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divers endroits de leurs édits, et en particulier dans le passage suivant d'un écrit célèbre, publié en 1667, au nom et par les ordres de Louis XIV: « Qu'on ne dise donc point que le sou« verain ne soit pas sujet aux lois de son État, puisque la proposition contraire est une vérité du droit des gens, que la « flatterie a quelquefois attaquée, mais que les bons princes ont toujours défendue comme une divinité tutélaire de leurs Étals. « Combien est-il plus légitime de dire, avec le sage Platon, que la parfaite félicité d'un royaume est qu'un prince soit obéi de ses sujets, que le prince obéisse à la loi, et que la loi soit droite, et << toujours dirigée au bien public *! » Je ne m'arrêterai point à chercher si la liberté étant la plus noble des facultés de l'homme, ce n'est pas dégrader sa nature, se mettre au niveau des bêtes esclaves de l'instinct, offenser mème l'auteur de son être, que de renoncer sans réserve au plus précieux de tous ses dons, que de se soumettre à commettre tous les crimes qu'il nous défend, pour complaire à un maître féroce ou insensé, et si cet ouvrier sublime doit être plus irrité de voir détruire que déshonorer son plus bel ouvrage. Je négligerai, si l'on veut, l'autorité de Barbeyrac, qui déclare nettement, d'après Locke, que nul ne peut vendre sa liberté jusqu'à se soumettre à une puissance arbitraire qui le traite à sa fantaisie Car, ajoute-t-il, ce serait vendre sa propre vie, dont on n'est pas le maître. Je demanderai seulement de quel droit ceux qui n'ont pas craint de s'avilir eux-mêmes jusqu'à ce point, ont pu soumettre leur postérité à la même ignominie, et renoncer pour elle à des biens qu'elle ne tient point de leur libéralité, et sans lesquels la vie même est onéreuse à tous ceux qui en sont dignes.

Puffendorff dit que, tout de même qu'on transfère son bien à autrui par des conventions et des contrats, on peut aussi se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu'un. C'est là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement: car, premièrement, le bien que j'aliène me devient une chose tout à fait étrangère, et

*Ce passage est extrait d'une espèce de manifeste publié au nom du roi (1667, in-4°, Imprimerie royale), intitulé Traité des droits de la reine Très-Chrétienne sur divers Etats de la monarchie d'Espagne. Il est vrai de dire qu'on y lit immédiatement après le passage cité par Rousseau, que les rois sont les auteurs des lois dans leurs États (p. 140.)

dont l'abus m'est indifférent; mais il m'importe qu'on n'abuse point de ma liberté, et je ne puis, sans me rendre coupable du mal qu'on me forcera de faire, m'exposer à devenir l'instrument du crime. De plus, le droit de propriété n'étant que de convention et d'institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu'il possède mais il n'en est pas de même des dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu'on ait droit de se dépouiller en s'otant l'une on dégrade son ètre; en s'òtant l'autre on l'anéantit autant qu'il est en soi et comme nul bien temporel ne peut dédommager de l'une et de l'autre, ce serait offenser à la fois la nature et la raison que d'y renoncer à quelque prix que ce fut. Mais quand on pourrait aliéner sa liberté comme ses biens, la différence serait très-grande pour les enfants, qui ne jouissent des biens du père que par transmission de son droit; au lieu que la liberté étant un don qu'ils tiennent de la nature en qualité d'hommes, leurs parents n'ont eu aucun droit de les en dépouiller de sorte que comme pour établir l'esclavage il a fallu faire violence à la nature, il a fallu la changer pour perpétuer ce droit et les jurisconsultes qui ont gravement prononcé que l'enfant d'une esclave naitrait esclave ont décidé en d'autres termes qu'un homme ne naitrait pas homme.

Il me parait donc certain que non-seulement les gouvernements n'ont point commencé par le pouvoir arbitraire, qui n'en est que la corruption, le terme extrême, et qui les ramène enfin à la seule loi du plus fort, dont ils furent d'abord le remède; mais encore que quand même ils auraient ainsi commencé, ce pouvoir, étant par sa nature illégitime, n'a pu servir de fondement aux droits de la société, ni par conséquent à l'inégalité d'institution.

Sans entrer aujourd'hui dans les recherches * qui sont encore à faire sur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne, en suivant l'opinion commune, à considérer ici l'établissement du corps politique comme un vrai contrat entre le peuple et les chefs qu'il se choisit; contrat par lequel les deux parties s'obligent à l'observation des lois qui y sont stipulées, et qui forment les liens de leur union. Le peuple, ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes ses volontés en une seule, tous

* Voyez le Contrat social, qui parut huit aus après ce Discours. ( ÉD. )

les articles sur lesquels cette volonté s'explique deviennent autant de lois fondamentales qui obligent tous les membres de l'État sans exception, et l'une desquelles règle le choix et le pouvoir des magistrats chargés de veiller à l'exécution des autres. Ce pouvoir s'étend à tout ce qui peut maintenir la constitution, sans aller jusqu'à la changer. On y joint des honneurs qui rendent respectables les lois et leurs ministres, et pour ceux-ci personnellement, des prérogatives qui les dédommagent des pénibles travaux que coûte une bonne administration. Le magistral, de son côté, s'oblige à n'user du pouvoir qui lui est confié que selon l'intention des commettants, à maintenir chacun dans la paisjble jouissance de ce qui lui appartient, et à préférer en toute occasion l'utilité publique à son propre intérêt.

Avant que l'expérience eût montré ou que la connaissance du cœur humain eût fait prévoir les abus inévitables d'une telle constitution, elle dut paraitre d'autant meilleure, que ceux qui étaient chargés de veiller à sa conservation y étaient eux-mêmes les plus intéressés * : car la magistrature et ses droits n'étant établis que sur les lois fondamentales, aussitôt qu'elles seraient détruites, les magistrats cesseraient d'être légitimes, le peuple ne serait plus tenu de leur obéir; et comme ce n'aurait pas été le magistrat, mais la loi, qui aurait constitué l'essence de l'État, chacun rentrerait de droit dans sa liberté naturelle.

Pour peu qu'on y réfléchit attentivement, ceci se confirmerait par de nouvelles raisons; et par la nature du contrat on verrait qu'il ne saurait être irrévocable car s'il n'y avait point de pouvoir supérieur qui put être garant de la fidélité des contractants, ni les forcer à remplir leurs engagements réciproques, les parties demeureraient seules juges dans leur propre cause, et chacune d'elles aurait toujours le droit de renoncer au contrat sitôt qu'elle trouverait que l'autre en enfreint les conditions, ou qu'elles cesseraient de lui convenir. C'est sur ce principe qu'il semble que le droit d'abdiquer peut être fondé. Or, à ne considérer, comme nous faisons, que l'institution humaine, si le magistrat. qui a tout le pouvoir en main et qui s'approprie tous les avantages du contrat, avait pourtant le droit de renoncer à l'autorité, à plus

* VAR. de l'édition originale: le plus intéressé.

forte raison le peuple, qui paye toutes les fautes des chefs, devrait avoir le droit de renoncer à la dépendance. Mais les dissensions affreuses, les désordres infinis qu'entraînerait nécessairement ce dangereux pouvoir, montrent, plus que toute autre chose, combien les gouvernements humains avaient besoin d'une basc plus solide que la seule raison, et combien il était nécessaire au repos public que la volonté divine intervint pour donner à l'autorité souveraine un caractère sacré et inviolable, qui ôtât aux sujets le funeste droit d'en disposer. Quand la religion n'aurait fait que ce bien aux hommes, c'en serait assez pour qu'ils dussent tous la chérir et l'adopter, même avec ses abus, puisqu'elle épargne encore plus de sang que le fanatisme n'en fait couler. Mais suivons le fil de notre hypothèse.

Les diverses formes des gouvernements tirent leur origine des différences plus ou moins grandes qui se trouvèrent entre les particuliers au moment de l'institution. Un homme était-il éminent en pouvoir, en vertu, en richesse ou en crédit, il fut seul élu magistrat, et l'État devint monarchique. Si plusieurs, à peu près égaux entre eux, l'emportaient sur tous les autres, ils furent élus conjointement, et l'on eut une aristocratie. Ceux dont la fortune ou les talents étaient moins disproportionnés, et qui s'étaient le moins éloignés de l'état de nature, gardèrent en commun l'administration suprême, et formèrent une démocratie. Le temps vérifia laquelle de ces formes était la plus avantageuse aux hommes. Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent garder leur liberté; les sujets ne songèrent qu'à l'òter à leurs voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien dont ils ne jouissaient plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre le bonheur et la vertu.

Dans ces divers gouvernements, toutes les magistratures furent d'abord électives; et quand la richesse ne l'emportait pas, la préférence était accordée au mérite, qui donne un ascendant naturel, et à l'âge, qui donne l'expérience dans les affaires et le sangfroid dans les délibérations. Les anciens des Hébreux, les gérontes de Sparte, le sénat de Rome, et l'étymologie même de notre mot seigneur, montrent combien autrefois la vieillesse était respectée.. Plus les élections tombaient sur des hommes avancés en åge, plus

elles devenaient fréquentes, et plus leurs embarras se faisaient sentir les brigues s'introduisirent, les factions se formèrent, les partis s'aigrirent, les guerres civiles s'allumèrent; enfin le sang des citoyens fut sacrifié au prétendu bonheur de l'État, et l'on fut à la veille de retomber dans l'anarchie des temps antérieurs. L'ambition des principaux profita de ces circonstances pour perpétuer leurs charges dans leurs familles ; le peuple, déjà accoutumé à la dépendance, au repos et aux commodités de la vie, et déjà hors d'état de briser ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité : et c'est ainsi que les chefs, devenus héréditaires, s'accoutumèrent à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l'État, dont ils n'étaient d'abord que les officiers; à appeler leurs concitoyens leurs esclaves; à les compter, comme du bétail, au nombre des choses qui leur appartenaient; et à s'appeler eux-mêmes égaux aux dieux, et rois des rois.

Si nous suivons le progrès de l'inégalité dans ces différentes révolutions, nous trouverons que l'établissement de la loi et du droit de propriété fut son premier terme, l'institution de la magistrature le second, que le troisième et dernier fut le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitaire; en sorte que l'état de riche et de pauvre fut autorisé par la première époque, celui de puissant et de faible par la seconde, et par la troisième celui de maître et d'esclave, qui est le dernier degré de l'inégalité et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu'à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l'institution légitime.

Pour comprendre la nécessité de ce progrès, il faut moins considérer les motifs de l'établissement du corps politique, que la forme qu'il prend dans son exécution et les inconvénients qu'il entraîne après lui; car les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les mêmes qui en rendent l'abus inévitable : et comme, excepté la seule Sparte, où la loi veillait principalement à l'éducation des enfants, et où Lycurgue établit des mœurs qui le dispensaient presque d'y ajouter des lois, les lois, en général moins fortes que les passions, contiennent les hommes sans les changer; il serait aisé de prouver que tout gouvernement qui, sans se corrompre ni s'altérer, marcherait toujours exactement selon la fin de

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