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point de salut, doit être chassé de l'État, à moins que l'État ne soit l'Église, et que le prince ne soit le pontife. Un tel dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique; dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit que Henri IV embrassa la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme, et surtout à tout prince qui saurait raisonner *.

CHAPITRE IX.

Conclusion.

Après avoir posé les vrais principes du droit politique, et tâché de fonder l'État sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes ; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi.

* «Un historien rapporte que le roi faisant faire devant lui une confé«rence entre les docteurs de l'une et de l'autre Église, et voyant qu'un ⚫ ministre tombait d'accord qu'on se pouvait sauver dans la religion des catholiques, sa majesté prit la parole, et dit à ce ministre : Quoi! tombez-vous d'accord qu'on puisse se sauver dans la religion de ces messieurs-là ? Le ministre répondant qu'il n'en doutait pas, pourvu qu'on y ⚫ vécût bien, le roi repartit très-judicieusement: La prudence veut donc que je sois de leur religion et non pas de la vôtre, parce que, élant de la leur, je me sauve selon eux et selon vous; et étant de la vôtre, ◄ je me sauve bien selon vous, mais non selon eux. Or la prudence vout que je suive le plus assuré. » Péréfixe, Hist. de Henri IV. ( G. P.)

JUGEMENT

SUR LE PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE

DE M. L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.

Le projet de la paix perpétuelle, étant par son objet le plus digne d'occuper un homme de bien, fut aussi de tous ceux de l'abbé de Saint-Pierre celui qu'il médita le plus longtemps et qu'il suivit avec le plus d'opiniâtreté; car on a peine à nommer autrement ce zèle de missionnaire qui ne l'abandonna jamais sur ce point, malgré l'évidente impossibilité du succès, le ridicule qu'il se donnait de jour en jour, et les dégoûts qu'il eut sans cesse à essuyer. Il semble que cette âme saine, uniquement attentive au bien public, mesurait les soins qu'elle donnait aux choses uniquement sur le degré de leur utilité, sans jamais se laisser rebuter par les obstacles ni songer à l'intérêt personnel.

Si jamais vérité morale fut démontrée, il me semble que c'est l'utilité générale et particulière de ce projet. Les avantages qui résulteraient de son exécution, et pour chaque prince et pour chaque peuple, et pour toute l'Europe, sont immenses, clairs, incontestables; on ne peut rien de plus solide et de plus exact que les raisonnements par lesquels l'auteur les établit. Réalisez sa république européenne durant un seul jour, c'en est assez pour la faire durer éternellement, tant chacun trouverait par l'expérience son profit particulier dans le bien commun. Cependant ces mêmes princes qui la défendraient de toutes leurs forces si elle existait s'opposeraient maintenant de même à son exécution, et l'empêcheront infailliblement de s'établir, comme ils l'empėcheraient de s'éteindre. Ainsi, l'ouvrage de l'abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle paraît d'abord inutile pour la produire et superflu pour la conserver. C'est donc une vaine spéculation, dira quelque lecteur impatient. Non, c'est un livre solide et sensé, et il est très-important qu'il existe.

Commençons par examiner les difficultés de ceux qui ne jugent pas des raisons par la raison, mais seulement par l'événement, et qui n'ont rien à objecter contre ce projet, sinon qu'il

n'a pas été exécuté. En effet, diront-ils sans doute, si ses avantages sont si réels, pourquoi donc les souverains de l'Europe no l'ont-ils pas adopté? pourquoi négligent-ils leur propre intérêt, si cet intérêt leur est si bien démontré ? Voit-on qu'ils rejettent d'ailleurs les moyens d'augmenter leurs revenus et leur puissance? Si celui-ci était aussi bon pour cela qu'on le prétend, est-il croyable qu'ils en fussent moins empressés que de tous ceux qui les égarent depuis si longtemps, et qu'ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?

Sans doute cela est croyable; à moins qu'on ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition, et qu'ils voient d'autant mieux leurs avantages qu'ils les désirent plus fortement; au lieu que c'est la grande punition des excès de l'amour-propre de recourir toujours à des moyens qui l'abusent, et que l'ardeur même des passions est presque toujours ce qui les détourne de leur but. Distinguons donc, en politique ainsi qu'en morale, l'intérêt réel de l'intérêt apparent : le premier se trouverait dans la paix perpétuelle, cela est démontré dans le projet; le second se trouve dans l'état d'indépendance absolue qui soustrait les souverains à l'empire de la loi, pour les soumettre à celui de la fortune. Semblables à un pilote insensé qui, pour faire montre d'un vain savoir et commander à ses matelots, aimerait mieux flotter entre des rochers durant la tempête, que d'assujettir son vaisseau par des ancres.

Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets, étendre leur domination au dehors, et la rendre plus absolue au dedans toute autre vue, ou se rapporte à l'une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte; telles sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation; mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu'ils n'annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins palernels.

Qu'on juge, sur ces deux maximes fondamentales, comment les princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement l'une, et qui n'est guère plus favorable à l'autre. Car on sent bien que par la diete européenne le gouvernement de chaque État

n'est pas moins fixé que par ses limites; qu'on ne peut garantir les princes de la révolte des sujets sans garantir en même temps les sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement l'institution ne saurait subsister. Or, je demande s'il y a dans le monde un seul souverain qui, borné ainsi pour jamais dans ses projets les plus chéris, supportât sans indignation la seule idée de se voir forcé d'être juste, non-seulement avec les étrangers, mais mème avec ses propres sujets.

Il est facile encore de comprendre que d'un côté la guerre et les conquêtes, et de l'autre les progrès du despotisme, s'entr'aident mutuellement; qu'on prend à discrétion, dans un peuple d'esclaves, de l'argent et des hommes pour en subjuguer d'autres ; que réciproquement la guerre fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, et un autre non moins spécieux d'avoir toujours de grandes armées pour tenir le peuple en respect. Enfin chacun voit assez que les princes conquérants font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis, et que la condition des vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vaincus: J'ai battu les Romains, écrivait Annibal aux Carthaginois; envoyez-moi des troupes : j'ai mis l'Italie à contribution, envoyez-moi de l'argent. Voilà ce que signifient les Te Deum, les feux de joie, et l'allégresse du peuple aux triomphes de ses maitres.

Quant aux différends entre prince et prince, peut-on espérer de soumettre à un tribunal supérieur des hommes qui s'osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parce qu'il est au ciel? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme, offensé, dédaigne de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux de France; et vous voulez qu'un roi porte les siennes à la diète européenne ? Encore y a-t-il cette différence, que l'un pèche contre les lois et expose doublement sa vie, au lieu que l'autre n'expose guère que ses sujets ; qu'il use, en prenant les armes, d'un droit avoué de tout le genre humain, et dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu seul.

Un prince qui met sa cause au hasard de la guerre n'ignore pas qu'il court des risques; mais il en est moins frappé que des

avantages qu'il se promet, parce qu'il craint bien moins la fortune qu'il n'espère de sa propre sagesse : s'il est puissant, il compte sur ses forces; s'il est faible, il compte sur ses alliances; quelquefois il lui est utile au dedans de purger de mauvaises humeurs, d'affaiblir des sujets indociles, d'essuyer même des revers; et le politique habile sait tirer avantage de ses propres défaites. J'espère qu'on se souviendra que ce n'est pas moi qui raisonne ainsi, mais le sophiste de cour, qui préfère un grand territoire et peu de sujets pauvres et soumis, à l'empire inébranlable que donnent au prince la justice et les lois sur un peuple heureux et florissant.

C'est encore par le même principe qu'il réfute en lui-même l'argument tiré de la suspension du commerce, de la dépopulation, du dérangement des finances, et des pertes réelles que cause une vaine conquête. C'est un calcul très-fautif que d'évaluer toujours en argent les gains ou les pertes des souverains; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne se compte point par les millions qu'on possède. Le prince fait toujours circuler ses projets ; il veut commander pour s'enrichir, et s'enrichir pour commander; il sacrifiera tour à tour l'un et l'autre pour acquérir celui des deux qui lui manque : mais ce n'est qu'afin de parvenir à les posséder enfin tous les deux ensemble qu'il les poursuit séparément; car, pour être le maitre des hommes et des choses, il faut qu'il ait à la fois l'empire et l'argent.

Ajoutons enfin, sur les grands avantages qui doivent résulter, pour le commerce, d'une paix générale et perpétuelle, qu'ils sont bien en eux-mêmes certains et incontestables, mais qu'étant communs à tous, ils ne seront réels pour personne, attendu que de tels avantages ne se sentent que par leurs différences, et que, pour augmenter sa puissance relative, on ne doit chercher que des biens exclusifs.

Sans cesse abusés par l'apparence des choses, les princes rejetteraient donc cette paix, quand ils pèseraient leurs intérêts euxmêmes que sera-ce quand ils les feront peser par leurs ministres, dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple et presque toujours à ceux du prince? Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jeter le prince dans des embarras dont il ne se puisse tirer sans eux, et pour perdre l'État, s'il le faut, plutôt que leur place; ils en ont besoin pour vexer le peuple sous

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