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beaux-arts; et comme si cette contrée fameuse était destinée à servir sans cesse d'exemple aux autres peuples, l'élévation des Médicis et le rétablissement des lettres ont fait tomber derechef, et peut-être pour toujours, cette réputation guerrière que l'Italie semblait avoir recouvrée il y a quelques siècles.

Les anciennes républiques de la Grèce, avec cette sagesse qui brillait dans la plupart de leurs institutions, avaient interdit à leurs citoyens tous ces métiers tranquilles et sédentaires qui, en affaissant et corrompant le corps, énervent si tôt la vigueur de l'âme. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers et la mort, des hommes que le besoin accable, et que la moindre peine rebute? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs, dont ils n'ont aucune habitude? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des officiers qui n'ont pas même la force de voyager à cheval? Qu'on ne m'objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers, si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille; mais on ne me dit point comment ils supportent l'excès du travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons et aux intempéries de l'air. Il ne faut qu'un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités, pour fondre et détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité, qu'il vous est si rare d'entendre. Vous êtes braves, je le sais ; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes et à Trasimène; César, avec vous, eût passé le Rubicon et asservi son pays : mais ce n'est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, et que l'autre eût vaincu vos aïeux.

Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il est pour les généraux un art supérieur à celui de gagner des batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d'être un très-mauvais officier dans le soldat même, un peu plus de force et de vigueur serait peut-être plus nécessaire que tant de bravoure, qui ne le garantit pas de la mort. Et qu'importe à l'État que ses troupes périssent par la fièvre et le froid, ou par le fer de l'ennemi ?

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l'est encore plus aux qualités morales. C'est dès nos premiè

res années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage nulle part; ils sauront composer des vers qu'à peine ils pourront comprendre ; sans savoir démêler l'erreur de la vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnaissables aux autres par des arguments spécieux : mais ces mots de magnanimité, d'équité, de tempérance, d'humanité, de courage, ils ne sauront ce que c'est; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille; et s'ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur '. J'aimerais autant, disait un sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume; au moins le corps en serait plus dispos. Je sais qu'il faut occuper les enfants, et que l'oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu'ils apprennent ? Voilà certes une belle question! Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes 2, et non ce qu'ils doivent oublier.

1 Pensées philosophiques *.

2 Telle était l'éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs rois. C'est, dit Montaigne, chose digne de très grande considera«tion, qu'en cette excellente police de Lycurgus, à la vérité mons« trueuse par sa perfection, si soingneuse pourtant de la nourriture des << enfants, comme de sa principale charge, et au giste mesme des Muscs, << il s'y fasse si peu mention de la doctrine comme si cette genereuse « jeunesse desdaignant tout aultre joug, on luy ayt deu fournir, au lieu ⚫ de nos maistres de sciences, seulement des maistres de vaillance, pru«dence et justice. »

Voyons maintenant comment le même auteur parle des anciens Perses: Platon, dit-il, raconte « que le fils aisné de leur succession royale estoit «ainsy nourry. Après sa naissance on le donnoit, non à des femmes, « mais à deux eunuches de la premiere auctorité autour des roys, à cause ‹ de leur vertu. Ceulx-ci prenoient charge de lui rendre le corps beau et sain, et après sept ans le duisoient à monter à cheval et aller à la chasse. « Quand ii estoit arrivé au quatorziesme, ils le deposoient entre les mains «de quatre le plus sage, le plus juste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le premier luy apprenoit la religion; le second, à

⚫ C'est le titre d'un ouvrage de Diderot, contenant soixante-deux pensées, publié en 1746, et réimprimé depuis sous le titre d'Étrennes aux Esprits forts. La pensée dont Rousseau s'appuie dans cette citation est celle qui porte le numéro XXV. Cet ouvrage de Diderot avait été condamné au feu par le parlement. (ÉD.)

Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d'œuvre de l'art exposés à l'admiration publique? les défenseurs de la patrie, ou ces homines plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur et de la raison, tirées soigneusement de l'ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants, sans doute afin qu'ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire.

D'où naissent tous ces abus, si ce n'est de l'inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l'avilissement des vertus? Voilà l'effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d'un homme s'il a de la probité, mais s'il a des talents; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu'on me dise cependant si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette académie est comparable au mérite d'en avoir fondé le prix.

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Le sage ne court point après la fortune; mais il n'est pas însensible à la gloire ; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu. qu'un peu d'émulation aurait animée et rendue avantageuse à la société, tombe en langueur, et s'éteint dans la misère et dans l'oubli. Voilà ce qu'à la longue doit produire partout la préférence des

<< estre toujours veritable; le tiers, à se rendre maistre des cupiditez; le quart, à ne rien craindre; » tous, ajouterais-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.

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« Astyages, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa derniere leçon C'est, dict-il, qu'en notre eschole un grand garçon ayant un pe* tit saye le donna à l'un de ses compaignons de plus petite taille, et lui osta « son saye qui estoit plus grand. Nostre precepteur m'ayant faict juge « de ce differend, je jugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et « que l'un et l'aultre sembloient estre mieux accommodés en ce poinct. « Sur quoy il me remontra que j'avois mal faict; car je m'estois arresté à considerer la bienseance, et il falloit premierement avoir pourveu à « la justice, qui vouloit que nul ne feust forcé en ce qui lui appartenoit; et «dict qu'il en fust fouetté, tout ainsi que nous sommes en nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de ТулT. Mon régent me ferait << une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu'il me persua «dast que son eschole vault cette-là.» (Liv. 1, ch. 24.)

talents agréables sur les talents utiles, et ce que l'expérience n'a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences et des arts. Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poëtes, des musiciens, des peintres nous n'avons plus de citoyens ; ou, s'il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigents et méprisés. Tel est l'état où sont réduits, tels sont les sentiments qu'obtiennent de nous, ceux qui nous donnent du pain, et qui donnent du lait à nos enfants.

Je l'avoue cependant, le mal n'est pas aussi grand qu'il aurait pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, et dans la substance de plusieurs animaux malfaisants le remède à leurs blessures, a enseigné aux souverains, qui sont ses ministres, à imiter sa sagesse. C'est à son exemple que, du sein même des sciences et des arts, sources de mille dérèglements, ce grand monarque, dont la gloire ne fera qu'acquérir d'âge en åge un nouvel éclat, tira ces sociétés célèbres chargées à la fois du dangereux dépôt des connaissances humaines et du dépôt sacré des mœurs, par l'attention qu'elles ont d'en maintenir chez elle toute la pureté, et de l'exiger dans les membres qu'elles reçoivent.

Ces sages institutions, affermies par son auguste successeur, et imitées par tous les rois de l'Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui, tous, aspirant à l'honneur d'être admis dans les académies, veilleront sur eux-mêmes, et tâcheront de s'en rendre digues par des ouvrages utiles et des mœurs irréprochables. Celles de ces compagnies qui pour les prix dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets propres à ranimer l'amour de la vertu dans les cœurs des citoyens, montreront que cet amour règne parmi elles, et donneront aux peuples ce plaisir si rare et si doux de voir des sociétés savantes se dévouer à verser sur le genre humain non-seulement des lumières agréables, mais aussi des instructions salutaires.

Qu'on ne m'oppose donc point une objection qui n'est pour moi qu'une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la nécessité de les prendre, et l'on ne cherche point des remèdes à des maux qui n'existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractère des remèdes ordinaires?

Tant d'établissements faits à l'avantage des savants n'en sont que plus capables d'en imposer sur les objets des sciences, et de tourner les esprits à leur culture. Il semble, aux précautions qu'on prend, qu'on ait trop de laboureurs et qu'on craigne de manquer de philosophes. Je ne veux point hasarder ici une comparaison de l'agriculture et de la philosophie : on ne la supporterait pas. Je demanderai seulement : Qu'est-ce que la philosophie? que contiennent les écrits des philosophes les plus connus? quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse? A les entendre, ne les prendraiton pas pour une troupe de charlatans criant chacun de son côté, sur une place publique : Venez à moi, c'est moi seul qui ne trompe point? L'un prétend qu'il n'y a point de corps, et que tout est en représentation; l'autre, qu'il n'y a d'autre substance que la matière, ni d'autre dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il n'y a ni vertus, ni vices, et que le bien et le mal moral sont des chimères; celui-là, que les hommes sont des loups et peuvent se dévorer en sûreté de conscience. O grands philosophes! que ne réservez-vous pour vos amis et pour vos enfants ces leçons profitables? vous en recevriez bientôt le prix, et nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu'un de vos sectateurs.

Voilà donc les hommes merveilleux à qui l'estime de leurs contemporains a été prodiguée pendant leur vie, et l'immortalité réservée après leur trépas! voilà les sages maximes que nous avons reçues d'eux, et que nous transmettons d'àge en àge à nos` descendants! Le paganisme, livré à tous les égarements de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu'on puisse comparer aux monuments honteux que lui a préparés l'imprimerie sous le règne de l'Évangile ? Les écrits impies des Leucippe et des Diagoras sont péris avec eux; on n'avait point encore inventé l'art d'éterniser les extravagances de l'esprit humain : mais, grâce aux caractères typographiques et à l'usage que nous en faisons,

I

A considérer les désordres affreux que l'imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l'avenir par le progrès que le mal fait d'un jour à l'autre, on peut prévoir aisément que les souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs États, qu'ils en ont pris pour l'y introduire. Le sultan Achmet, cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avait consenti d'établir une imprimerie à Constantinople; mais à peine la presse fut-elle en train qu'on fut contraint de la détruire, et d'en jeter les instruments dans un

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