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ajouta celle des frontières qu'il fallut garder par une armée de commis. Le sentiment de sa propre conservation lui fit protéger quelque temps l'unité de croyance; mais il n'en déduisit que des rapports privés entré les gouvernés, que des œuvres stériles ou antisociales pour lui-même, ne comprenant pas que cette unité avait péri le jour où elle avait cessé de produire des actes sociaux.

Ce vice général du provisoire long-temps invétéré, se compliquait d'une telle multitude d'abus, que nous ne pouvons nous arrêter à les discuter. La finance avait tout infecté. Nous lui ferons un dernier reproche, celui d'avoir grevé la justice de tant de droits, qu'elle appartenait exclusivement aux riches. Les tribunaux, ouverts aux grands intérêts, fermés aux intérêts peu considérables, l'étaient, par conséquent, à tout le peuple, pour qui le conseil d'abandonner sa robe, lorsqu'on lui demanderait son manteau, devenait un parti dicté par la prudence (1).

C'étaient là cependant les moindres difficultés que Louis XVI avaît à combattre : il allait, au premier pas de ses réformes, soulever une poussière assez épaisse pour lui cacher le chemin; il allait irriter la minorité égoïste qui vivait du désordre, et que rien ne prédisposait à des sacrifices.

Voici maintenant quels étaient ses moyens.

Pendant le dix-septième siècle, lorsque le pouvoir perdit le sens et la volonté de la tendance sociale, et qu'il rómpit ainsi les liens de la nationalité française, le sentiment du but qui la constituait ne manqua ni d'éducateurs, ni de directeurs. L'opinion publique se sépara peu à peu de la royauté, lui retira sa foi, et la donna à des hommes dont le génie sauvait l'unité, parce qu'ils accomplissaient l'œuvre de prévoyance. Tout ce qui n'avait point d'avenir dans les mœurs, dans les institutions, dans les sciences même, fut attaqué, et en partie détruit par Molière : il détrôna les dévôts; il poursuivit les marquis à outrance, ruinant en eux la noblesse héréditaire, tandis que par son Bourgeois gentil-homme il empêchait la bourgeoisie de faire fausse route.

· (1) De la réforme de l'impôt, pages 244 et 245.

Un écrivain plus révolutionnaire peut-être, le fabuliste Lafontaine, popularisait en même temps, dans une foule de petits chefs-d'œuvre, les griefs des pauvres contre les riches, des faibles contre les forts, des petits contre les grands; il faisait pré valoir les principes de la morale hors de laquelle le gouvernement s'était jeté. L'auteur du Télémaque ne doit pas être oublié au premier rang de ceux qui rendirent alors d'éclatans services.

La littérature du dix-huitième siècle continua dignement de tels précurseurs. Elle marcha sous la direction de quelques esprits supérieurs avec un ensemble et une activité qui la rendirent toute puissante. L'éducation donnée par le pouvoir fut progressivement discréditée. Un caractère général de philosophie sociale domina de plus en plus le mouvement des idées, et le travail se divisa entre deux écoles, qui se pénétrèrent par bien des points, mais dont l'une employa plus particulièrement la science humaine à combattre les faits existans, tandis que l'autre s'en servit pour fouiller et agacer dans les principes eux-mêmes, la source de faits nouveaux. Il est à remarquer que ces deux écoles manifestèrent, dès leur origine, le sentiment passionné de leur différence. L'hostilité éclata dans les germes, elle en áccompagna le développement respectif pendant toute sa durée, et nous la retrouverons sur les ruines de l'ennemi commun, déchaînant la collision des fortunes opposées, que les vainqueurs avaient poursuivies. Il nous suffira de nommer Voltaire et Rousseau, et de faire connaître l'état des deux écoles à l'époque que nous décrivons. Celle de Voltaire composait la société des encyclopédistes, celle de Rousseau la secte des économistes. Le nom de secte lui fut donné par les élèves de Voltaire, parmi lesquels les auteurs de la Correspondance littéraire, Grimm et Diderot, lui lancèrent d'abord tant de sarcasmes. La première vulgarisa tout ce que les protestans avaient accumulé d'objections contre le catholicisme et la souveraineté monarchique. Elle concentra sa verve pour frapper le despotisme, et négligea d'approfondir la cause intime du mal. Aussi recruta-t-elle de nombreux adeptes, de chaudes amitiés, des patrons infatigables dans la classe riche, et surtout

chez les traitans. La seconde avait indistinctement battu en brèche les intérêts égoïstes, sous lesquels l'intérêt commun avait disparu; elle tourmentait sans cesse le problème de la conservation sociale, et possédait déjà d'importantes solutions sur la production et sur la distribution des richesses.

Louis XVI pouvait donc s'entourer d'habiles conseillers; il trouvait la théorie des réformes en état de répondre aux améliorations dont il se sentirait la volonté. De plus, il lui fallait faire hâte pour arriver en temps utile. A côté de leurs enseignemens, les philosophes avaient placé de sinistres prédictions.-< Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions, écrivait Rousseau en 1760. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore long-temps à durer; toutes ont brillé, et tout Etat qui brille est sur son déclin. J'ai, de mon opinion, des raisons plus particulières que cette maxime, mais il n'est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop. » Jean-Jacques tenait ce langage dans un livre de morale religieuse, par lequel il prémunissait l'âme de ses élèves, afin que la lutte prochaine n'étonnât ni leur science ni leur dévoûment. Voltaire prédisait aussi, mais à sa manière. Il voyait l'infâme écrasée; il était témoin que ses efforts de démolisseur allaient renverser toutes les vieilles murailles, et dans une lettre à Chauvelin, datée du 2 avril 1764, il disait, entre deux plaisanteries: - Tout ce que je vois, jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent trop tard à tout; mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils verront bien des choses.>

Louis XVI commença par subir l'influence des habitudes que le pouvoir avait contractées. Il choisit pour ministre, pour tuteur en quelque sorte, le comte de Maurepas, homme d'esprit, littérateur de parades et de quolibets, disgracié autrefois à cause d'un mauvais couplet contre la Pompadour. A ce vieux courtisan qui s'amusait des affaires, et qui témoignait d'ailleurs la plus

profonde indifférence pour ce qui arriverait après lui, il joignit en sous-ordre l'économiste Turgot, que la voix publique lui désignait.

Turgot fut précédé aux finances par une réputation d'homme intègre, d'économiste zélé, d'administrateur à systèmes; mais par-dessus tout il y a apporta l'autorité qu'il devait à son admirable gestion de la province de Limoges. Il travailla immédiatement à faire participer le royaume aux bienfaits locaux qui avaient signalé son intendance du Limousin. Pendant qu'il diminuait le déficit, et que la sagesse de ses mesures opérait des remboursemens, même au-delà de ses prévisions, il soulageait progressivement le peuple par des actes de vraie régénération: il abolissait les droits sur les blés, et toutes les entraves qui gênaient la liberté indéfinie du commerce des grains; il supprimait les jurandes et les communautés. Ce dernier édit, à la date de février 1776, était conçu dans un esprit d'affranchissement si nettement avoué, qu'il allait chercher le droit à une profondeur que n'atteignit pas la déclaration de 1791. Nous lisons, en effet, dans le préambule : « Cependant Dieu, en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait, du droit de travailler, la propriété de tout homme: et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Si le souverain doit à tous les sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits, il doit surtout cette protection à cette classe d'hommes qui, n'ayant de propriété que celle de leur travail et de leur industrie, ont d'autant plus le besoin et le droit d'employer dans toute leur étendue les seules ressources qu'ils aient pour subsister, etc. ›

Le projet de supprimer les corvées dans tout le royaume, et une démarche capitale en faveur de la liberté de la presse, soulevèrent contre lui le clergé, la noblesse et les parlemens. Turgot, convaincu que le pouvoir appartenait au meilleur avis, ouvrit la discussion à ses contradicteurs. Il força la main aux censeurs pour un M. Richard des Glanières, qui voulait publier un plan opposé aux siens. En ce moment aussi Necker lui préparait

une polémique sur la législation et le commerce des grains; et Turgot, malgré les instances de ses amis, permit l'impression d'un ouvrage auquel la fortune et les intrigues de son auteur donneraient infailliblement de la célébrité. Il ne s'éloigna pas impunément de la route de ses prédécesseurs. Il laissa paraître, sous ses auspices, un livre sur les inconvéniens des droits féodaux. Ses adversaires lui en firent un crime, et se liguèrent pour obtenir sa retraite. Le clergé, la finance, la cour et les parlemens, les quatre grands corps dont l'égoïsme épuisait la France, se défendirent alors de manière à prouver que le réformateur avait mis la cognée aux racines du mal. Ce qui démontre encore mieux que seul il savait l'avenir, et qu'il était par conséquent l'ingénieur indispensable du pouvoir, c'est la destinée de ses projets, dont les uns furent exécutés par Necker, les autres proposés à l'assemblée des notables, les autres réalisés par la Constituante.. Aujourd'hui même, la révolution française n'est pas fermée, parce qu'on maintenu à l'état de question les principes qu'il posait dans le fameux édit que nous avons cité. Un mois avant sa disgrâce, le roi disait; « Il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » Il le sacrifia cependant aux ennemis du peuple.

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Le comte de Maurepas donna la place de Turgot à un ancien intendant des colonies, à Clugny, administrateur borné, avare, intraitable, qui mourut six mois après. Sa famille profita de son ministère autant que s'il eût duré dix ans ; il accrut le déficit (1), et de son court passage aux finances, il ne resta qu'un souvenir désastreux (2).

On revenait sur les pas de Turgot: les jurandes et les communautés furent rétablies sous une autre forme, à Paris, la même année 1776, et, dans les provinces, par un édit de 1777. Depuis la chute de ce ministre, Necker aspirait ouvertement à le remplacer. Il s'agissait de l'associer à Clugny; il le fut à son succes

(1) Collection des Comptes rendus, page 172. (2) Introduction au Moniteur, page 42.

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