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Que de dangers, que de fausses routes dans l'investigation des sciences! Par combien d'erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n'est utile, ne faut point passer pour arriver a elle? Le désavantage est visible: car le faux est susceptible d'une infinité de combinaisons; mais la vérité n'a qu'une manière d'être *. Qui est-ce d'ailleurs qui la cherche bien sincèrement? Même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûr de la reconnaitre? Dans cette foule de sentiments différents, quel sera notre criterium pour en bien juger 1? Et, ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous le trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage?

Si nos sciences sont vaines dans l'objet qu'elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu'elles produisent. Nées dans l'oisiveté, elles la nourrissent à leur tour, et la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu'elles causent nécessairement à la société. En politique comme en morale, c'est un grand mal que de ne point faire de bien ; et tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, philosophes illustres, vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s'attirent dans le vide; quels sont, dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux ; quelles courbes ont des points conjugués, des points d'inflexion et de rebroussement; comment l'homme voit tout en Dieu; comment l'âme et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges; quels astres peuvent être habités ; quels insectes se produisent d'une manière extraordinaire : répondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances: quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux,

*« Si comme la vérité, le mensonge n'avoit qu'un visage, nous se«rions en meilleurs termes; car nous prendrions pour certain l'opposé « de ce que diroit le menteur : mais le revers de la verité a cent mille figu«res et un champ indefini.... Mille routes desvoyent du blanc; une y «va. » MONTAIGNE, liv. 1, chap. 9 (ÉD.)

Moins on sait, plus on croit savoir. Les péripatéticiens doulaientils de rien? Descartes n'a-t-il pas construit l'univers avec des cubes et des tourbillons? Et y a-t-il aujourd'hui même en Europe si mince physicien qui n'explique hardiment ce profond mystère de l'électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais philosophes?

moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissants, ou plus pervers? Revenez donc sur l'importance de vos productions; et si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d'utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d'écrivains obscurs et de lettrés oisifs qui dévorent en pure perte la substance de l'État.

Que dis-je, oisifs? et plût à Dieu qu'ils le fussent en effet? Les mœurs en seraient plus saines et la société plus paisible. Mais ces vains et futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes, sapant les fondements de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu'il y a de sacre parmi les hommes. Non qu'au fond ils haïssent ni la vertu ni nos dogmes; c'est de l'opinion publique qu'ils sont ennemis; et, pour les ramener au pied des autels, il suffirait de les reléguer parmi les athées. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point!

C'est un grand mal que l'abus du temps. D'autres maux pires encore suivent les lettres et les arts. Tel est le luxe, né comme eux de l'oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l'expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des États: mais, après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soient essentielles à la durée des empires, et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes mœurs? Que le luxe soit un signe certain des richesses; qu'il serve même si l'on veut à les multiplier que faudra-t-il conclure de ce paradoxe, si digne d'être né de nos jours? et que deviendra la vertu, quand il faudra s'enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. L'un vous dira qu'un homme vaut en telle contrée la somme qu'on le vendrait à Alger; un autre, en suivant ce calcul, trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d'autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l'État que la consommation qu'il y fait; ainsi un Sybarite aurait

bien valu trente Lacédémoniens. Qu'on devine donc laquelle de ces deux républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, et laquelle fit trembler l'Asie.

La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse; et les Scythes, le plus misérable de tous les peuples, ont résisté aux plus puissants monarques de l'univers. Deux fameuses républiques se disputèrent l'empire du monde; l'une était trèsriche, l'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui détruisit l'autre. L'empire romain, à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l'univers, fut la proie de gens qui ne savaient pas même ce que c'était que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l'Angleterre, sans autres trésors que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres montagnards dont toute l'avidité se bornait à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté autrichienne, écrasa cette opulente et redoutable maison de Bourgogne, qui faisait trembler les potentats de l'Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l'héritier de Charles-Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêchcurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, et qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'argent, hormis des mœurs et des citoyens.

De quoi s'agit-il donc précisément dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires, d'être brillants et momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillants, mais de de quel éclat? Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s'élèvent jamais à rien de grand; et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.

Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de ses récompenses. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s'il a le malheur d'être né chez un peuple et dans des temps où les savants devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton; où les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté ; où, l'un des sexes

Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes scit

n'osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l'autre, on laisse tomber des chefs-d'œuvre de poésie dramatique, et des prodiges d'harmonie sont rebutés? ce qu'il fera, messieurs? Il rabaissera son génie au niveau de son siècle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu'on admire pendant sa vie, que des merveilles qu'on n'admirerait que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés måles et fortes à notre fausse délicatesse! ét combien l'esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes!

C'est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard, entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s'en trouve quelqu'un qui ait de la fermeté dans l'âme, et qui refuse de se prêter au génie de son siècle et de s'avilir par des productions puériles, malheur à lui! Il mourra dans l'indigence et dans l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je fais, et non une expérience que je rapporte! Carle, Pierre *, le moment est venu où ce pinceau destiné à augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis. Et loi, rival des Praxitèle et des Phidias; toi, dont les anciens auraient employé le ciseau à leur faire des dieux capables d'excuser à nos yeux leur idolâtrie; inimitable Pigal, ta main se résoudra à ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive.

un mal en soi. C'est un présent que leur a fait la nature, pour le bonheur du genre humain; mieux dirigé, il pourrait produire autant de bien qu'il a fait de mal aujourd'hui. On ne sent point assez quels avantages naîtraient dans la société d'une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre humain, qui gouverne l'autre. Les hommes seront toujours ce qu'il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'âme et vertu. Les réflexions que ce sujet fournit, et que Platon a faites autrefois, mériteraient fort d'être mieux développées par une plume digne d'écrire d'après un tel maître, et de défendre une si grande cause.

* CARLE VANLOO ct PIERRE, peintres célèbres alors, le premier mort en 1763, le second en 1789, ont principalement travaillé à la décoration des églises, mais sont plus connus comme peintres de tableaux de bou deir. (ED.)

On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret, Quand les hommes innocents et vertueux aimaient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mêmes cabanes; mais, bientôt devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s'y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguerent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation; et les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit pour ainsi dire soutenus, à l'entrée des palais des grands, sur des colonnes de marbre, et gravés sur des chapiteaux corinthiens.

Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s'étend, le vrai courage s'énerve, les vertus militaires s'évanouissent; et c'est encore l'ouvrage des sciences et de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l'un d'entre eux, qu'il fallait laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l'exercice militaire, et à les amuser à des occupations oisives et sédentaires. Charles VIII se vit maître de la Toscane et du royaume de Naples, sans avoir presque tiré l'épée; et toute sa cour attribua cette facilité inespérée à ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusaient plus à se rendre ingénieux et savants, qu'ils ne s'exerçaient à devenir vigoureux et guerriers. En effet, dit l'homme de sens qui rapporte ces deux traits *, tous les exemples nous apprennent qu'en cette martiale police, et en toutes celles qui lui sont semblables, l'étude des sciences est bien plus propre à amollir et efféminer les courages, qu'à les affermir et les animer.

Les Romains ont avoué que la vertu militaire s'était éteinte parmi eux à mesure qu'ils avaient commencé à se connaître en tableaux, en gravures, en vases d'orfévrerie, et à cultiver les

MONTAIGNE, liv. 1, chap. 24. (ÉD.)

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