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DESTRUCTION DU PRÉJUGÉ ATTACHÉ AUX FAMILLES

DES CRIMINELS. ABOLITION DE LA CONFISCATION DES BIENS DES CONDAMNÉS.

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Motion de M. Guillotin, discours de M. l'abbé Pépin,décret de l'Assemblée, etc.

: ce

Avant de se livrer au grand travail de l'entière réorgani sation de l'ordre judiciaire l'Assemblée nationale, dans sa sollicitude, s'était empressée d'apporter quelque adoucissement au sort des coupables que la barbarie de l'ancienne législation forçait en quelque sorte de plaindre; elle avait rendu son décret du 8 octobre 1789. (Voyez notre premier volume, pages 370 et 400.) Mais la philosophie, la raison, armées contre les préjugés, réclamaient encore une prompte réforme dans les lois pénales fut M. Guillotin qui sur ce point éleva le premier la voix au nom des amis de l'humanité. Dès le 1er décembre 1789 il lut à l'Assemblée son projet de réformation du code pénal, écouté avec intérêt, et souvent interrompu par des applaudissemens; le même jour il obtint l'adoption du premier article, ainsi conçu : « Les délits du même genre seront punis par le même genre de peine, quels que soient le rang et l'état des coupables. » Depuis le 1er décembre la discussion sur les autres articles, souvent sollicitée, avait toujours été remise, lorsque, le 21 janvier 1790, M. l'abbé Pépin la rappela en ces termes à l'attention de l'Assemblée :

<< Messieurs, ce n'a jamais été sans succès que les droits de la justice et de l'humanité ont été réclamés parmi vous; un cœur sensible qui s'intéresse pour le juste persécuté peut donc parler avec confiance. Hier un honorable membre a parlé peut-être pour des coupables : le vice de la procédure contre laquelle il a réclamé était qu'elle ait été tenue secrète ; il craignait le sort d'un jugement pour des hommes dont les délits n'étaient pas notoirement constatés : vous avez admis aussitôt sa réclamation; vous avez à l'instant statué que votre président écrirait pour qu'il fût sursis à l'exécution. Que ne dois-je donc

pas espérer lorsque je prends la parole, non pour un coupable, non pas même seulement pour un juste, mais pour une foule d'individus honnêtes, irréprochables, qui ont bien mérité de leurs concitoyens, et qui se trouvent sur le point de subir un châtiment plus terrible que la mort même pour des fautes auxquelles ils n'ont eu aucune part, qu'ils abhorrent, qu'ils n'ont pu empêcher, et qu'ils voudraient avoir pu prévenir ! C'est pour de telles personnes, messieurs, que j'invoque votre clémence, que je réveille votre commisération : elle a déjà été sollicitée pour la même cause en deux fois différentes; des circonstances impérieuses, des affaires multipliées et instantes ont suspendu jusqu'à présent votre décret; mais il n'y a plus à différer aujourd'hui. Le tribunal est assemblé; les coupables vont être cités devant le juge intègre; ils méritent la mort : qu'ils la subissent; détournez-en vos regards : il faut des réparations; il faut des exemples: qu'ils en servent. Mais ne souffrez pas que leurs tourmens passagers rejaillissent éternellement sur leurs familles, plongées dans la tristesse, et qui n'ont d'espoir que dans votre justice compatissante! Il existe pour nous un préjugé barbare qui dévoue à l'infamie les proches d'un eriminel: cédez au cri de la raison; réprouvez ce que la saine philosophie condamne; que les fautes soient, chez une nation sage, uniquement personnelles. Par un reste de la tyrannie féodale, la confiscation des biens du condamné, en certains cas et pour certains délits, étendait la peine à une génération innocente, à des enfans, à des proches déjà trop malheureux d'appartenir à un coupable: réduisez, messieurs, par votre sagesse, la peine du délit au seul criminel; abrogez cette loi trop rigoureuse qui tue dans ses descendans celui qui a déjà subi la peine de ses forfaits. Enfin, messieurs, au milieu de tant de préjugés contre lesquels je m'élève, quelle barbarie de ne pouvoir justifier dans la suite des temps qu'un criminel n'est plus qu'en produisant sa sentence de mort! Souffrez, messieurs, que la famille réclame le cadavre; ordonnez au moins qu'il soit admis à la sépulture commune, et que rien dans l'acte qui attesté son décès ne retrace le souvenir du châtiment qu'il a subi. C'est à ces trois points essentiels que je réduis la motion de M. Guillotin; j'espère qu'il ne me désap

prouvera pas d'avoir remis à votre décision des articles qu'il a sollicités; c'est entrer dans ses vues que d'en accélérer le succès. Il en a mieux que je ne pourrais le faire exposé la nécessité et l'importance. Ne différez donc plus; rendez la vie, sauvez l'honneur des familles nombreuses de cette capitale et des provinces; prononcez un décret qui deviendra pour le royaume un bienfait universel! »

Ce discours entendu, et après une légère discussion, l'Assemblée proclame le décret suivant (20 janvier 1790):

« Art. 1. Les délits du même genre seront punis par le même genre de peine, quels que soient le rang et l'état des coupables.

» Art. 2. Les délits et les crimes étant personnels, le supplice d'un coupable et les condamnations infamantes quelconques n'impriment aucune flétrissure à sa famille. L'honneur de ceux qui lui appartiennent n'est nullement entaché, et tous continueront d'être admissibles à toute sorte de profession, d'emploi, de dignité.

» Art. 3. La confiscation des biens des condamnés ne pourra jamais être prononcée dans aucun cas.

» Art. 4. Le corps du supplicié sera délivré à sa famille si elle le demande. Dans tous les cas il sera admis à la sépulture ordinaire, et il ne sera fait sur le registre aucune mention genre de mort.

du

M. Guillotin prit ensuite la parole pour renouveler sa proposition des deux articles suivans, déjà soumis à l'Assemblée le 1er décembre 1789:

1. Dans tous les cas où la loi prononcerait la peine de mort contre un accusé, le supplice sera le même, quelle que soit la nature du délit dont il se sera rendu coupable. Le criminel sera décapité. Il le sera par l'effet d'un simple mécanisme (1).

(1) Lorsque, le 1er décembre 1789, M. Guillotin, s'élevant contre l'infamie de l'office du bourreau, proposa à l'assemblée de substituer à la main d'un homme une pièce mécanique qui trancherait la tête du '

» 2° Nul ne pourra reprocher à un citoyen le supplice ni les condamnations infamantes quelconques d'un de ses parens; celui qui osera le faire sera réprimandé publiquement par le juge. La sentence qui interviendra sera affichée à la porte du

coupable sans prolonger le supplice, il employa ces expressions démonstratives: Avec ma machine, dit-il, je vous fais sauter la tête d'un clin-d'œil, et vous ne souffrez point; et ces expressions égayèrent certains écrivains qui certes montraient moins d'humanité que le respectable opinant. Nous rappellerons à ce sujet des réflexions insérées dans le Moniteur du 18 décembre 1789:

<< Sur la motion de M. le docteur Guillotin, relative au choix d'une mécanique dont le jeu trancherait la tête aux criminels en un clin-d'œil, on trouve dans quelques feuilles publiques des trivialités indécentes. Le peuple français a aussi quelque chose à perdre à la révolution ; ce sont des habitudes basses dans lesquelles l'ancien régime cherchait à le fortifier avec tant de complaisance : de ces habitudes la plus méprisable est celle de plaisanter sur les supplices. Depuis l'épée de Charlemagne surnommée la Joyeuse jusqu'au surnom de la Veuve, qu'une certaine classe du peuple a donné à la potence, on reconnait dans notre nation une infirmité de l'esprit dont le siége est dans l'âme. Le langage d'un peuple libre ne doit rien exprimer qui soit indigne de son caractère.

» Si l'on y réfléchit on verra que dans ces momens d'orage on a porté la peine d'avoir maintenu la plus nombreuse partie de la nation dans un éloignement total d'un certain ordre d'idées justes et de sentimens honnêtes. Un peuple qui se joue des sentimens cruels dans ses expressions ne peut être retenu par des idées de justice dans ses vengeances, et dans ce sens on peut dire hautement que tant de juges si sévères des actions cruelles chez le peuple méritent d'en être regardés eux-mêmes comme les véritables complices.

> Revenons à la proposition de M. Guillotin; il est peut-être le premier qui dans une assemblée de législateurs ait parlé des supplices avec humanité, et de leurs douleurs ignominieuses avec un véritable intérêt.

» L'innovation de mettre la mécanique à la place d'un exécuteur, qui, comme la loi, sépare la sentence du juge, est digne du siècle où nous allons vivre et du nouvel ordre politique où nous sommes ; elle écarte un peuple adonné à un genre de spectacle dont il est honteux à tout gouvernement de faire une ressource; elle prépare enfin l'anéantissement du préjugé qui flétrit, à la honte de la nation entière, toute une famille honnête par le supplice que la loi prononce contre un criminel. »

délinquant; de plus elle sera et demeurera affichée au pilori pendant trois mois. >>

<< Ne doutez pas, continua M. Guillotin, ne doutez pas un seul instant, messieurs, que le préjugé se dissipe; cette révolution sera l'ouvrage du temps. Rien n'est si difficile que de détruire une sottise qui s'est accrochée au prétexte imposant de l'honneur; elle tient à un sentiment presque irrésistible que l'habitude a identifié avec notre existence sociale; mais quand cette sottise fait une partie de nos mœurs et s'est mariée avec d'autres usages aussi peu réfléchis, il semble qu'elle soit indestructible or, tel est le préjugé de cette infamie héréditaire que nos ancêtres avaient consacrée depuis tant de siècles. La révolution étant universelle, elle frappera sur cette inconséquence morale qui fait partager à l'innocence les peines d'un crime ou d'un délit. Sans ce bouleversement général de la législation, cette erreur aurait résisté encore pendant plusieurs siècles aux déclamations des orateurs, aux efforts combinés de la philosophic et des lois. C'est dans le peuple surtout qu'elle s'était fixée, car la noblesse en avait secoué le joug; or les vérités morales sont difficilement saisies par un peuple égaré qui respecte par habitude tout ce qui lui a été transmis par ses pères, et adore religieusement jusqu'au mensonge qu'il a entendu répéter dès son berceau. Il faut espérer que le peuple s'empressera de s'instruire. Admis dans différens emplois à quelques parties de l'administration, il s'éclaircra promptetement; il apprendra les lois de son pays, qu'il ignorait, et la vérité sera substituée à une foule de sottises avec lesquelles la cupidité sacerdotale où le despotisme des souverains amusaient sa faiblesse et sa crédulité. »

Cependant l'Assemblée ajourna ces deux articles, en les renvoyant au comité chargé de réformer la jurisprudence criminelle. (Nous reviendrons sur la proposition principale de M. Guillotin lorsqu'elle sera l'objet d'une délibération.)

Le décret ci-dessus rapporté était rendu depuis trois jours, et déjà ses dispositions bienfaisantes consolaient une nombreuse famille. Les frères Agasse avaient tout récemment été condamnés à mort par sentence du Châtelet: le 24 janvier

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