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ou las de prêter une attention suivie, jugent presque au hasard, et se mettent ensuite peu en peine de réparer les torts qu'a causés leur négligence! Qu'il nous soir permis de leur proposer ici deux beaux exemples, dont il seroit à desirer que l'imitation fût moins souvent nécessaire.

M. de la Faluere, conseiller au Parlement de Bretagne, ayant été nommé rapporteur d'une affaire, dépouilla, par sa précipitation, une famille honnête et pauvre des seuls biens qui lui restoient. Quelques mois après l'arrêt rendu et signifié, il reconnut sa faute. Il fit venir les malheureuses victimes de sa négligence, et les força d'accepter de ses propres deniers la somme qu'il leur avoit fait perdre.

Gayot de la Rejasse étoit un de ces Juges droits, intègres et incorruptibles, qui suivent dans leurs jugemens les règles les plus pures de l'équité. Assis sur le Tribunal, il étoit toujours sur ses gardes pour ne pas se laisser surprendre. Vaincu pourtant un jour par le sommeil, il s'y livra dans une audience, et ce fut l'unique fois de sa vie. Pour réparer cette faute, il alla aux opinions, et n'oublia rien pour s'instruire de la cause. Le Président lui en dit le précis. Gayor donna ensuite sa voix. Les opinions furent fort balancées. Celui qui

gagna, eut l'avantage d'une voix seule ment. Gayot, après le jugement, soupçonna qu'il pouvoit avoir mal jugé. Il se fit apporter chez lui les sacs des Parties : après avoir examiné le procès avec une grande attention, il vit que son soupçon étoit bien fondé, et il jugea que sa voix. avoit fait pencher la balance du côté, decelui qui ne devoit pas gagner. Il manda la Partie qui avoit perdu son procès, et la remboursa du principal et des dépens considérables auxquels elle avoit été condamnée.

Combien d'autres, en pareil cas, eussent fermé l'oreille aux cris importuns de leur conscience, ou auroient cherché à l'appaiser en la séduisant, er auroient eu le malheur de réussir ! Mais l'honnête homme a trop de droiture, pour être ainsi la dupe: de lui-même.. Lui échappe-t-il, car il est homme, un peu d'oubli, ou de négligence: dans ce que la loi sévère du devoir exigeoit de lui: il ne se pardonne point ce que tant d'autres se pardonnent si souvent, et il tâche, s'il le peut, de le réparer aussitôt.

Il est une autre sorte de tribunaux, où: l'on décide encore plus souvent avec bien de la légèreté et sans connoissance de cause. Ce sont tous ces tribunaux particuliers,

où l'on cite la conduite et les actions des autres, et où l'on prononce tant de jugemens aussi injustes que précipités. Chacun a droit à sa réputation et à l'estime générale, et il ne peut perdre ce droit que par des faits certains et indubitables. Mais notre légéreté ne veut pas se donner la peine d'examiner; notre orgueil, qui cherche toujours à s'élever au-dessus des autres, aime à les trouver vicieux ou coupables, et notre malignité naturelle aime à supposer qu'ils le sont. On juge, on prononce, on condamne sur les plus légères apparences, sur le rapport d'une personne souvent mal instruite, ou ennemie, ou prévenue ou jalouse; quoiqu'on sache, et souvent par sa propre expérience, que la plupart des rapports, dictés par la haine ow par l'envie, sont faux et injustes. Un Sénateur accusé devant Auguste, s'étant jusrifié, dit à ce Prince: N'écoutez sur le chapitre des honnêtes gens que ceux qui leur ressemblent.

Suivez dans vos jugemens la maxime du Sage; et ne blâmez personne avant de vous être bien informé (*). Quelles que puissent être les apparences, suspendez toujours votre décision, en ce qui concerne l'honneur du prochain, jusqu'à ce que vous soyez plei

(*) Eccl. 11.

nement instruit de la vérité. Condamnez rarement, avant d'avoir entendu la Partie elle-même. Imitez la conduite d'Alexandre. On rapporte de ce Prince, que dans les premières années de son règne, lorsqu'on lui dénonçoit quelquè accusation, il s'appuyoit sur une de ses oreilles, comme s'il eût voulu la boucher. Interrogé pourquoi il se mettoit dans cette posture: Je garde, répondit-il, une oreille pour Paccusé.

Celui qui décide avant d'avoir écouté les deux Parties, dit ingénieusement un ancien Poëte tragique, et après lui le père de notre Tragédie, n'a pas été juste, en jugeant même justement :

Qui statuit aliquid, parte inauditâ altera,
Equum licèt statuerit, haud æquus fuit.

SENEQUE, in Medaa.

Quiconque sans l'ouir condamne un criminel,
Son crime eût-il cent fois mérité le supplice
D'an juste châtiment il fait une injustice.
CORNEILLE.

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C'est ce que l'Abbé Desfontaines fit un jour entendre à un Magistrat, qui lui faisoit des reproches. Comme il vouloit se justifier, le Magistrat lui dit : Si l'on écoutoit tous les accusés, il n'y auroit point de coupable. Si l'on écoutoit tous les accusateurs, répartit l'Abbé, il n'y auroit point d'innocent.

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Juger quelqu'un sur des rapports, sur de foibles indices, et le croire coupable sans raison suffisante, c'est une injuste témérité, puisqu'on s'expose à condamner une personne innocente, comme il n'arrive que trop souvent. On rapporte de l'Empereur Charlemagne un trait qui le prouve bien: De son temps, l'usage de jeûner étoit de ne faire qu'un repas, et de le prendre sur le soir. Charlemagne mangeoit à deux heures ces jours-là. Un Évêque peu instruit des raisons du Prince, prit la liberté de lui en témoigner sa surprise. Votre avis peut être bon, répondit l'Empereur : mais cependant j'exige que, pour mieux vous en assurer vous ne preniez rien aujourd'hui, que tous mes Officiers n'aient achevé leur réfection. Il y avoit cinq tables consécutives à la Cour. La première étoit de Charlemagne et de sa famille : elle étoit servie par les Princes et les Ducs, qui ne mangeoient qu'après l'Empereur. Les Comtes servoient les Ducs. Après la table des Comtes venoit celle des Officiers de guerre, et enfin celle des petits - Officiers du Palais; en sorte que la dernière table ne finissoit que bien avant dans la nuit. L'Évêque obligé d'attendre si long-temps, reconnut que l'Empereur avoit raison d'avancer son repas de quelques heures par bonté et par attention pour ses Officiers;

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