Page images
PDF
EPUB

LIVRE DEUXFEME.

HISTOIRE DES FRANCAIS SOUS LES DEUX
PREMIÈRES RACES.

CHAPITRE PREMIER.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES RÉVOLUTIONS DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS DU CINQUIÈME AU DIXIÈME SIÈCLE,

D'APRÈS ce que nous avons dit ou exposé dans le livre précédent, deux principes doivent expliquer la société Française du cinquième au dixième siècle. Le premier, c'est que la France fat une armée catholique; le second, c'est que l'organisation sociale, tant militaire que civile, resta romaine, en sorte que les vrais successeurs des Romains furent les Français.

Il résulte du premier que la royauté fut un généralat; que sa puissance législative et judiciaire ne fut autre chose que le pouvoir de réglementer qui appartient, de nécessité, à celui qui commande un corps de soldats; que les assemblées dites nationales, les placita, ou plaids, furent primitivement des conseils de guerre, où l'on délibérait et l'on décrétait en même temps, et dans la même forme, des réglemens de discipline, des actes politiques et des actes judiciaires.

Il en résulte que le pouvoir d'élire appartint au chef d'une manière absolue, jusqu'à ce point qu'il put en disposer comme d'une propriété, sans cependant que la capacité militaire cessat d'être l'élément principal du droit de commandement.

Il en résulte, enfin, qu'il n'y eut de non-éligible et de non-révocable, que ce qui ne l'est jamais dans une armée dès qu'elle es

formée; savoir, le peuple militaire, et le général : tout ce qui n'était ni l'un ni l'autre était à la nomination du roi.

Lorsque l'on sort de ce point de vue, on cesse de comprendre les actes des rois de la première race, et la chute même de la dynastie de Clovis.

Alors, on traite de violences atroces les exécutions militaires, parce qu'elles ne furent précédées d'aucune autre forme judiciaire que de celle usitée dans une armée en campagne. Or, on ne faisait pas autrement dans les camps romains. Les Évêques qui, à cette époque, ne manquaient ni de sévérité, ni de courage, acceptaient ces nécessités de l'organisation militaire; ils les déploraient, sans les blâmer.

Alors, on ne conçoit pas ce lien de protection et de recommandation qui unissait tous les officiers du même corps, qui entait la fortune des enfans sur le mérite des pères, et faisait d'un corps d'armée une sorte de province militaire; car il ne faut pas oublier que chaque soldat avait ses chefs, là où il avait sa résidence et son bénéfice.

Alors enfin on ne comprend pas le mode de succession de la royauté Franque. C'était le roi actuellement en possession du pouvoir, qui nommait ses successeurs. Il le faisait, en leur donnant, de son vivant, le second rang dans la hiérarchie du commandement, afin qu'après sa mort ils se trouvassent naturellement les premiers, c'est-à-dire en possession du pouvoir souverain. Dans notre langage actuel, nous disons qu'il associait ses enfans à la royauté pour la leur assurer. Lorsque le roi laissait un enfant en bas âge, trop jeune pour être revêtu d'un grade militaire, il était obligé de confier sa fortune à venir à quelqu'un de ses frères ou de ses oncles, déjà revêtu d'un commandement, et de se contenter de la promesse que celui-ci lui faisait d'appeler un jour son jeune protégé à partager son pouvoir. D'autres fois, ce devoir était légué à un simple général provincial, à un Duc, et c'est à cause de cela que nous voyons sur la fin de la première race, des Ducs et des Maires choisir des Rois. Sous ce rapport, on peut diviser l'histoire de la première race en deux périodes; l'une, où la succes

sion fut assurée dans la famille de Clovis, par la transmission directe du grade, faite par le père à ses enfans, en les appelant au partage pendant sa vie ; l'autre, qui dura un peu plus de soixantedix ans, où ce furent les Généraux qui transmirent la royauté. A l'occasion de cette dernière, on peut demander pourquoi ces Ducs, ces Maires, persistèrent à choisir parmi les descendans de Clovis. C'est qu'il faut reconnaître que cette famille avait une sorte de légitimité aux yeux du peuple des camps et des villes, légitimité fondée sur de grands services rendus. Lorsqu'après plus d'un siècle d'imbécillité, sa popularité fut complétement perdue, la royauté tendait à ne plus être héréditaire, ainsi que cela était depuis longtemps dans l'Empire Romain. Aussi fallut-il, pour constituer une nouvelle hérédité, et pour l'établir dans la famille de Pepin, que l'autorité du Pape intervînt, et que l'excommunication fût lancée contre ceux qui oseraient rompre le droit qui, de Pepin, devait être transmis, avec son sang, à tous ses descendans.

Les historiens ont, en général, décrit et jugé cette époque avec des idées de notre temps. Aussi ont-ils mal compris, et fait encore plus mal comprendre, quelles étaient les causes de la solidité de cette société. Après les avoir lus, on a le droit de s'étonner que tant de désordres et tant d'anarchie aient produit de si grandes choses, et même que la France ait vécu. C'est qu'ils ont pris les temps qu'occupaient les disputes de commandement entre frères, pour des guerres entre Royaumes; des corps d'armées, pour des peuples différens; c'est, enfin, qu'ils n'ont jamais pu concevoir un pouvoir autrement établi que celui de leur temps, autrement fondé que sur un certain arrangement matériel. Le principe de conservation de la société française était une croyance commune à tous, et supérieure à tout, la croyance catholique. Il y avait pour l'armée un principe secondaire; c'était la religion du serment militaire, qui liait chaque subordonné au chef qui lui était immédiatement supérieur. Ce licn était d'ailleurs complétement revêtu de la forme catholique. Le serment se prêtait sur les choses saintes et il n'y avait que le supérieur qui pût délier les inférieurs de leurs devoirs réciproques,

car l'inférieur ne prêtait le serment que dans la supposition que celui envers lequel il se liait, était lié lui-même à un supérieur, et cela qu'il s'agit d'un centenier, d'un comte, d'un duc ou d'un roi. Or, dans l'armée, quel était le supérieur? c'était le Roi. Nul subordonné ne pouvait donc s'élever contre lui. Le roi n'avait qu'un supérieur, c'était l'Église. Tel était le terme de cette hiérarchie toute morale. Le roi, donc, ne pouvait quitter la couronne que par sa volonté, ou par le jugement de l'assemblée des Évêques.

La société civile était si complétement séparée de la société militaire, qu'elle ne lui prêtait point de serment. Elle ne lui était unie que par la communauté de croyance et par le devoir du tribut. D'ailleurs, l'armée imitait les habitans des villes dans tout ce qui était religieux, dans tout ce qui était sacrement, dans le baptême, le mariage, etc.; ce qu'elle possédait hors des bénéfices militaires était soumis à la loi civile de l'héritage et de l'impôt, etc. Les cités ne commencèrent à être ramenées sous la domination royale que sous la deuxième race. Sous la première, on trouve, au contraire, de très-nombreuses preuves de leur indépendance. Ainsi, Paris a été plusieurs fois le théâtre d'événemens qui montrent que le commandement militaire de la cité n'était pas en la possession du Roi, mais dans cellede ses habitans; on vit des cités se faire la guerre, etc.

La foi, qui servait de sanction et de lien à tous les devoirs, était d'ailleurs universelle et toute puissante, plus développée peutêtre chez les grands que chez les petits. Et ce n'était point seulement une grossière superstition; elle était éclairée et féconde. Nous devons juger des motifs qui portèrent les Rois de nos premières races, et les seigneurs militaires et civils, à créer tant de Couvens et d'Églises, par ceux qui leur dictèrent plusieurs actes où l'humanité était seule intéressée. Ainsi, parce que plusieurs fois ils sacrifièrent à Dieu leurs revenus, en supprimant les impôts qui pesaient sur le pauvre, ou en affranchissant des esclaves, nous devons dire qu'ils fondèrent des Couvens pour ouvrir des asiles à la science, et des Églises pour constituer des centres

d'enseignement et de population; au moins nous ne devons pas croire que ces pensées leur fussent absolument étrangères. Enfin, grâce à la croyance religieuse, les Évêques furent appelés jusque dans les plaids militaires; ils purent intervenir dans la politique, tantôt pour mettre fin à des discussions de famille, et tantôt pour déterminer des invasions sur le territoire étranger.

C'est par ces causes que la Francé resta pendant quatre siècles un centre militaire qui fit rayonner la conquête sur toute sa circonférence, et qui porta sur tous ses rayons le système qu'elle avait adopté elle-même; et ce système était complétement romain, c'est-à-dire tel que l'avait fait l'empereur Constantin, ainsi que nous l'avons vu. Aussi arriva-t-il que la France engendra en Allemagne un Empire qui prétendit imiter les usages de la cour de Ravenne. En effet, notre nation n'étendit pas seulement autour d'elle une organisation militaire et civile d'origine romaine; elle répandit aussi un esprit qui était resté aussi romain que l'avait permis le Catholicisme. Elle propagea l'usage de la langue et de la littérature latine. Dans les arts, nous fùmes pendant quatre siècles imitateurs des artistes de Rome chrétienne, et l'Europe les imita avec nous. Toutes nos églises furent bâties dans ce qu'on appelle aujourd'hui le style Bizantin, c'est-à-dire dans le premier style chrétien. Le style catholique, proprement dit, ne fut créé en France que dans le onzième siècle; enfin nous reçûmes des Romains, nos arts, nos sciences, nos armes, nos lois, et nous donnâmes aux autres ce que nous avions reçu.

Telle est l'idée générale de la société française du cinquième au dixième siècle; tel est le germe des révolutions de toute espèce qui se préparèrent et s'achevèrent plus tard; et c'est en liant ainsi cet avenir, du dixième au dix-huitième siècle, aux années qui les ont précédées, que l'on aperçoit clairement comment c'est en France que se trouve le lien qui unit la civilisation moderne à la civilisation antique. Pour achever l'objet spécial de ce chapitre, il nous reste à donner les différences principales qui signalèrent le règne de la première et de la seconde race.

Au point de vue catholique, l'avènement de la première race

« PreviousContinue »