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» La religion gagnera-t-elle à la suppression des ordres religieux ?

>>

Oui, car en sortant des cloîtres les religieux se dévoueront au service du culte : leur piété ne servait qu'à eux; elle servira à tout le monde.

» Les mœurs publiques y gagneront-elles?

>> Convenons-en; leurs vertus restaient cachées à l'ombre de leurs autels solitaires, et leurs faiblesses, que la malignité faisait sortir de l'enceinte des cloîtres, étaient des sujets fréquens de scandale.

» L'éducation nationale y gagnera-t-elle ?

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Autrefois, je me plais à l'avouer, elle y eût beaucoup perdu; elle y gagnera beaucoup aujourd'hui. Il fallait autrefois élever les hommes à la soumission; il faut les élever aujourd'hui à la liberté. Le peu de lumières qu'il y avait autrefois parmi les hommes, il fallait le chercher dans l'obscurité des cloîtres; la lumière des esprits, plus abondante aujourd'hui, brille dans le vaste espace du monde; il faut la puiser là où elle est répandue.

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L'indigence n'y perdra-t-elle pas des charités?

» Par orgueil ou par sensibilité, tout le monde aujourd'hui veut être ou paraître humain ; tout le monde recherche le bonheur où la gloire de la bienfaisance : j'en atteste ces dons patriotiques dont l'inépuisable source devient plus abondante chaque jour depuis qu'elle est ouverte; j'en atteste ces nombreuses sociétés qui se forment de tous les côtés pour le soulagement de l'infortune, comme il s'en formait autrefois pour l'accroissement de la fortune des asso

ciés.

» D'ailleurs le sort des pauvres pourrait-il empirer lorsque celui d'une nation généreuse s'améliore !

» Les finances y gagneront-elles?

» C'est la dernière question qu'il faut faire, mais certainement c'est la plus facile à résoudre. M. l'évêque de Nancy a fait là-dessus des calculs effrayans; mais M. Dupont a fait d'autres calculs, et ceux-ci me rassurent.

» Les familles ne seront-elles pas effrayées de voir reparaître des membres sur lesquels elles ne comptaient plus!...

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» Quand j'ai entendu faire cette question elle m'a fait frémir; mais s'il existait des familles assez coupables... faudrait-il nous occuper de leur effroi?

>> Les droits de l'homme y gagneront-ils ?

>> Des milliers d'hommes qui les avaient perdu ces droits les recouvreront, et la société recouvrera des milliers d'hommes: vous avez déclaré que tous les hommes sont nés et demeurent libres; déclarez-donc que les religieux ne sont pas des hommes, ou rendez-les libres aussi.

» Je jure que, méditant sur les institutions religieuses, je n'ai jamais pu concevoir qu'il fût plus permis à l'homme de se priver de la vie civile que de la vie naturelle.

» Je jure que je n'ai jamais pu concevoir que Dieu aimât à reprendre de l'homme les dons qu'il a faits à l'espèce humaine, et que ce fût un moyen de lui plaire que de lui sacrifier la liberté qu'on a reçue de lui.

» Je jure.... >>

MM. l'abbé Maury, l'évêque de Clermont, de Juigné, etc., crient au blasphême... M. Garat veut reprendre pour expliquer ses paroles; à peine a-t-il recommencé je jure, que M. de Fumel s'écrie que par ces mots l'orateur insulte l'Assemblée. Le tumulte est à son comble. Tandis qu'une partie de l'Assemblée demande à aller aux voix, d'un autre côté on veut que M. Garat soit rappelé à l'ordre. MM. l'abbé d'Aymar, de Bouville, de Juigné, Dufraisse, de Foucault, de Guilhermi et l'évêque de Nancy s'agitent avec force à la droite du président; dans le trouble on croit avoir entendu qu'ils ont fait une motion; alors tous les regards interrogent le président :

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Ces Messieurs, répond-il, demandent que l'Assemblée reconnaisse préalablement que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion nationale. »

A cette motion si peu attendue, et qu'on devait si peu attendre, l'étonnement est extrême. M. l'évêque de Nancy s'accuse d'en être l'auteur :

» Il est, dit-il, des circonstances impérieuses... Pourquoi ai-je fait la motion de déclarer que la religion catho

lique est celle de l'État? c'est parce que tous nos cahiers nous obligent à demander avant tout cette déclaration. Lorsque la religion est à chaque instant outragée dans cette Assemblée, lorsqu'en ce moment même on vient de blasphêmer contre elle, on ne réclamerait pas, on laisserait dans le doute si elle est ou non la religion nationale! Un membre a été accusé d'avoir manqué à l'Assemblée par des expressions très-équivoques, et il a été censuré (1) : lorsqu'il sera question de la religion de nos pères, souffrirez-vous que des idées philosophiques fermentent dans cette Assemblée, et fassent éclipser cette religion? Non. Voilà les motifs de ma motion; je demande qu'elle soit mise en délibération sur-le-champ. »,

» Sans doute, ajoute M. de Fumel; il n'y a plus de ménagemens à garder ; il faut prendre un parti.

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Le président consulte l'Assemblée sur la question de savoir si une motion hors de l'ordre du jour peut être mise en délibération : les partisans de la motion ne répondent que par des cris; mais d'autres orateurs abordent la question.

M. Dupont de Nemours.

« Il n'y a personne dans cette Assemblée qui ne soit convaincu que la religion catholique est la religion nationale. Elle est la seule dont l'État paie les ministres, et puisque dans les réformes mêmes que l'on projette elle doit encore coûter quatre-vingts millions, il faut bien qu'elle soit la religion nationale. Ce serait offenser la religion, ce serait porter atteinte aux sentimens qui animent l'Assemblée, que de douter de cette vérité. On ne doit mettre en délibération qui est douteux; il ne faut donc pas délibérer sur la motion de M. l'évêque de Nancy.

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M. Roederer.

que ce

« M. l'évêque de Nancy, en interrompant la délibération, pourrait faire croire que la religion périclite au milieu de nous, et que nous hésitons dans nos respects pour elle. C'est quali

(1) Voyez au livre FINANCES, censure de l'abbé Maury,

fier sans rigueur cette motion que de l'appeler injurieuse, et ce serait agir en citoyen infidèle que de ne pas relever cette injure.

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M. de Cazalès.

Il n'est pas au pouvoir de l'Assemblée nationale de changer la religion.... Il n'était pas en son pouvoir de ne pas reconnaître que le gouvernement de la France est monarchique, et cependant vous l'avez décrété : où serait l'impossibilité ou l'inconvénient de faire pour la religion ce qu'on a fait pour le gouvernement? Il ne faut que trois minutes pour faire la décla ration qu'on vous demande aujourd'hui,

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M. Charles de Lameth.

« Je ne m'élève assurément pas contre la motion de M. l'évêque de Nancy; mais je m'élève autant qu'il est en moi contre l'intention de l'apôtre qui l'a faite. Pour dévoiler cette intention je ne rappellerai qu'une circonstance, je ne ferai qu'une comparaison, qui je crois est frappante. Lorsqu'il fut question parmi nous d'abolir ces ordres politiques dont l'existence était une insulte pour la raison et pour le peuple, lorsque nous avons attaqué ces ordres injustes, contraires au bonheur de la nation, on a dit que nous voulions porter atteinte à la puissance royale aujourd'hui que nous parlons d'abolir les ordres monastiques, on crie que nous attaquons la religion! C'est ici l'asile de tous les pouvoirs, le sanctuaire de toutes les autorités; si la religion pouvait être en péril, c'est ici qu'elle trouverait ses vrais défenseurs. Je poursuis ma comparaison. Dans cette circonstance, où il ne s'agit plus de détruire les ordres, mais les désordres religieux, quand il est question de vils intérêts temporels et d'argent, on vient nous parler de la Divinité !... Il s'agit de la suppression des ordres religieux : hé bien, si l'on peut les rappeler à leur institution primitive, personne ne s'élevera contre eux; mais si, pour sauver une opulence si ridicule aux yeux de la raison, si contraire à l'esprit de l'évangile, on appelle l'inquiétude des peuples sur nos sentimensreligieux; si l'on fait naître, par une motion incidente à l'ordre du jour, et très-insidieuse, les moyens d'attaquer la

confiance si légitimement due à cette Assemblée, si l'on a le projet absurde et criminel d'armer le fanatisme pour défendre les abus (plusieurs membres du côté droit interrompent par des murmures et par des cris); si jamais cette intention a pu être conçue, si elle a pu n'être pas aperçue, je la dénonce à la patrie! Je suis forcé de prophétiser à son auteur qu'elle n'aura pas le succès qu'il s'en promet. On veut détruire par le fanatisme l'ouvrage de la raison et de la justice; ces efforts coupables seront inutiles.

>> Cette question est trop embarrassante... Elle ne le sera pas si vous reconnaissez à chacun de nous des sentimens profonds de religion. Nous ne pouvons opposer à cet objet sacré la question préalable, mais il faut ajourner... La religion catholique ne court aucun danger, pas plus que n'en a couru la royauté. Eh! quel instant pour rendre notre foi suspecte que celui où nous avons décrété (1) des actions de grâces à l'Etre suprême! Ce n'est point par un décret injurieux à la religion elle-même qu'il nous faut déclarer nos sentimens pour elle; mais demain l'Assemblée nationale, en tombant au pied des autels, donnera à la France et à l'Europe entière une preuve frappante de son amour pour la religion que l'on prétend être en péril. »

Ce discours improvisé de M. Charles de Lameth excita de si nombreux applaudissemens, qu'on s'aperçut à peine du tumulte dans lequel s'agitaient encore les partisans de la motion combattue, et sur laquelle on passa définitivement à l'ordre du jour. Le silence rétabli, M. Garat renouvela son vote ainsi qu'il suit :

« J'ai dû être surpris des soulèvemens qu'a occasionnés une partie de mon discours. Je soutiens de nouveau les sentimens que j'ai exprimés, et je me déclare aussi bon chrétien, catholique, apostolique que personne.... J'applaudis avee transport à la suppression des ordres religieux.

>>

(1) Il avait été décrété qu'un Te Deum serait chanté en mémoire de la séance du 4. (Voyez plus haut, Louis XVI à l'Assemblée nationale, page 9.) La cérémonie eut lieu en effet le 14.

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