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Le Censeur

EUROPÉEN,

OU

Examen de diverses questions du droit public, et de divers ouvrages littéraires et scientifique, considérés dans leurs rapports avec les progrès de la civilisation.

PREMIÈRE PARTIE.

MATIÈRES GÉNÉRALES.

DES GARANTIES INDIVIDUELLES

DUES A TOUS LES MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ.

L'ETAT social ne se maintient que par

l'obéissance qu'obtiennent les lois et les autorités. Cependant les hommes se plaignent fort souvent des unes et des autres : il y a, dans la plupart des langues, des mots qui expriment l'abus ou Cens. Europ. - Toм. IX.

I

l'excès du pouvoir; presque partout on a parlé de tyrannie, d'usurpation, de despotisme d'oppression, d'exaction; de puissance arbitraire; et ces expressions, bien qu'employées, comme beaucoup d'autres, avec fort peu de précision et de justesse, sont probablement susceptibles de quelque sens déterminé.

Quels motifs pouvons-nous avoir d'être mé contens des autorités et des lois? Elles nous préservent des agressions et des violences d'autrui ; elles empêchent que nous ne soyons sans cesse exposés à des attentats contre nos personnes, nos biens, notre industrie, l'exercice raisonnable de nos facultés. Que ceux qui veulent commettre ou qui ont commis ces attentats se plaignent de la puissance publique, elle est leur ennemie, ils sont naturellement en guerre avec elle. Mais comment arrive-t-il qu'elle soit accusée par ceux qui n'ont d'intérêt qu'à la répression de ces désordres et de ces crimes? On ne conçoit que deux genres de reproches qu'ils pourraient avoir à lui faire : l'un, si elle ne parvenait point à les mettre à l'abri des atteintes particulières; l'autre, si elle employait sa propre force à leur causer elle-même les dommages dont elle doit les préserver.

Réprimer tous les désordres particuliers,

rendre absolument impossible toute offense personnelle, est le but que la puissance se propose; elle emploie sa vigilance et sa vigueur à l'atteindre; mais elle n'aurait pu, sans témé¬ rité, promettre de ne le manquer jamais. Nous la voyons toutefois s'en approcher de plus en plus, à mesure que la civilisation se perfectionne, et que la force réprimante est plus secondée par les habitudes morales et par les lumières. Nous savons bien d'ailleurs que l'autorité qui n'arrêterait pas le cours des violences exercées contre les personnes et contre les propriétés, finirait par en être ellemême la victime: hors le cas bien rare où il lui convient de s'en rendre complice, son propre intérêt l'entraîne à tel point à y mettre les obstacles qui sont à sa disposition, qu'en géné ral il y aurait de l'injustice à lui reprocher de n'y pas toujours réussir.

Mais assurémént il ne tient qu'à elle de ne jamais employer ses propres forces à des atten tats pareils à ceux qu'elle réprime; et c'est sans doute lorsqu'on suppose qu'elle en a commis pour son propre compte qu'on l'appelle arbitraire, oppressive, despotique. A notre avis, voilà le véritable, l'unique sens de des mots : ils reprochent à la puissance des agressions du genre de

celles contre lesquelles elle est armée, c'est-àdire, des violences, des vols, des rapines, des extorsions, des offenses; et l'on appelle garanties individuelles, non-seulement l'engagement qu'elle prend de s'en abstenir, mais aussi les institutions qui l'obligent en effet d'y re

noncer.

Ces garanties sont, à peu près, les seules limites qui puissent utilement circonscrire la puissance dans un grand état. Ce n'est pas qu'en s'abstenant des actes qui viennent d'être indiqués et qui sont réellement criminels, elle ne puisse tomber encore en beaucoup d'erreurs nuisibles; mais les moyens de l'en préserver, outre que d'ordinaire ils ne sont pas très-efficaces, peuvent devenir souvent fort dangereux. Une société où l'on parviendrait à mettre les gouvernés à l'abri de toute oppression serait déjà si heureuse, qu'on pourrait bien abandonner aux gouvernans le soin de la rendre de plus en plus prospère; car la félicité publique deviendrait leur seul intérêt, leur seule pensée, du moment où ils ne songeraient plus à exercer des brigandages. Au surplus, qu'il n'y ait rien ou qu'il reste quelque chose à désirer au-delà des garanties individuelles, elles sont du moins le seul objet des réflexions qu'on va

lire, et qui n'ont pour but que d'empêcher les pouvoirs qui nous protégent contre les malfaiteurs, de le devenir eux-mêmes.

Réduite à des termes si simples, la question présente encore de graves difficultés qui proviennent toutes de ce qu'il faut bien qu'en certaines circonstances la puissance publique porte la main sur des personnes ou sur des propriétés, interdise ou exige quelques actions. En effet, elle ne réprime des attentats qu'en saisissant ceux qui les commettent; elle ne maintient l'ordre que par des dépenses auxquelles chacun doit contribuer; et, pour entretenir les relations sociales, elle a quelquefois besoin de contraindre à les respecter. II s'agit d'empêcher qu'elle ne soit réellement agressive en feignant d'agir comme tutélaire. Or, entre ces deux espèces d'actes, la nuance est quelquefois si délicate qu'elle peut s'y tromper elle-même.

En une telle matière, les idées générales ne deviennent sûres qu'autant qu'elles résultent de l'examen d'un assez grand nombre de détails. Nous rechercherons donc successivement en

quoi consistent la sûreté des personnes, la sûreté des propriétés, la liberté de l'industrie des opinions et des consciences; par quels actes

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