.

Ce genre d'entreprise se fait souvent sous une autre forme. Le travail est donné en bloc et à forfait; mais au fond, la convention est la même; elle contient un alea; les ouvriers y sont entrepreneurs.

Le travail à la tâche associe donc le patron et l'ouvrier, puisqu'il crée entre eux un intérêt commun. Il est même à remarquer que, tandis que l'ouvrier a ainsi augmenté son prix ordinaire de journée, l'entrepreneur a obtenu un prix du mètre cube moindre que s'il avait fait

travailler à la journée. Ainsi, des deux parts on a gagné; c'est là, certes, une bonne association.

Le travail à la tâche a un autre mérite; c'est trèsgénéralement d'associer les ouvriers entre eux, chose excellente à tous égards.

Malgré ces avantages, le travail à la tâche a été l'cbjet des attaques passionnées du socialisme révolutionnaire. Son abolition était devenue le mot d'ordre de la démagogie ouvrière, en 1848, à la suite des conférences du Luxembourg, présidées, comme on sait, par un des dictateurs d'alors. Cette orgie de l'égalité 1 dans les ateliers n'a pas tenu longtemps devant le bon sens des ouvriers eux-mêmes. Le travail à la tâche a repris ses droits qui sont ceux de l'honnêteté, du courage et de l'habileté des travailleurs.

1

Mais il y a beaucoup d'industries qui ne peuvent pas employer le travail à la tâche; dans celles mêmes qui l'emploient, il y a des parties qui ne peuvent être exécutées qu'à la journée.

En un mot, le travail à la journée, payé comme tel et sans alea pour l'ouvrier, est le fait le plus général. Considérons-le donc en lui-même.

Le fond du salaire est ceci : un homme n'a que ses bras pour vivre; l'humanité, la justice, le bon sens, ne permettent pas qu'on associe cet homme à une opération qui peut être mauvaise, qu'il ne peut pas juger dans sa conception, ni attendre dans ses résultats; il a besoin de payer son loyer chaque mois, sa nourriture chaque jour. Cela ne peut pas être à ses risques et périls; il lui faut

1. Nihil æqualitate inæqualiùs. Pline le Jeune, Correspondance, IX, 5.

la sécurité du vivre et du couvert; de là, la conception du salaire de là, sa nécessité et sa moralité.

On peut dire, sans doute, que lorsqu'un ouvrier engage à un chef d'industrie sa force ou son intelligence, il se forme entre eux une association, puisque, dès lors, tous leurs efforts vont concourir au même but; mais c'est une association qui n'est licite que dans ce cas spécial, car elle ne comporte d'alea que d'un seul côté. Une des parties est payée d'avance sur un produit qui se vendra peutêtre mal, et qui, en tout cas, ne sera réalisé que dans quelques mois. Dans tout autre cas, une convention de ce genre serait léonine et légalement nulle.

On a dit du salaire qu'il n'était qu'une forme du servage, qui n'était lui-même qu'une forme améliorée de l'esclavage; on a fait ainsi la série historique : esclavage, servage, salaire. Cette conception est une erreur. Le salaire a existé de tout temps, antérieur peut-être à l'esclavage, contemporain sans nul doute.

Les Juifs avaient des esclaves; ils avaient aussi des ouvriers salariés. La Bible en donne des preuves inéludables. Le premier texte que nous y trouvons fait du payement quotidien du salaire une obligation, un commandement; il ne veut même pas que l'ouvrier attende, pour son salaire, jusqu'au lendemain. « Le prix du mercenaire qui vous donne son travail ne demeurera pas chez vous jusqu'au matin1. »

Rome avait des esclaves en grand nombre; cependant, même sous ses rois, elle avait des corporations d'artisans. Servius-Tullius leur avait accordé des priviléges

1. Lévitique, xix, 13.

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