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retenu chez lui par une indisposition: il apprend le malheur dont le nouveau monde est frappé; il sent que la nation française doit en partager le poids; il se rend aussitôt à l'Assemblée, et demande à être entendu; on réclame l'ordre du jour ; Mirabeau veut parler; on insiste; il s'écrie: Franklin est mort! A ces mots tous les yeux se mouillent, toutes les voix s'éteignent dans un religieux silence, et Mirabeau est écouté :

<< Franklin est mort! Il est retourné au sein de la divinité le génie qui affranchit l'Amérique, et versa sur l'Europe des torrens de lumières !

» Le sage que deux mondes réclament, l'homme que se disputent l'histoire des sciences et l'histoire des empires, tenait sans doute un rang élevé dans l'espèce humaine.

» Assez longtemps les cabinets politiques ont notifié la mort de ceux qui ne furent grands que dans leur éloge funèbre! Asset longtemps l'étiquette des cours a proclamé des deuils, hypocrites! Les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs; les représentans des nations ne doivent recommander à leur hommage que les héros de l'humanité.

» Le congrès a ordonné dans les quatorze états confédérés un deuil de deux mois pour la mort de Franklin, et l'Amérique acquitte en ce moment ce tribut de vénération et de reconnaissance pour l'un des pères de sa constitution.

»Ne serait-il pas digne de vous, messieurs, de vous unir à cet acte vraiment religieux, de participer à cet hommage rendu à la face de l'univers, et aux droits de l'homme, et au philosophe qui a le plus contribué à en propager la conquête sur toute la terre? L'antiquité eût élevé des autels à ce vaste et puissant génie, qui, au profit des mortels, embrassant dans sa pensée le ciel et la terre, sut dompter la foudre et les tyrans; l'Europe éclairée et libre doit du moins un témoignage de souvenir et de regret à l'un des plus grands hommes qui aient jamais servi la philosophie et la liberté.

» Je propose qu'il soit décrété que l'Assemblée nationale portera pendant trois jours le deuil de Benjamin Franklin. »

Cet éloge funèbre, ainsi que la proposition qui le termine, sont accueillis avec transport de presque toute l'Assemblée... Nous disons de presque, parce qu'on doit à la vérité l'aveu pénible que plusieurs membres du côté droit ne se joignirent qu'avec froideur au vœu général des amis de la liberté : un de ces membres cacha sa résistance sous le doute qu'il éleva relativement à la mort de Franklin; ce qui fit reprendre ainsi la parole à Mirabeau :

« MM. de la Rochefoucauld (1) et de La Fayette, amis de ce grand homme, ont été instruits de sa mort: celtę triste nouvelle a été écrite à M. de la Rochefoucauld par

(1) Extrait d'une lettre de M. Vaughan à M. le duc de la Rochefoucauld. Londres, 4 juin 1790.

« C'est avec le plus vif chagrin que j'ai l'honneur de vous informer que vers le commencement du mois d'avril dernier le docteur Franklin a été attaqué d'un abcès dans la poitrine, qui lui a causé pendant dix jours une grande difficulté de respiration, et qui, après quelques jours de mieux, a fini par l'emporter le seizième jour de sa maladie. Il a conservé sa présence d'esprit ordinaire presqué jusqu'à ses derniers

momeus.

» Il est mort avec de la fortune, laissant quelques terres à M. W. Franklin, et le reste de son bien presqu'en entier à la famille de sa fille, madame Beach. M. Gay et quatre autres personnes sont ses exécuteurs testamentaires.

» Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur le duc, que l'on a rendu toutes sortes d'honneurs à la mémoire de ce grand homme : personnes publiques et privées de tous rangs et de toutes qualités ont assisté à ses funérailles; la procession avait un demi-mille d'Angleterre de long, et il s'est formé pour la voir un concours de peuple tel qu'il n'y a peut-être pas d'exemple d'un pareil en Amérique. J'apprends que le congrès et quelques corporations portent son deuil pendant un mois, honneur que l'on n'avait encore rendu à aucun citoyen hors des fonctions publiques. Le docteur Franklin meurt assuré du respect de la nation française; et probablement vous apprendrez avec satisfaction que, malgré l'opposition qu'il fit autrefois naître contre les mesures de ce pays, je ne connais personne, parmi ceux qui ne sont pas sujets de l'empire britannique, qui y laissera plus d'amis et de regrets. Il goûterait sans doute encore quelque plaisir s'il pouvait sentir qu'à cet égard il doit avoir bientôt des rivaux dans votre nation. »

M. Lansdone; ainsi cette perte n'est que trop sûre: mais j'aurai l'honneur de faire observer que si, par impossible, cette nouvelle est fausse, la sollicitude qu'on montre est de peu d'importance, car votre décret ferait peu de peine à M. Franklin. >>

MM. de la Rochefoucauld et de La Fayette, ces amis du grand homme dont on déplorait la perte, demandèrent la parole pour appuyer la motion de Mirabeau; mais elle n'eut besoin d'aucun autre appui que le sentiment de vénération qu'inspire le nom de Franklin. Sur la demande formellement prononcée de tout le côté gauche et d'une partie du côté droit, cette proposition fut mise aux voix, et adoptée aux acclamations de l'Assemblée et des tribunes. Le décret qui ordonna que tous les députés porteraient pendant trois jours le deuil de Franklin, chargeait en outre le président d'écrire au congrès américain pour lui faire part de ces dispositions, et pour lui témoigner combien la perte de Benjamin Franklin avait été sensible à l'Assemblée nationale.

L'ACADÉMIE DES SCIENCES A L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

L'amour des sciences est inséparable de l'amour de la liberté; nous ne croyons pas devoir chercher un autre motif pour placer ici le noble et digne hommage du premier corps savant de la France à ses premiers législateurs. Un décret du 28 mai 1796 avait chargé l'Académie des Sciences du travail relatif aux nouveaux poids et mesures; l'Académie saisit cette circonstance pour offrir aux représentans de la nation l'expression de ses vœux et de ses sentimens patriotiques; le 12 juin suivant elle adressa à l'Assemblée une députation que présidait l'illustre Condorcet, son secrétaire, qui porta ainsi la parole:

Discours de Condorcet.

« Messieurs, vous avez daigné nous associer en quelque sorte à vos nobles travaux; et, en nous permettant de con

courir au succès de vos vues bienfaisantes, vous avez montré que les sages représentans d'une nation éclairée ne pouvaient méconnaître ni le prix des sciences ni l'utilité des compagnies occupées d'en accélérer les progrès et d'en multiplier l'appli

cation.

>> Depuis son institution l'Académie a toujours saisi et même recherché les occasions d'employer pour le bien des hommes les connaissances acquises par la méditation ou par l'étude de la nature : c'est dans son sein qu'un étranger illustre (1), à qui une théorie profonde avait révélé le moyen d'obtenir une unité de longueur naturelle et invariable, forma le premier le plan d'y rapporter toutes les mesures pour les rendre par là uniformes et inaltérables. L'Académie s'est toujours plus honorée dans ses annales d'un préjugé détruit, d'un établissement public perfectionné, d'un procédé économique ou salutaire introduit dans les arts, que d'une découverte difficile ou brillante; et son zèle, encouragé par votre confiance, va doubler d'activité et de force. Et comment pourrions-nous oublier jamais que les premiers honneurs publics décernés par vous l'ont été à la mémoire d'un de nos confrères? (2) Ne nous est-il pas permis de croire que sciences ont eu aussi quelque part à ces marques glorieuses de votre estime pour un sage qui, célèbre dans les deux mondes par de grandes découvertes, n'a jamais chéri dans l'éclat de sa renommée que le moyen qu'elle lui donnait d'appeler ses concitoyens à l'indépendance d'une voix plus imposante, et de rallier en Europe, à une si noble cause, tout ce que son génie lui avait mérité de disciples et d'admira

teurs !

les

>> Chacun de nous, comme homme, comme citoyen, vous doit une éternelle reconnaissance pour le bienfait d'une constitution égale et libre; bienfait dont aucune grande nation de l'Europe n'avait encore joui, et pour celui de cette déclaration des droits, qui, enchaînant les législateurs eux-mênies par les principes de la justice universelle, rend l'homme

(1) Huyghens.

(2) Franklin, pour qui un deuil national venait d'être décrété.

indépendant de l'homme, et ne soumet sa volonté qu'à l'empire de la raison.

» Mais des citoyens voués par état à la recherche de la vérité, instruits par l'expérience et de tout ce que peuvent les lumières pour la félicité générale, et de tout ce que les préjugés y opposent d'obstacles en égarant ou en dégradant les esprits, doivent porter plus loin leurs regards, et sans doute ont le droit de vous remercier au nom de l'humanité, comme au nom de la patrie.

>> Ils sentent combien, en ordonnant que les hommes ne seraient plus rien par des qualités étrangères, et tout par leurs qualités personnelles, vous avez assuré les progrès de l'espèce humaine, puisque vous avez forcé l'ambition et la vanité même à ne plus attendre les distinctions ou le pouvoir que du talent ou des lumières; puisque le soin de fortifier sa raison, de cultiver son esprit, d'étendre ses connaissances, est devenu le seul moyen d'obtenir une considération indépendante et une supériorité réelle.

»lls savent que vous n'avez pas moins fait pour le bonheur des générations futures en rétablissant l'esprit humain dans son indépendance naturelle, que pour celui de la génération présente en mettant les propriétés et la vie des hommes à l'abri des attentats du despotisme.

» Ils voient, dans les commissions dont vous les avez chargés, avec quelle profondeur de vues vous avez voulu simplifier toutes les opérations nécessaires dans les conventions, dans les échanges, dans les actions de la vie commune, de peur que l'ignorance ne rendit esclave celui que vous avez déclaré libre, et ne réduisît l'égalité prononcée par vos lois à n'être jamais qu'un vain nom.

» Pourraient-ils enfin ne pas apercevoir qu'en établissant, pour la première fois, le système entier de la société sur les bases immuables de la vérité et de la justice, en attachant par une chaîne éternelle les progrès de l'art social aux progrès de la raison, vous avez étendu vos bienfaits à tous les pays, à tous les siècles, et dévoué toutes les erreurs,

ainsi

comme toutes les tyrannies, à une destruction rapide.

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Ainsi, grâce à la générosité, à la pureté de vos princi

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