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prétexte des nécessités publi,aes; ils en ont besoin pour placer leurs créatures, gagner sur les marchés, et faire en secret mille odieux monopoles ; ils en ont besoin pour satisfaire leurs passions, et s'expulser mutuellement; ils en ont besoin pour s'emparer du prince, en le tirant de la cour quand il s'y forme contre eux des intrigues dangereuses ils perdraient toutes ces ressources par la paix perpétuelle. Et le public ne laisse pas de demander pourquoi, si ce projet est possible, ils ne l'ont pas adopté! Il ne voit pas qu'il n'y a rien d'impossible dans ce projet, sinon qu'il soit adopté par eux. Que feront-ils donc pour s'y opposer? ce qu'ils ont toujours fait; ils le tourneront en ridicule.

Il ne faut pas non plus croire avec l'abbé de Saint-Pierre que, même avec la bonne volonté que les princes ni leurs ministres n'auront jamais, il fût aisé de trouver un moment favorable à l'exécution de ce système; car il faudrait pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l'emportât pas sur l'intérêt comman, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu'il peut espérer pour lui-même. Or ceci demande un concours de sagesse dans tant de têtes, et un concours de rapports dans tant d'intérêts, qu'on ne doit guère espérer du hasard l'accord fortuit de toutes les circonstances nécessaires : cependant si cet accord n'a pas lieu, il n'y a que la force qui puisse y suppléer; et alors il n'est plus question de persuader, mais de contraindre; et il ne faut plus écrire des livres, mais lever des troupes.

Ainsi, quoique le projet fût très-sage, les moyens de l'exécuter se sentaient de la simplicité de l'auteur. Il s'imaginait bonnement qu'il ne fallait qu'assembler un congrès, y proposer ses articles, 'qu'on les allait signer, et que tout serait fait. Convenons que, dans tous les projets de cet honnête homme, il voyait assez bien l'effet des choses quand elles seraient établies; mais il jugeait comme un enfant des moyens de les établir.

Je ne voudrais, pour prouver que le projet de la république chrétienne n'est pas chimérique, que nommer son premier auteur: car assurément Henri IV n'était pas fou, ni Sully visionnaire. L'abbé de Saint-Pierre s'autorisait de ces grands noms pour renouveler leur système. Mais quelle différence dans le temps, dans les circonstances, dans la proposition, dans la manière de la faire, et dans son auteur! Pour en juger, jetons un coup d'œil

sur la situation générale des choses au moment choisi par Henri IV pour l'exécution de son projet.

La grandeur de Charles-Quint, qui régnait sur une partie du monde et faisait trembler l'autre, l'avait fait aspirer à la monarchie universelle, avec de grands moyens de succès et de grands talents pour les employer: son fils, plus riche et moins puissant, suivant sans relâche un projet qu'il n'était pas capable d'exécuter, ne laissa pas de donner à l'Europe des inquiétudes continuelles ; et la maison d'Autriche avait pris un tel ascendant sur les autres puissances, que nul prince ne régnait en sûreté s'il n'était bien avec elle. Philippe III, moins habile encore que son père, hérita de toutes ses prétentions. L'effroi de la puissance espagnole tenait encore l'Europe en respect, et l'Espagne continuait à dominer plutôt par l'habitude de commander que par le pouvoir de se faire obéir. En effet, la révolte des Pays-Bas, les armements contre l'Angleterre, les guerres civiles de France, avaient épuisé les forces d'Espagne et les trésors des Indes; la maison d'Autriche, partagée en deux branches, n'agissait plus avec le même concert; et, quoique l'empereur s'efforçat de maintenir ou recouvrer en Allemagne l'autorité de Charles-Quint, il ne faisait qu'aliéner les princes, et fomenter des ligues qui ne tardèrent pas d'éclore, et faillirent à le détrôner. Ainsi se préparait de loin la décadence de la maison d'Autriche et le rétablissement de la liberté commune. Cependant nul n'osait le premier hasarder de secouer le joug, et s'exposer seul à la guerre; l'exemple de Henri IV même, qui s'en était tiré si mal, ôtait le courage à tous les autres. D'ailleurs, si l'on excepte le duc de Savoie, trop faible et trop subjugué pour rien entreprendre, il n'y avait pas parmi tant de souverains un seul homme de tête en état de former et soutenir une entreprise; chacun attendait du temps et des circonstances le moment de briser ses fers. Voilà quel était en gros l'état des choses quand Henri forma le plan de la république chrétienne, et se prépara à l'exécuter. Projet bien grand, bien admirable en lui-même, et dont je ne veux pas ternir l'honneur, mais qui, ayant pour raison secrète l'espoir d'abaisser un ennemi redoutable, recevait de ce pressant motif une activité qu'il eût difficilement tirée de la seule utilité commune.

Voyons maintenant quels moyens ce grand homme avait cm

ployés à préparer une si haute entreprise. Je compterais volontiers pour le premier d'en avoir bien vu toutes les difficultés, de telle sorte qu'ayant formé ce projet dès son enfance, il le médita toute sa vie, et réserva l'exécution pour sa vieillesse : conduite qui prouve premièrement ce désir ardent et soutenu qui seul, dans les choses difficiles, peut vaincre les grands obstacles; et, de plus, cette sagesse patiente et réfléchie qui s'aplanit les routes de longue main, à force de prévoyance et de préparation. Car il y a bien de la différence entre les entreprises nécessaires dans lesquelles la prudence même veut qu'on donne quelque chose au hasard, et celles que le succès seul peut justifier, parce qu'ayant pu se passer de les faire, on n'a dû les tenter qu'à coup sûr. Le profond secret qu'il garda toute sa vie, jusqu'au moment de l'exécution, était encore aussi essentiel que difficile dans une si grande affaire, où le concours de tant de gens était nécessaire, et que tant de gens avaient intérêt de traverser. Il paraît que, quoiqu'il eût mis la plus grande partie de l'Europe dans son parti, et qu'il fût ligué avec les plus puissants potentats, il n'eut jamais qu'un seul confident qui connut toute l'étendue de son plan; et, par un bonheur que le ciel n'accorda qu'au meilleur des rois, ce confident fut un ministre intègre. Mais, sans que rien transpirât de ses grands desseins, tout marchait en silence vers leur exécution. Deux fois Sully était allé à Londres; la partie était liée avec le roi Jacques, et le roi de Suède était engagé de son côté : la ligue était conclue avec les protestants d'Allemagne : on était même sur des princes d'Italie, et tous concouraient au grand but sans pouvoir dire quel il était, comme les ouvriers qui travaillent séparément aux pièces d'une nouvelle machine dont ils ignorent la forme et l'usage. Qu'est-ce donc qui favorisait ce mouvement général? Était-ce la paix perpétuelle, que nul ne prévoyait, et dont peu se seraient souciés? Étaitce l'intérêt public, qui n'est jamais celui de personne? L'abbé de Saint-Pierre eût pu l'espérer. Mais réellement chacun ne travaillait que dans la vue de son intérêt particulier, que Henri avait eu le secret de leur montrer à tous sous une face très-attrayante. Le roi d'Angleterre avait,à se délivrer des continuelles conspirations des catholiques de son royaume, toutes fomentées par l'Espagne. Il trouvait de plus un grand avantage à l'affranchissement des Provinces Unies, qui lui coûtaient beaucoup à soutenir, et le

mettaient chaque jour à la veille d'une guerre qu'il redoutait, ou à laquelle il aimait mieux contribuer une fois avec tous les autres, afin de s'en délivrer pour toujours. Le roi de Suède voulait s'as. surer de la Poméranic, et mettre un pied dans l'Allemagne. L'électeur palatin, alors protestant, et chef de la confession d'Augsbourg, avait des vues sur la Bohème, et entrait dans toutes celles du roi d'Angleterre. Les princes d'Allemagne avaient à réprimer les usurpations de la maison d'Autriche. Le duc de Savoie obtenait Milan et la couronne de Lombardie, qu'il désirait avec ardeur. Le pape même, fatigué de la tyrannie espagnole, était de la partie au moyen du royaume de Naples qu'on lui avait promis. Les Hollandais, mieux payés que tous les autres, gagnaient l'assurance de leur liberté. Enfin, outre l'intérêt commun d'abaisser une puissance orgueilleuse qui voulait dominer partout, chacun en avait un particulier, très-vif, très-sensible, et qui n'était point balancé par la crainte de substituer un tyran à l'autre, puisqu'il était convenu que les conquêtes seraient partagées entre tous les alliés; excepté la France et l'Angleterre, qui ne pouvaient rien garder pour elles. C'en était assez pour calmer les plus inquiets sur l'ambition de Henri IV. Mais ce sage prince n'ignorait pas qu'en ne se réservant rien par ce traité, il y gagnait pourtant plus qu'aucun autre; car, sans rien ajouter à son patrimoine, il lui suffisait de diviser celui du seul plus puissant que lui, pour devenir le plus puissant lui-même; et l'on voit très-clairement qu'en prenant toutes les précautions qui pouvaient assurer le succès de l'entreprise, il ne négligeait pas celles qui devaient lui donner la primauté dans le corps qu'il voulait instituer.

De plus, ses apprêts ne se bornaient point à former au dehors des ligues redoutables, ni à contracter alliance avec ses voisins et ceux de son ennemi. En intéressant tant de peuples à l'abaissement du premier potentat de l'Europe, il n'oubliait pas de se mettre en état par lui-même de le devenir à son tour. Il employa quinze ans de paix à faire des préparatifs dignes de l'entreprise qu'il méditait. Il remplit d'argent ses coffres, ses arsenaux d'artillerie, d'armes, de munitions; il ménagea de loin des ressources pour les besoins imprévus: mais il fit plus que tout cela sans doute en gouvernant sagement ses peuples, en déracinant insensiblement toutes les semences de divisions, et en mettant un si bon ordre à ses finances, qu'elles pussent fournir à tout sans fouler ses sujets;

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JUGEMENT SUR LE PROJET DE PAIX, ETC.

de sorte que, tranquille au dedans et redoutable au dehors, il se vit en état d'armer et d'entretenir soixante mille hommes et vingt vaisseaux de guerre, de quitter son royaume sans y laisser la moindre source de désordre, et de faire la guerre durant six ans sans toucher à ses revenus ordinaires, ni mettre un sou de nouvelles impositions.

A tant de préparatifs ajoutez, pour la conduite de l'entreprise, le même zèle et la même prudence qui l'avaient formée, tant de la part de son ministre que de la sienne; enfin, à la tête des expéditions militaires, un capitaine tel que lui, tandis que son adver saire n'en avait plus à lui opposer; et vous jugerez si rien de ce qui peut annoncer un heureux succès manquait à l'espoir du sien, Sans avoir pénétré ses vues, l'Europe, attentive à ses immenses préparatifs, en attendait l'effet avec une sorte de frayeur. Un léger prétexte allait commencer cette grande révolution; une guerre, qui devait être la dernière, préparait une paix immortelle, quand un événement, dont l'horrible mystère doit augmenter l'effroi, vint bannir à jamais le dernier espoir du monde. Le même coup qui trancha les jours de ce bon roi replongea l'Europe dans d'éternelles guerres qu'elle ne doit plus espérer de voir finir. Quoi qu'il en soit, voilà les moyens que Henri IV avait rassemblés pour former le même établissement que l'abbé de Saint-Pierre prétendait faire avec un livre.

Qu'on ne dise donc point que si son système n'a pas été adopté, c'est qu'il n'était pas bon : qu'on dise au contraire qu'il était trop bon pour être adopté; car le mal et les abus, dont tant de gens profitent, s'introduisent d'eux-mêmes. Mais ce qui est utile au public ne s'introduit guère que par la force, attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés. Sans doute la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu'on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable ou plutôt, admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables à l'humanité.

On ne voit point de ligues fédératives s'établir autrement que par des révolutions: et, sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue européenne est à désirer ou à craindre? Elle ferait peut-être plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendrait pour des siècles.

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