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fitable. De guerre lasse, Lautem, au commencement de novembre 1784, fit annoncer dans le Courrier de l'Europe, pour le mois de janvier suivant, la vente à l'encan de la bibliothèque et des papiers de d'Eon pour se payer de ce qui lui était dû. Quelques jours plus tard (15 novembre), le même journal publiait que la vente n'aurait pas lieu, par suite d'un projet d'arrangement avec d'Eon. Le projet se réalisa, et, au mois d'avril 1785, d'Eon se dessaisissait comme à compte, au profit de Lautem, de 6,000 livres que M. de Vergennes avait fait accorder par le roi au Chevalier pour lui permettre d'aller à Londres terminer ses affaires. N'est-il pas supposable que la générosité royale fut stimulée, dans la circonstance, par le désir de faire revenir dans les mains du Chevalier et peut-être dans dans celles de la cour les papiers détenus par Lautem?

D'Eon arrivé à Londres, ses premiers soins furent de s'occuper de la succession Ferrers. On en connait déjà le résultat. Au bout de quelques années, désespérant de pouvoir jamais rien obtenir, mais « ne voulant pas, dit-il, que ses créanciers aient à souffrir de l'injustice de ses débiteurs », il se résolut à vendre tout ce qu'il possédait à Londres. A la fin de 1791, il fit annoncer la vente de ses livres, manuscrits, estampes, meubles, armes, dentelles, bijoux et « généralement tout ce qui compose la garde robe d'un capitaine de dragons et celle d'une dame françoise ». Comme préface du catalogue, d'Eon fit un Exposé historique des faits, motifs et raisons qui déterminaient la vente. Il y racontait tout au long la conduite de la famille de Ferrers à son égard, ajoutant, par contraste, à cet exposé un petit Traité de morale en action où étaient cités force exemples de nobles familles anglaises qui avaient tenu à honneur de solder les dettes de leurs auteurs.

Le catalogue énonçait un nombre considérable d'ouvrages du meilleur choix concernant la législation, les finances, la science militaire, la linguistique, l'histoire, etc.: preuve manifeste de la tournure sérieuse qu'avait, malgré ses folles flammes, l'esprit du Chevalier.Sa bibliothèque contenait aussi une riche collection de manuscrits, particulièrement d'ouvrages de Vauban, écrits, les uns de la propre main du maréchal, les autres par son secrétaire et annotés par lui.

A peine le catalogue fut-il publié que des amis se cotisèrent pour subvenir aux besoins pressants du Chevalier. Une souscription fut ouverte chez un banquier, et en très peu de temps une somme de 465 livres sterling fut réunie : le prince de Galles s'était inscrit pour 100 livres. Une autre marque de sympathie fut donnée à d'Eon par les directeurs du Ranelagh qui firent une représentation à son bénéfice. Peu de temps après (17 février 1792) eut lieu la vente des effets du Chevalier qui produisit 348 livres sterling.

Par contre, la pension de 12,000 livres que recevait d'Eon allait être supprimée. A raison de son titre de chevalier et de son éloignement de la France il fut porté sur la liste des émigrés. C'était toutefois un singulier émigré que celui qui aussitôt après la déclaration de guerre à l'Allemagne s'offrait pour combattre avec les soldats de son pays. Le 10 mai 1792, en effet, d'Eon adressait à l'Assemblée législative une pétition dans laquelle s'appuyant sur un décret de la Constituante, il demandait à être réintégré dans son grade et à prendre du service. A présent, disait-il, que je vois la nation, la loi et le roi en grands dangers, je sens mon amour pour la patrie se réveiller et mon humeur guerrière se révolter contre ma cornette et mes jupes: mon cœur redemande à grands cris mon casque, mon sabre, mon cheval et surtout mon rang dans l'armée pour aller combattre les ennemis de la France... Pour me mettre dans le cas de faire de la bonne besogne à l'armée, qu'on m'accorde la permission de lever une légion appelée la légion des volontaires de d'Eon-Tonnerre. Je tâcherais de la composer au moins de moitié de soldats vétérans, et l'autre moitié d'une jeunesse robuste et de bonne volonté qui sera bientôt aguerrie dans une guerre active... Pour tailler de bonnes croupières à l'ennemi, il me faut une forte légion, et ne pas trop craindre a perte des hommes, parce que les volontaires sont la monnaie courante d'une armée de ligne; d'ailleurs il m'est impossible de faire une bonne omelette sans casser d'œufs. En tout cas, si on veut que je me batte bien réellement, donnez-moi au moins un rang dans l'armée, autrement, à mon âge, je ne prendrai pas la peine de quitter mes jupes pour monter à cheval et aller faire une vaine. parade de vanité et de faux courage à l'armée. Éloignée par caractère de tout parti, de toute ambition, je suis encore moins curieuse d'aller faire briller mon sabre à la procession dans les rues de Paris, et soutenir une guerre de pots de chambre et de poissardes. Je n'aime que la bonne guerre, noblement faite et courageusement exécutée. »

La pétition, présentée par Carnot ainé à l'Assemblée dans la séance du 11 juin, fut renvoyée au comité militaire. Malgré ses fiers et patriotiques accents, le comité n'y donna aucune suite.

D'Eon resta donc à Londres où sa situation devint de plus en plus précaire. Les biens qu'il avait en France furent confisqués; les meubles de sa maison de Tonnerre vendus; les papiers qu'il y avait déposés dans une armoire de fer cachée, saisis. Il n'eut plus pour vivre qu'une pension de 200 livres sterling que lui fit Georges III. Pour augmenter ces ressources il se résigna, la mort dans. l'âme, à battre monnaie avec son habileté dans l'escrime. A la fin Sc. hist.

de l'année 1792 il commença une série d'assauts d'armes qui se continua pendant plusieurs années. Il y montra la même supériorité que celle dont il avait fait preuve, en 1787, dans une lutte avec le fameux chevalier Saint-Georges, venu tout exprès en Angleterre, et que d'Eon avait boutonné sept fois (1). Pendant quatre ans d'Eon soutint des assauts, à Londres et dans les principales villes d'Angleterre (2). Mais en 1796 un accident de lutte le força de cesser ces exercices lucratifs. Son adversaire l'ayant atteint avec un fleuret qui s'était brisé, il en résulta une blessure grave qui mit pour toujours d'Eon hors d'état de se livrer à l'escrime.

Partout, dans tous les assauts auxquels il prit part d'Eon avait apparu avec le costume de femme costume qu'il ne quitta pas d'ailleurs jusqu'à sa mort... Et à ce propos on s'est demandé comment il se fit que le Chevalier, qui n'avait pris le vêtement féminin que comme une robe de Déjanire, ne l'avait pas quitté après la mort de Louis XVI et après la suppression de sa pension. A cela plusieurs motifs qui paraissent très vraisemblables. D'abord, d'Eon, par amour propre, ne voulut sans doute pas se donner un démenti à lui-même et reconnaitre qu'il s'était prêté à une mascarade par intérêt et par faiblesse. En second lieu, pour qui connaît les sentiments et les susceptibilités des Anglais, observe un Anglais même (2), d'Eon, après avoir vécu si longtemps dans la

(1) A la suite de cet assaut, le prince de Galles, qui l'avait présidé, avait fait don à d'Eon d'une magnifique paire de pistolets.

(2) Pour conserver le souvenir d'un de ces assauts qui avait eu lieu au Ranelagh, en juin 1793, en présence du prince de Galles et du duc de Glocester, il fut fait une gravure représentant sur un médaillon la tête de d'Eon, coiffée d'un casque orné d'un coq et d'une lance, autour de la tête était écrit : « Minerve Gauloise, née à Tonnerre, le 5 décembre 1728 », et au-dessous :

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« Dic mihi Virgo ferox, cum sit tibi cassis et hasta,

Quare non habeas (Egida? Caesar habet,
Pax est feminei genevis dat fæmina pacem,
Que Bellona fuit nunc Dea pacis erit. »>

A propos du coq figuré sur le casque, on doit noter que ce symbole faisait partie du blason de d'Eon, lequel était le même que celui des descendants de d'Eon de l'Étoile, et était ainsi composé : Trois étoiles d'or pour armes parlantes, un coq au naturel tenant en son pied dextre levé un cœur enflammé de gueules au chef d'azur, symbole de la vigilance et de l'enthousiasme d'Eon de l'Étoile, avec cette devise: Vigil et audax. Quand d'Eon de Beaumont fut devenu chevalier de Saint-Louis il fit placer au dessous de l'écu une croix de cet ordre.

(1) Capitane Telfer, The Chevalier d'Eon.

société de Londres, se fut exposé, en quittant le costume féminin, à en être exclu par une exécution sommaire. D'un autre côté, assurait à M. de Loménie (1) un homme distingué qui avait connu d'Eon dans les derniers temps, la pseudo Chevalière avait fini par prendre goût au costume de femme, auquel elle mêlait toujours quelque chose du vêtement masculin. Le même personnage ajoutait, au reste, « que si l'on croyait encore en France, en 1809, au sexe féminin de d'Eon, en Angleterre, tous ceux qui fréquentaient le Chevalier ne doutaient pas qu'il fût un homme ». — Tous, hormis une vieille amie, Mistress Mary Cole (originaire de Lorraine) qui, longtemps avant la mort de d'Eon, le recueillit chez elle et adoucit ses dernières années.

Le Chevalier, aussi bien, poursuivi par ses créanciers, en était arrivé à un tel état de détresse qu'en 1804 il fut incarcéré pour dettes pendant cinq mois. Au sortir de la prison il se réfugia chez Mary Cole où il vécut jusqu'à sa fin passant une partie de la journée à écrire, le reste du temps à travailler avec sa compagne à l'entretien du linge et à la confection de la garde-robe. C'est dans cette aimante intimité qu'il s'éteignit le 21 mai 1810, âgé de quatre-vingt-deux ans.

Après sa mort il fut procédé à l'autopsie de son corps par plusieurs chirurgiens anglais, auxquels s'adjoignit un médecin français, le Père Élisée, ancien Père de la charité à Grenoble, et médecin de l'armée des émigrés, qui vivait à Londres et avait soigné d'Eon pendant la dernière année de sa vie. Un procès-verbal des médecins constata qu'il n'y avait aucun doute sur la nature masculine de d'Eon. Indépendamment de cette pièce plusieurs déclarations furent faites par des personnes qui avaient été admises à examiner le corps. Il en est une qui ne laisse pas de présenter une piquante originalité, c'est celle de sir William Bouning, qui après avoir certifié qu'ayant « vu le corps après le décès, il résulte que c'est un homme », ajoute: « Mon épouse fait la même déclaration ».

Pour fixer de visu le public anglais sur le sexe de d'Eon un moulage fut fait sur son corps, et, d'après ce moulage, un artiste, Turner, fit une gravure coloriée du torse. Cette gravure, répandue à profusion, était accompagnée de l'attestation des médecins qui avaient fait l'autopsie.

D'Eon fut enterré à Londres dans le cimetière de Saint-Pancrace. Suivant sa volonté son corps fut déposé dans un coffre en bois sur lequel il couchait. Comme il l'avait prescrit encore, différents

(1) Beaumarchais et son temps, par de Loménie.

objets de piété furent déposés dans son cercueil : son Nouveau Testament, son crucifix dans ses mains jointes, et son Imitation de Jésus-Christa que, dit-il, il avait si mal imité ».

Il laissa un testament olographe dont les dispositions n'ont pas d'intérêt pour l'histoire. Ce testament commençait par ces mots où se reflétait le dégoût que le Chevalier avait de la vie : « Mors mihi lucrum », et se terminait, en façon d'épitaphe, par ces quatre vers d'une philosophie moins désolée :

Nu du ciel je suis descendu,

Et nu je suis sous cette pierre :
Donc, pour avoir vécu sur terre
Je n'ai ni gagné ni perdu.

Comme pendant à cette balance de compte qu'établit d'Eon en se plaçant aux deux points extrêmes de son existence, il est un bilan à dresser au sujet de celte existence même. Quel fut-il, en somme, et quelles appréciations doit inspirer sa mémoire ?... D'Eon fut incontestablement un esprit actif, étincelant, cultivé, plein de ressort et de ressources. Il se jouait des difficultés et ne semblait jamais plus à l'aise qu'au milieu des tempêtes. Mais il s'en fallut de tout que son caractère répondit à la distinction de son intelligence. Dans la plupart des circonstances il montra une nature irascible et hautaine, une humeur ombrageuse, une personnalité débordante, indisciplinée et tapageuse qui sacrifiait tout à elle-même sans ménagements ni scrupules. Homme d'honneur au fond, courageux jusqu'à la témérité pour la sauvegarde de sa dignité, mais, à l'occasion, aussi, cauteleux, flottant sur ses angles, tout près de glisser sur la pente et de quitter le droit chemin. Plein de reconnaissance pour ses amis et ses protecteurs tant qu'ils le serviront quand et comme il l'entendra; sinon, refroidissement subit, suspicion, attaques : l'ami encensé de la veille devient l'ennemi implacable du lendemain. Grand philosophe en paroles, mais sans souci d'harmoniser ses actes avec ses maximes. Le stoïcisme qu'il se plaisait à étaler n'était qu'un manteau de parade. En réalité, nul ne fut plus que lui courtisan de la Fortune, et ne lui pardonna moins de l'avoir souvent délaissé.

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