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Un mémoire imprimé en 1778, et attribué à un célèbre ministre d'État, détracteur et ennemi déclaré du Dauphin, présente sur ce prince une étrange critique, en lui reprochant d'avoir un caractère polonais. Quand il est question d'apprécier sérieusement les qualités et les vices des hommes et particulièrement des princes, on devrait, ce semble, au lieu de prendre pour règles les coutumes et les préjugés des cours, s'élever aux grands principes de morale et d'honneur qui sont les immortels flambeaux de la conscience humaine. Ce caractère polonais, que le Dauphin tenait de sa noble mère Marie Leckzinska, n'était au fond que l'amour de la vertu et l'horreur du vice. Il eût été à souhaiter pour la France et la monarchie que toute la Cour de Louis XV eût imité le prince qu'on insultait d'en bas, faute de pouvoir s'élever jusqu'à lui. Il n'est ni dans mon sujet ni dans mes intentions de chercher à diminuer le mérite de M. de Choiseul ou à surfaire le mérite du Dauphin; mais il me sera permis de dire que tous les hommes sensés n'hésiteront pas à préférer à cette légèreté d'un esprit sceptique avec laquelle le ministre se vantait d'être fort novice en examen de conscience, la gravité pleine de sagesse du prince qui, désireux de donner à ses fils une leçon d'humanité et d'égalité chrétienne, faisait apporter au palais de Versailles le registre de la paroisse où ils avaient été baptisés, et l'ouvrant en leur présence, leur disait : Voyez, mes enfants, vos noms inscrits à la suite de celui du pauvre et de l'indigent. La religion et la nature ont fait les hommes égaux; la vertu seule établit une différence entre eux. Peut-être même que le malheureux qui vous précède dans cette liste sera plus grand aux yeux de Dieu que vous ne le serez jamais aux yeux des peuples. »

Parmi les enfants qui écoutaient ces paroles, il n'y avait guère que le duc de Berry qui fût en âge de les comprendre. Élisabeth, qui devait un jour pratiquer cette morale, n'en reçut pas l'initiation des lèvres paternelles. Venue, nous l'avons dit, la dernière de la lignée, elle ne devait point connaître celui qu'elle était appelée à imiter.

Peu de temps après sa naissance, le Dauphin et la Dauphine vinrent à Paris, en l'église de Notre-Dame, remercier Dieu de leur avoir accordé une seconde fille. Fort empressés, à cette époque, à se porter sur les pas de la famille royale, les Parisiens remarquèrent que le prince, qui était naguère d'un embonpoint plus qu'ordinaire, avait maigri d'une façon surprenante, et que le coloris de son teint s'était tout à fait effacé. Le mal dont ce changement était le symptôme ne tarda pas à se révéler. Cependant, malgré sa langueur, il voulut se rendre à un camp de plaisance établi à Compiègne, puis il suivit la cour à Fontainebleau. Là devait s'arrêter sa course. Étendu sur un lit de souffrance dont il ne se releva plus, il retrouva près de lui sa fidèle compagne, cette garde angélique qu'il tenait de Dieu. Quelle digne femme! s'écria-t-il; après avoir fait le bonheur de ma vie, elle m'aide encore à mourir ! » Lorsque son confesseur entra dans sa chambre et approcha de son lit, le Dauphin voyant son air triste, lui dit le premier: « Ne vous affligez pas; je n'ai, grâce à Dieu, aucune attache à la vie. Je n'ai jamais été ébloui de l'éclat du trône auquel j'étais appelé par ma naissance; je ne l'envisageais que par les redoutables devoirs qui l'accompagnent et les périls qui l'environnent. »

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Le Dauphin demanda au cardinal de Luynes s'il y avait des caves de sépulture dans le chœur de sa cathédrale.

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Monseigneur, lui répondit le cardinal, il n'y en a qu'une sous l'autel pour les archevêques.

Il faudra donc, reprit le prince, en faire une autre; car je dois faire un voyage à Sens. »

Ces mots se trouvèrent bientôt expliqués.

Au dehors du château et dans toute la France des vœux se faisaient pour la conservation de ce prince, tandis que de son côté le prince faisait cette suprême prière : « Mon Dieu, je vous en conjure, protégez à jamais ce royaume, comblez-le de vos grâces et de vos bénédictions les plus. abondantes. » Dieu ne voulut exaucer ni les prières de la France ni les prières du prince: le Dauphin mourut le vendredi 20 novembre 1765, à huit heures du matin, âgé de trente-six ans et trois mois et demi.

Louis XV, qui n'avait point voulu quitter Fontainebleau pendant la maladie de ce fils tendrement aimé, fut vivement ému de sa mort, et surtout de la manière dont il l'apprit. Les jeunes princes, fils du Dauphin, avaient connu avant le Roi le malheur qui venait de les frapper. L'aîné d'entre eux, le jeune duc de Berry, s'en montrait inconsolable et refusait de quitter sa chambre. Son gouverneur, le duc de la Vauguyon, lui fit comprendre qu'il était de son devoir de le conduire auprès de son royal aïeul. Arrivé aux appartements du Roi, le duc de la Vauguyon donna l'ordre d'annoncer Monsieur le Dauphin. A ce nom qu'on lui donnait pour la première fois, l'enfant fondit en larmes et s'évanouit. « Pauvre France! s'écria Louis XV en sanglotant, un Roi âgé de cinquante-cinq ans et un Dauphin de onze!

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Dans cette dramatique scène, on dirait que Louis XV, en prenant le deuil de son fils, porte celui de la monarchie. Il semble qu'on voit apparaître les misères du pré

sent, et que, par une rapide échappée, on aperçoit les nuages sombres et chargés de tempêtes qui montent à l'horizon de l'avenir.

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Le présent, en effet, offrait tant de scandales et l'avenir tant de périls, que le prince qui venait de mourir dans la force de l'àge n'avait pu jusqu'à sa dernière heure en détourner ses tristes pensées. Il s'éteignait comme accablé sous le poids des terribles obligations qui le menaçaient. — « Ce qui rend, disait-il un jour en soupirant, la réforme de l'État si difficile, c'est qu'il faudrait deux bons règnes de suite, l'un pour extirper les abus, l'autre pour les empêcher de renaître. » Et remarquant que ce déclin du sens moral, qui avait déjà frappé Leibnitz, était dû surtout au déréglement effréné de la plume et de la parole : « Vous le voyez, s'écriait-il, il ne paraît presque point de livres où la religion ne soit traitée de superstition et de chimère, où les rois ne soient représentés comme des tyrans, et leur autorité comme un despotisme intolérable. Les uns le disent ouvertement et avec audace, les autres se contentent de l'insinuer adroitement. »

Le respect que le Dauphin professait pour son père ne lui permettait pas d'ajouter que les vices étalés dans une haute sphère autorisaient ces attaques contre le trône, et que pendant qu'au dehors on battait en brèche les remparts de la monarchie, ils étaient ébranlés au dedans par ceux qui avaient mission de les défendre. Les licences du règne fournissaient des armes aux licences de la presse. Le cri d'alarme prophétique que jetait le Dauphin sur l'avenir était donc doublement motivé. On a écrit que celui qui jugeait ainsi son époque succomba à une maladie dont il portait le germe depuis plusieurs années. Je n'ai vu nulle part que la science ait constaté ce fait. On a dit que l'abo

lition de la Compagnie de Jésus, dont il croyait l'existence nécessaire à l'éducation chrétienne de la jeunesse dans les provinces du royaume1, lui avait causé un chagrin qui avait altéré sa santé. La chose n'est pas impossible, car le Dauphin sentait profondément toute atteinte portée à la religion, qui était à ses yeux le premier fondement des empires.

On est allé plus loin. On a insinué que M. de Choiseul avait voulu se débarrasser par le poison d'un concurrent dangereux, capable autant que digne de gagner la con

1 Cerutti, qui avait eu la gloire de voir un de ses ouvrages attribué à J. J. Rousseau, et la satisfaction de voir son Apologie de l'Institut des Jésuites obtenir le suffrage particulier du Dauphin, raconte qu'à l'époque où il entreprit ce dernier ouvrage, il avait eu avec ce prince a une conversation où son auguste interlocuteur, mettant à l'écart les petits intérêts monastiques, lui développa des vues dignes de l'héritier d'un grand

royaume.

2 C'est ce qui résulterait d'un document publié par Soulavie dans ses Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, tome I, page 295:

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Opinion et témoignage du maréchal de Richelieu consigné dans une note de lui, remise à Mirabeau, auteur de l'ouvrage intitulé Mémoires du duc d'Aiguillon, sur la mort de M. le Dauphin, père de Louis XVI.

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M. le Dauphin, ce digne prince, si peu connu pendant trente-cinq ans de sa vie, et qui aurait tant mérité de l'être; cet excellent fils, si bon père, avait vécu fort retiré dans les temps des troubles causés par l'empire des maîtresses, empire qu'il blâmait en silence, mais que son respect pour son Roi ne lui permettait pas d'examiner.

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Depuis la mort de madame de Pompadour, voyant son père entièrement livré à ses enfants, et passant sa vie avec eux, il avait cru pouvoir développer davantage les sentiments dont son cœur était rempli.

» Le camp de Compiègne parut lui donner une nouvelle existence. Ce prince, aussi affable que vertueux, visitait les soldats, les secourait, leur présentait sa femme, les appelait mes camarades et mes amis, et causait parmi eux une ivresse universelle qui allait jusqu'au délire.

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Mais comme ce n'était ni l'intention ni l'intérêt du ministre prépondérant que le crédit de M. le Dauphin augmentât à un tel point que le

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