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DES

PRESCRIPTIONS,

SUIVANT

LES NOUVEAUX CODES.

CHAPITRE PREMIER.

De l'origine, du fondement et de l'utilité de la prescription.

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prescription est née avec la propriété; elle a précédé les contrats, qui n'ont pu se former, d'une manière certaine, qu'à l'aide de l'écriture. Avant de savoir écrire, les hommes avaient des propriétésindividuelles, et la possession seule pouvait faire distinguer les différens maîtres. Lorsqu'elle était ancienne et exclusive, sans contrainte envers personne, elle signalait avec évidence le propriétaire; elle était un titre sous le nom de prescription. Le mot latin præscriptio, exprime en effet, dans son acception primitive, un ordre, une loi, un titre. Les jurisconsultes romains restreignirent sa signification dans leur langue particulière. On avait les contrats; on n'attacha plus au mot de prescription l'idée positive d'un titre; il signifia au contraire la dispense de produire un acte; il fut synonyme d'exception, de fin de nonrecevoir; et c'est dans ce sens que nous l'avons reçu.

2. Tant que la prescription n'eut pour objet que la conservation des biens et des droits acquis, elle fut, sans contredit, une institution toute favorable; elle ne pouvait produire que d'heureux effets, et on put l'appeler justement la patronne du

monde.

Mais, devenue un moyen d'acquisition et de libération, prévalant contre d'anciens titres restés trop long-temps sans exécution, elle fut souvent une peine infligée à la négligence des propriétaires et des créanciers; elle put paraître odieuse dans bien de cas, surtout lorsqu'elle tint à un court délai. Justinien lui-même en porte ce jugement, à la fin de la loi dernière, au Cod. de ann. except. Mais ce ne fut pas là son plus bel ouvrage : il laissait subsister la règle, et il la flétrissait. N'autorisait-il pas les tribunaux à l'enfreindre? Le législateur doit se garder de ces inconséquences. Si une loi est mauvaise absolument, il faut la rapporter; mais si, présentant plus d'avantages que d'inconvéniens, elle est maintenue, il faut l'honorer pour la faire observer.

3. Les prescriptions, même les plus courtes, sont fondées par des considérations assez puissantes pour les rendre respectables; elles ne reposent pas sur des vérités démontrées; mais elles sont toutes appuyées sur de fortes présomptions, aux

quelles on a dû attribuer, dans la vue du bien public, l'effet de remplacer les titres et les quittances. Domat a dit : « Toutes ces sortes de prescriptions, qui font acquérir ou perdre des droits, sont fondées sur cette présomption, que celui qui jouit d'un droit, doit en avoir quelque juste titre, sans quoi on ne l'aurait pas laissé jouir si long-temps; que celui qui cesse d'exercer un droit, en a été dépouillé par quelque juste cause, et que celui qui a demeuré si long-temps sans exiger sa dette, en a été payé, ou a reconnu qu'il ne lui était rien dû. »

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Une infinité de causes peuvent faire omettre, négliger ou périr des actes; il importe que le temps puisse suppléer à leur défaut. Si les propriétés et les droits pouvaient être toujours en compromis, si même le temps de les disputer n'était pas assez circonscrit, il n'y aurait rien d'assuré parmi les hommes, point de confiance point de crédit; les fortunes seraient continuellement ébranlées, renversées ou altérées ; le commerce n'aurait pas d'essor. Les familles, toujours inquiètes, agitées et fréquemment bouleversées, ne formeraient, dans leur assemblage, qu'un état faible et languissant. La prescription met de la stabilité dans les fortunes, de la sécurité dans les familles: sous sa sauvegarde, les alliances se forment plus aisément, les spéculations sont plus hardies, et l'état peut prospérer.

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4. La prescription, dérivée naturellement de la distinction des propriétés indispensable à sa naissance, était encore nécessaire lorsqu'on a connu le moyen de constater ses droits par écrit. Le droit civil, la trouvant établie, a dû la consacrer. Mais la loi naturelle n'avait donné qu'un principe général et indéfini, susceptible d'être appliqué diversement : la loi civile l'a décomposé, et a déterminé ses différentes applications. En marquant le temps des diverses prescriptions, le législateur a tracé des règles arbitraires, il est vrai; mais elles ont été méditées et calculées en considérant la nature et l'objet des biens et des droits dans leurs variétés, les habitudes les plus ordinaires, et la position des individus, et en suivaut les présomptions qui ont semblé le plus raisonnables.

Essayons, par des exemples, de reconnaître les combinaisons du législateur, et de justifier ses résultats.

Le propriétaire vit du produit de ses domaines; l'ouvrier, du prix de son travail: voilà des effets semblables; mais il n'y a point de parité dans les positions, et la prescription ne peut pas être la même entre le propriétaire et le fermier et entre la personne qui loue son travail à la journée et celle qui l'emploie.

Le plus grand nombre des propriétaires consomme à peu près, dans l'année, le revenu de l'année même; et, en général, le fermier attend de chaque récolte sa subsistance et le prix de sa ferme. On ne peut pas supposer qu'il s'écoule un temps bien long sans paiement de la part du fermier, et sans réclamation par le propriétaire. On ne peut pas résumer non plus une liquidation parfaite dans un court délai, après l'expiration des termes de paiement. L'attente du fermier est souvent trompée: des accidens, de mauvaises récoltes, en lui enlevant ses espérances présentes, obligent au moins le propriétaire à la patience, et il en a plus ou moins, suivant sa fortune et l'état de ses affaires. Des événemens plus heureux, de meilleures récoltes viendront probablement compenser et réparer les pertes du fermier; mais le bien et le mal ne se suivent pas périodiquement; ils n'ont pas de retours marqués; et, pour une compensation probable, il faut le cours et le balancement d'un certain nombre d'années. On a, par un terme moyen, ménagé tous les intérêts, en statuant que les fermages seront prescrits cinq ans après leur échéance. Le propriétaire est averti par la loi: si, n'étant pas payé, il laisse écouler, sans agir, le délai qu'elle lui assigne, il est censé avoir fait remise de la dette. Cette présomption sera quelquefois contraire à la réalité; mais cela n'arrivera que rarement; et, au surplus, celui qui néglige ainsi ses droits est au-dessus du besoin. On peut, sans répugnance, lui faire subir la peine de sa négligence, et l'on ne pourrait souvent l'en relever, qu'en portant la ruine et la désolation chez son fermier.

La prescription de six mois contre les ouvriers et gens de travail, pour le paiement de leurs journées, s'explique et se justifie plus aisément. On dit vulgairement, et presque toujours avec vérité, que, pour eux, chaque jour apporte son pain. On ne

passe point de bail avee les journaliers: ordinairement le louage est arrêté de confiance, et presqu'aussitôt exécuté. Le salaire est dû au moment où la journée se termine; mais, sí l'ouvrage se prolonge, il peut convenir aux ouvriers de laisser accumuler le prix de quelques journées: ils sont payés, assez habituellement, au plus tard à la fin de la semaine. Un délai de six mois leur donne une grande latitude; au delà, il y aurait trop de mécomptes, trop d'abus possibles; toutes les présomptions sont contre eux.

En analysant ainsi les différentes preseriptions, on verra le fondement des règles établies, et on en sentira la justice ou l'utilité.

5. Si nous avançons que la prescription est une institution naturelle, développée et réglée avec discernement par le droit civil, nous ne disons pas qu'on la trouvera toujours conforme aux principes rigoureux de l'équité naturelle. Il est trop difficile au législateur de suivre ces principes dans leurs développemens. L'application du droit naturel peut se faire par les individus quí considèrent leur destination sociale et leur position particulière, relativement à tel ou tel autre individu, si bien que les hommes n'auraient pas besoin d'autres lois, si l'intérêt personnel ne les égarait point; mais le droit naturel ne présente que des indications à ceux qui sont chargés de tracer des règles aux juges, et souvent ces indications ne sont que des présomptions, qui peuvent s'écarter plus ou moins de la vérité. Il n'est guère donné aux hommes de trouver les règles absolues d'une parfaite justice. Entre deux partis qui se présentent à leur esprit, les plus éclairés et les plus sages voient souvent du bon et du mauvais de chaque côté ; et leur sagesse ne va qu'à choisir le parti dans lequel ils découvrent plus de bien que de mal. La prescription, quoique réglée par l'esprit imparfait de l'homme, n'en conserve pas moins le caractère et le mérite d'une institution qui a son fondement dans le droit naturel.

6. Les jurisconsultes et les publicistes n'accordent pas tous cette proposition. Cujas, dont l'autorité est si grande, soutient, sur la loi 1re, ff. de usucap. et usurp., que l'usucapion est purement de avaient que la possession. Ces biens restèrent soumis à la prescription proprement dite, qui s'acquérait sans titre, par la simple tradition, suivie d'une jouissance de dix ans d'abord, et ensuite de trente ans.

droit civil, aussi opposée à la loi naturelle les particuliers qui lui payaient tribut n'en qu'au droit des gens. L'usucapion, que Čujas envisage, n'était plus la prescription première, indiquant et prouvant la propriété, dans l'absence des actes qui forment les titres; c'était une prescription qui faisait préférer, au droit du propriétaire, le titre donné par un usurpateur, lorsqu'il était suivi d'une possession déterminée. Et cependant, elle a encore une cause naturelle dans la présomption de l'abandon de la propriété de la part de celui qui l'a si fort négligée, qu'un autre a pu en consentir la vente et en opérer la tradition, et que le tiers qui l'a acquise a pula posséder assez long-temps.

7. La prescription, qui s'était produite comme moyen de conservation, allait quelquefois contre son but; elle recevait inévitablement sous sa sauvegarde des usurpateurs avec les possesseurs légitimes. Cet effet, qui n'était qu'accidentel, et que l'équité engageait à prévenir, s'il se pouvait, n'était peut-être pas même susceptible d'atténuation; mais on pouvait ne pas lui donner d'extension; et la loi des douze Tables, dont le principe se retrouve dans notre prescription de dix et vingt ans, l'a grandement étendu et l'a légitimé. Ce principe s'est établi et il s'est soutenu, parce qu'il est recommandé par des considérations d'ordre général, et parce qu'il a même son point de vue d'équité. Celui qui a possédé long-temps la chose qu'il a acquise de bonne foi, peut avoir droit à la protection de la loi.

8. La loi des douze Tables n'a point introduit la prescription à Rome; mais elle en a fait un moyen d'acquérir, sous le nom d'usucapion, dérivé du verbe usucapere, prendre par l'usage, acquérir par la jouissance. L'usucapion n'était accordée qu'au citoyen romain; elle lui faisait acquérir, contre le véritable propriétaire, par le laps d'un an pour les meubles, et de trois ans pour les immeubles, les choses qu'il possédait en vertu d'un titre émané d'une personne qu'il avait crue propriétaire. Elle n'embrassa d'abord que les meubles, les esclaves, les animaux privés, et les fonds situés en Italie, qui formaient, selon le droit de ce temps, le domaine civil et naturel. Le peuple romain était censé propriétaire des autres biens, tandis que

9. Il y avait aussi des différences entre l'usucapion et la prescription, pour la manière de les opposer en justice. Dunod a marqué toutes ces distinctions dans son chapitre 1er; il est inutile de les reproduire ici. Justinien les a abolies par deux lois du code, dont chacune forme un titre; l'un de nud. jur. quirit toll., et l'autre de usucap. transf. Confondant l'usucapion et la prescription, et ne considérant que deux natures de biens, les meubles et les immeubles, en quelque lieu qu'ils fussent situés, il soumit ceux-ci à la prescription de trois ans, et ceux-là à la prescription de dix ans entre présens, et vingt ans entre absens, avec titre et bonne foi.

Justinien ne dérogea pas à la loi Sicut, au code de præscrip. 30 vel 40 ann., qui fait prescrire sans titre, par une possession de trente ans. Il n'y eut plus de différence, quant au genre, entre la prescription et l'usucapion; mais la prescription fut divisée en différentes espèces, selon les objets qu'elle comprenait et le temps de sa durée. Dans la série de ces prescriptions diverses, les plus importantes et les plus remarquables sont celles de trente ans, et celles de dix et vingt ans.

10. Cujas trouve cette prescription, de dix et vingt ans, contraire au droit naturel et au droit des gens, en ce que la loi admet, pour lui servir de base, le titre donné par celui-là même qui ne peut pas établir son droit à la propriété dont il dispose. Ce jurisconsulte ne voit pas de moyen, dans le droit des gens, qui puisse faire que l'on soit capable de transporter à autrui la propriété que l'on n'a pas.

Ce n'est point la propriété que l'on transporte, puisque l'acquéreur a besoin de la prescription pour devenir propriétaire; c'est une cause de possession que l'on fait acquérir, c'est un titre pour prescrire que la loi accorde à la bonne foi de l'acquéreur. Il est vrai que la condition du véritable propriétaire est fortement empirée par un fait qui lui est étranger; car il peut perdre, par le laps de dix ans, ce que, sans ce fait, il ne pourrait perdre que par l'expiration de trente années; mais une négligence de dix ans, et, en opposition, la bonne foi de l'acquéreur, offrent des considérations d'un ordre très naturel. La loi serait encore justifiée, selon le droit des gens, si elle n'admettait pas tous les détenteurs précaires au nombre des personnes capables de concéder un titre de prescription. C'est dans cette application que la prescription se présente avec le moins de faveur; et, toutefois, elle suit une indication naturelle, puisqu'elle est fondée sur la possession. Au demeurant, Cujas affirme que l'intérêt public la réclamait, pour que la propriété ne fût pas incertaine, et il ajoute que la loi des douze Tables l'a introduite.

11. L'on ne doit pas conclure de cette expression que, dans l'opinion de Cujas, la prescription ne date que des douze Tables. Ce grand jurisconsulte ne s'occupe pas de l'origine de la prescription; il ne traite, en cet endroit, que de l'usucapion; mais il est bien des légistes qui ne remontent pas plus haut, et qui croient que la loi des douze Tables a véritablement introduit la prescription. Ce code, dont les Décemvirs recueillirent les principaux élémens dans la Grèce, ne fut publié à Rome que plus de trois cents ans après sa fondation. Serait-il possible de croire que, jusqu'à cette époque, les Romains avaient été ou dans un état de barbarie et de confusion qui ne leur permettait pas de distinguer les propriétés par la possession, ou assez avancés pour reconnaître les propriétaires à d'autres signes que la possession? Ils florissaient déjà, et cependant la propriété n'était guère pour eux, encore, que dans la possession; et les autres nations plus anciennes dans la civilisation, n'avaient peut-être pas, sous ce rapport, une législation plus perfectionnée.

12. Si l'on envisage la prescription de plus haut, en la cherchant à sa véritable source, à l'établissement des sociétés, on la voit se former par la force des choses, et découler naturellement de l'alliance de la propriété et de la possession; et l'on conclut que si elle est réglée par la loi civile, elle a son fondement dans le droit naturel; qu'elle est d'ailleurs en rapport avec le droit des gens, puisqu'il admet la

propriété individuelle; et, à cet égard on remarque que toutes les nations civilisées ont adopté la prescription comme un principe d'équité naturelle et d'ordre public. On peut prescrire partout où l'on peut acquérir à titre onéreux.

13. Grotius, de jure belli et pacis, lib. 2, cap. 4, avance que la prescription n'a été introduite que par le droit civil; et sa raison, c'est que le temps n'a, par sa nature, aucune vertu productrice; que rien ne se fait par le temps, quoique tout se fasse dans le temps. Malgré l'air imposant de cette sentence, l'auteur ne soutient pas sa proposition; il convient bientôt que l'on peut avoir droit sur la chose d'autrui, contre la volonté du maître. Puis, pour consolider les propriétés, il avoue également l'abandon exprès et l'abandon présumé; exprès, lorsqu'il se fait par une déclaration formelle du propriétaire; présumé, lorsqu'il résulte du long espace de temps pendant lequel le propriétaire à cessé de posséder sa chose, et l'a laissé jouir par un autre. Il finit par dire qu'entre ceux qui n'ont d'autre loi commune que le droit naturel, la longue possession est un bon titre à alléguer.

14. Puffendorf est plus conséquent : dans son Traité du droit de la nature et des gens, chap. 12, §9, il enseigne que, la propriété des biens ayant été établie pour la paix du genre humain, il s'ensuit, qu'on doit, après un certain temps, assurer aux possesseurs de bonne foi un droit incontestable sur ce qu'ils tiennent. Le terme précis qui les met à couvert de toute éviction, ne lui paraît déterminé ni par le droit naturel, ni par le consentement général des peuples; mais il est persuadé que la prescription en elle-même, et détachée de la détermination précise des temps marqués par les lois, est une dépendance et une suite naturelle de la propriété des biens. Au § 11, il conclut, comme Grotius, qu'entre ceux qui n'ont d'autre loi commune que le droit naturel et le droit des gens, on peut alléguer, à juste titre, une possession acquise de bonne foi, et conservée long-temps sans interruption.

15. Ferrières, sur le titre 6 du liv. 2 des Institutes, et dans son Dictionnaire de

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