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leurs yeux, un spectacle si choquant pour tout peuple qui n'est qu'honnête.

Mais pense-t-on qu'au fond l'adroite parure de nos femmes ait moins son danger qu'une nudité absolue, dont l'habitude tournerait bientôt les premiers effets en indifférence, et peut-être en dégout? Ne sait-on pas que les statues et les tableaux n'offensent les yeux que quand un mélange de vêtements rend les nudités obscènes? Le pouvoir immédiat des sens est faible et borné : c'est par l'entremise de l'imagination qu'ils font leurs plus grands ravages: c'est elle qui prend soin d'irriter les désirs, en prêtant à leurs objets encore plus d'attraits que ne leur en donna la nature ; c'est elle qui découvre à l'œil avec scandale ce qu'il ne voit pas seulement comme nu, mais comme devant être habillé. Il n'y a point de vetement si modeste au travers duquel un regard enflammé par l'imagination n'aille porter les désirs. Une jeune Chinoise, avançant un bout de pied couvert et chaussé, fera plus de ravage à Pékin que n'eût fait la plus belle fille du monde dansant toute nue au bas du Taygète. Mais quand on s'habille avec autant d'art et si ́ peu d'exactitude que les femmes le font aujourd'hui; quand on ne montre moins que pour faire désirer davantage; quand l'obsta⚫cle qu'on oppose aux yeux ne sert qu'à mieux irriter l'imagina. tion; quand on ne cache une partie de l'objet que pour parer celle qu'on expose,

Heu! male tum mites defendit pampinus uvas*.

Terminons ces nombreuses digressions. Grâce au ciel, voici la dernière : je suis à la fin de cet écrit. Je donnais les fêtes de Lacédémone pour modèle de celles que je voudrais voir parmi nous. Ce n'est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité, que je les trouve recommandables: sans pompe, sans luxe, sans appareil, tout y respirait, avec un charme secret de patriotisme qui les rendait intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres : sans affaires et sans plaisirs, au moins VIRG., Georg. I, v. 448.

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Je me souviens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un spectacle assez simple, et dont pourtant l'impression m'est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le régiment de Saint-Gervais avait fait l'exercice; et, selon la coutume, on avait soupé par compagnies : la plupart de ceux qui les composaient se rassemblerent, après le souper, dans la

de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passaient, dans cette douce uniformité, la journée sans la trouver trop longue, et la vie sans la trouver trop courte. Ils s'en retournaient chaque soir, gais et dispos, prendre leur frugal repas, contents de leur patrie, de leurs concitoyens et d'eux-mêmes. Si l'on demande quelque exemple de ces divertissements publics, en voici un rapporté par Plutarque.' Il y avait, dit-il, toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges; et ces danses se faisaient au chant de chaque bande. Celle des vieillards commençait la première, en chantant le couplet suivant :

place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres, et ceux qui portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n'offrir rien de fort intéressant à voir; cependant l'accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours; mille espèces d'évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des tambours, l'éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formait une sensation très-vive qu'on ne pouvait supporter de sangfroid. Il était tard, les femmes étaient couchées; toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs : elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent; les maitresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin ; les enfants même, éveillés par le bruit, accoururent demi-vêtus entre les pères et les mères. La danse fut suspendue : ce ne furent qu'embrassements, ris, santés, caresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que, dans l'allégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m'embrassant, fut saisi d'un tressaillement que je crois sentir et partager encore. « Jean-Jacques, me disait-il, aime «ton pays. Vois-tu ces bons Genevois? ils sont tous amis, ils sont tous a frères; la joie et la concorde règnent au milieu d'eux. Tu es Genevois; << tu verras un jour d'autres peuples; mais, quand tu voyagerais autant «que ton père, tu ne trouveras jamais leurs pareils. »

On voulut recommencer la danse, il n'y eut plus moyen; on ne savait plus ce qu'on faisait, toutes les têtes étaient tournées d'une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir resté quelque temps encore à rire et à causer sur la place, il fallut se séparer: chacun se retira paisiblement avec sa famille; et voilà comment ces aimables et prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que ce spectacle dont je fus si tonché serait sans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir, et un cœur fait pour le sentir. Non, il n'y a de pure joie que la joie publique, et les vrais sentiments de la nature ne règnent que sur le peuple. Ah! dignité, fille de l'orgueil et mère de l'ennui, jamais tes tristes esclaves eurent-ils un pareil moment en leur vie?

Nous avons été jadis

Jeunes, vaillants, et hardis.

Suivait celle des hommes, qui chantaient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence:

Nous le sommes maintenant,

A l'épreuve à tout venant.

Ensuite venaient les enfants, qui leur répondaient en chantant de toute leur force :

Et nous bientôt le serons,

Qui tous vous surpasserons.

Voilà, monsieur, les spectacles qu'il faut à des républiques. Quant à celui dont votre article Genève m'a forcé de traiter dans cet essai, si jamais l'intérêt particulier vient à bout de l'établir dans nos murs, j'en prévois les tristes effets; j'en ai montré quelquesuns, j'en pourrais montrer davantage. Mais c'est trop craindre un malheur imaginaire, que la vigilance de nos magistrats saura prévenir. Je ne prétends point instruire des hommes plus sages que moi il me suffit d'en avoir dit assez pour consoler la jeunesse de mon pays d'être privée d'un amusement qui coûterait si cher à la patrie. J'exhorte cette heureuse jeunesse à profiter de l'avis qui termine votre article. Puisse-t-elle connaître et mériter son sort! puisse-t-elle sentir toujours combien le solide bonheur est préférable aux vains plaisirs qui le détruisent! puisse-t-elle transmettre à ses descendants les vertus, la liberté, la paix qu'elle tient de ses pères ! C'est le dernier vœu par lequel je finis mes écrits, c'est celui par lequel finira ma vie.

QUATRE LETTRES

A

M. LE PRÉSIDENT DE MALESHERBES,

CONTENANT LE VRAI TABLEAU DE MON CARACTÈRE, ET LES VRAIS MOTIFS DE TOUTE MA CONDUITE.

PREMIÈRE LETTRE.

Rousseau hait souverainement l'injustice. Il est né paresseux et pour la solitude; de sorte qu'il ne se fût pas cru trop malheureux à la Bastille. Son vœu est d'être connu des hommes tel qu'il est.

Montmorency, le 4 janvier 1762.

J'aurais moins tardé, monsieur, à vous remercier de la dernière lettre dont vous m'avez honoré, si j'avais mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir qu'elle m'a fait. Mais, outre qu'il m'en coûte beaucoup d'écrire, j'ai pensé qu'il fallait donner quelques jours aux importunités de ces temps-ci, pour ne vous pas accabler des miennes. Quoique je ne me console point de ce qui vient de se passer, je suis très-content que vous en soyez instruit, puisque cela ne m'a point ôté votre estime; elle en sera plus à moi quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne suis.

Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on m'a vu prendre, depuis que je porte une espèce de nom dans le monde, me font peut-être plus d'honneur que je n'en mérite; mais ils sont certainement plus près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes de lettres qui, donnant tout à la réputation, jugent de mes sentiments par les leurs. J'ai un cœur trop sensible à d'autres attachements pour l'être si fort à l'opinion publique ; j'aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu'ils le supposent. Celui pour qui la fortune et l'espoir de parvenir ne balança jamais un rendez-vous ou un souper agréable, ne doit pas naturellement sacrifier son bonheur au désir de faire parler de lui; et il n'est point du tout croyable qu'un homme qui se sent

quelque talent, et qui tarde jusqu'à quarante ans à le faire connaître, soit assez fou pour aller s'ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir la réputation d'un misanthrope.

Mais, monsieur, quoique je haïsse souverainement l'injustice et la méchanceté, cette passion n'est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes, si j'avais, en les quittant, quelque grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins noble et plus près de moi. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n'a fait qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi, qu'avec ceux que je vois dans le monde; et la société, dont mon imagination fait les frais dans ma retraite, achève de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. O monsieur, combien vous vous trompez ! C'est à Paris que je l'étais, c'est à Paris qu'une bile noire rongeait mon cœur; et l'amerture de cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j'ai publiés tant que j'y suis resté. Mais, monsieur, comparez ces écrits avec ceux que j'ai faits dans ma solitude : ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d'âme qui ne se joue point, et sur laquelle on peut porter un jugement certain de l'état intérieur de l'auteur. L'extrême agitation que je viens d'éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire : mais il est facile à voir que cette agitation n'a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s'effaroucher sur tout, et à porter tout à l'extrême. Des succès continus m'ont rendu sensible à la gloire ; et il n'y a point d'homme, ayant quelque hauteur d'âme et quelque vertu, qui pût penser, sans le plus mortel désespoir, qu'après sa mort on substituerait sous son nom, à un ouvrage utile, un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire, et faire beaucoup de mal. Il se peut qu'un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux; mais, dans la supposition qu'un tel accès de folie m'eût pris à Paris, il n'est point sûr que ma propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature. Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des

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