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de son corps, et certifiée par un grand nombre de témoins, ne laisse aucun doute à cet égard. Au physique comme au moral d'Eon fut un mâle. On pourrait seulement dire avec l'un de ses biographes (1) que, quant aux effets, sa virilité était toute au

cerveau ..

Il naquit à Tonnerre le 5 octobre 1728. Son père était subdélégué de l'intendance de Paris. Si l'on en croyait une généalogie qu'en 1779 le Chevalier fit publier par de la Fortelle, la souche de sa famille serait la même que celle des le Senéchal, de Bretagne. Mais deux membres de la lignée des le Senéchal, le comte de Carcado et le marquis de Molac s'élevèrent aussitôt contre ces prétentions, et les firent repousser par une sentence du Châtelet de Paris, du 27 août 1779. Cela ne veut pas dire pourtant que les ancêtres de d'Eon ne fussent pas bretons. Le fait serait même certain si le Chevalier descendait, comme il l'a affirmé, du fameux hérésiarque du XIIe siècle, Eon de l'Étoile, condamné par un concile de Reims, en 1148; et l'histoire de ce gentilhomme breton explique comment sa race a pu essaimer dans nos contrées. A une certaine époque de son existence, Eon de l'Étoile, pour accomplir sa mission de Fils de Dieu et de Juge des vivants et des morts, quitta la Bretagne et parcourut les diocèses de Sens, de Reims et de Langres. Il était accompagné de plusieurs de ses parents qui s'étaient faits ses disciples. Ces parents, après la condamnation du visionnaire, ne retournèrent pas en Bretagne, mais se fixèrent dans plusieurs des pays où les avait conduits leur chef. Quelques-uns d'entre eux s'établirent sans doute à Ravières et formèrent la branche d'où est sorti le Chevalier.

D'Eon fit ses études à Paris, au collège Mazarin. Ses humanités finies, il se fit recevoir docteur en droit civil et canon, et devint avocat au Parlement en obtenant une dispense d'âge. Arrivé à ce rond-point, il jeta la plume au vent ponr savoir quelle carrière il embrasserait. Il songea d'abord à prendre le petit collet. Un ami avisé l'en détourna. En attendant qu'une vocation se déclarât le jeune docteur partagea son temps entre la culture des lettres, des arts d'agrément et les exercices du corps. Son habileté en escrime devint telle qu'il ne tarda pas à être reconnu l'une des premières épées de France. En même temps il se livrait à des compositions littéraires qu'il commença à publier en 1752 et qui se succédèrent pendant plusieurs années.

Ces ouvrages eurent du succès. Ils donnèrent de la marque à leur auteur, et lui valurent bientôt de puissants protecteurs. Celui, de tous, qui lui rendit, au début, les services les plus effectifs, et

(1) Gaillardet, Mémoires sur la chevalière d'Eon (édition de 1866).

lui ouvrit, à proprement parler, la carrière, fut le prince de Conti. Il est vrai que d'Eon avait su gagner tout particulièrement sa faveur en retouchant ou faisant parfois ses couplets et ses madrigaux. Voici de quelle manière Conti paya les bouts rimés du docteur en droit canon : A cette époque, il existait à la cour de France un système de diplomatie en partie double instauré par Louis XV, peu de temps après le traité d'Aix-la Chapelle (1748), et qui fut continué pendant tout son règne. A l'insu de ses ministres le roi avait établi une sorte d'agence de renseignements secrets dans les différentes cours de l'Europe. Il voulait arriver par là à savoir ce qui se passait dans ces cours, à surveiller son ministre des affaires étrangères, à connaitre ce que celui-ci eût pu lui cacher, et aussi à imprimer indirectement à la marche des affaires sa volonté propre. En politique, a dit avec raison Boutaric, Louis XV se défiait autant de ses maîtresses que de ses ministres, et ne se sentant pas la force de leur résister, il prenait le parti de cacher aux uns et aux autres ses désirs et les moyens particuliers par lesquels il cherchait à les réaliser (1). » Ces correspondants secrets étaient choisis tantôt dans le corps diplomatique, tantôt en dehors de lui. Si l'ambassadeur n'inspirait pas confiance, le roi désignait le secrétaire d'ambassade, ou prenait un agent dans le monde extra-officiel.

Le premier directeur en dale de cette agence clandestine, ou, selon le mot de l'un d'eux, le premier vizir de poche, fut, pendant plusieurs années, le prince de Conti, esprit ouvert, perspicace et brillant, qui, après avoir mené pendant sa jeunesse une existence tumultueuse, avait voué son âge mûr à une ambition honorable pour lui et profitable pour son pays. Aussi bien le plan de politique extérieure qu'avait conçu Conti étaitil conforme aux véritables traditions nationales de la France, et propre à relever sa prépondance en Europe. Il consistait en ceci: Conserver l'esprit du traité de Westphalie en Allemagne ; unir par un pacte perpétuel la Turquie, la Pologne, la Suède et la Prusse sous la médiation de la France; séparer ainsi, par une chaîne d'États ennemis, l'Autriche et la Russie, ces dangereuses alliées, et rejeter dans ses steppes la Russie qui, pour la première fois, était intervenue dans les affaires européennes pendant la guerre de la succession d'Autriche. Le pivot de ce système était le rôle à faire jouer par la Pologne, pays placé sur les derrières de l'Autriche, au centre de tous les intérêts en litige et sur le chemin de toutes les armées. Il était donc de toute nécessité que la Pologne fut mise sous l'influence de la France. - Conti était d'ailleurs

(1) Boutaric, Correspondance secrète de Louis XV. 1866.

d'autant plus disposé à préparer cette influence que son ambition personnelle pouvait y trouver satisfaction. Il était le petit-fils de François Conti qui, en 1697, à la mort de Sobieski, avait été élu roi de Pologne, concurremment avec Auguste II, mais qui, devancé par son rival dans ce steeple-chase royal, avait, en arrivant, trouvé la place prise.

Indépendamment de ce souvenir, qui n'était peut-être pas sans constituer aux yeux de la famille une sorte de droit, quelque temps avant la conclusion de la paix d'Aix-la-Chapelle (1748), une députation de gentilshommes polonais, en prévision de la mort prochaine d'Auguste III que minait la maladie, était venue offrir la couronne à Conti. Non seulement Conti avait prêté l'oreille à ces ouvertures, mais il en avait fait confidence à Louis XV qui les avait approuvées. Sentant ainsi le vent dans ses voiles, Conti ne négligea rien pour profiter des événements qui semblaient proches. En 1752, il avait fait envoyer comme ambassadeur en Pologne un jeune homme actif, le comte de Broglie, investi d'une double mission, l'une patente, l'autre occulte; celleci consistant à étendre le parti français dans le pays, et, par suite, à empêcher Élisabeth, de Russie, et Marie-Thérèse, d'Autriche, de faire accéder, comme elles le projetaient, la Pologne à leur alliance.

Mais cela ne parut être encore qu'un moyen insuffisant. Le coup de maître serait de gagner Élisabeth à la France et de l'amener à accepter dans l'avenir pour la Pologne un roi appartenant à la branche cadette de la maison royale de France, tel qu'eût été Conti. A tout prendre, l'entreprise ne présentait pas d'obstacle insurmontable, si elle était conduite avec dextérité. Depuis plusieurs années les relations entre la cour de Saint-Pétersbourg et celle Versailles étaient, à vrai dire, empreintes d'une froideur extrême. On s'écrivait cérémonieusement de roi à impératrice et réciproquement, à l'occasion d'une naissance, d'un mariage ou d'un décès, mais à cela se bornaient les rapports. La France n'avait à Saint-Pétersbourg ni ambassadeur, ni chargé d'affaires, ni même un consul. Et pourtant il n'avait pas dépendu d'Élisabeth que la glace ne se fondit. A plusieurs reprises elle avait fait transmettre à Louis XV par des négociants français venus en Russie, des lettres dans lesquelles elle l'assurait de ses bonnes dispositions pour la France. Le mobile de ses dépêches était-il l'intérêt de sa politique?... Non; c'est surtout dans les replis mystérieux de son cœur de femme qu'il les faut chercher. Catherine, sa mère, avait cherché à la marier à Louis XV. Bien qu'elle n'eût jamais vu le roi, Élisabeth s'était fait de lui un portrait idéal qui était resté gravé dans son esprit romanesque. Mais la France avait répondu

à toutes ses avances par une réserve dont la tzarine avait fini par se froisser.

Néamoins il y avait lieu de croire qu'en usant de tact et d'habileté on parviendrait à la faire oublier. La vraie difficulté était d'arriver à s'insinuer auprès d'elle, en conjurant les défiances et les coups de force de son chancelier Bestucheff, molosse ombrageux et féroce qui la gardait à vue et nourrissait contre la France une haine implacable. Par les ordres du chancelier tous ceux qui, venant de ce pays, se présentaient à la frontière russe, étaient impitoyablement écartés. Un seul, le chevalier Valcroissant, investi d'une mission de son gouvernement, avait réussi, en 1754, à franchir sous un nom d'emprunt le cercle de fer. Découvert après son entrée, il avait été arrêté et interné dans la forteresse de Schulsselbourg, sur le lac Ladoga.

Ces considérations cependant ne rebutèrent pas Conti. A toutes chances il résolut d'envoyer un émissaire en Russie. Seulement qui choisir, et quel artifice employer, d'abord pour éviter au délégué le désagrément d'aller rejoindre Valcroissant, ensuite pour lui permettre de mener à bonne fin sa mission ?..... Après avoir passé en revue le personnel dont il disposait, Conti fixa son choix sur d'Eon. Il connaissait la souplesse d'esprit du Chevalier, son caractère audacieux, ses manières pleines de charme et de séduction. Conti songea aussi que l'aspect physique de d'Eon pourrait se prêter à un travestissement qui serait une sauvegarde (1). D'Eon était d'une taille au-dessous de la moyenne (on l'appelait le petit d'Eon): il avait les traits fins, le visage presque imberbe, la voix douce, la démarche élégante, la peau et la main d'une femme. Pourquoi ne revêtirait-il pas un costume féminin? Cette mascarade diplomatique ne déplut pas à d'Eon qui avait l'imagination enjouée et fantaisiste. Pour achever de faire illusion aux guetteurs sous les ordres de Bestucheff, on décida de donner à la chevalière un compagnon de voyage qui put passer pour son protecteur et fut de nature à n'éveiller aucun soupçon. Le Mentor désigné fut le chevalier Douglas, écossais d'origine, mais pris d'une telle aversion pour les Anglais, qu'il considérait comme les tyrans de son pays, qu'à la suite de dissensions politiques il avait quitté la Grande-Bretagne et était venu offrir ses services à la France. Douglas était à la fois intelligent et instruit : il possédait des connaissances minéralogiques qui lui serviraient de prétexte pour faire impunément en Russie

(1) D'après Gaillardet, c'est à Conti que paraît devoir être attribuée l'idée de déguisement de d'Eon en femme. (Mémoires sur la Chevalière d'Eon, par F. Gaillardet.

- Dentu 1866).

des excursions scientifiques; il imagina, en outre, de se faire passer pour acheteur de fourrures.

A chacun des deux compagnons fut assigné un rôle distinct. L'Écossais devait surtout s'enquérir de la politique extérieure et des forces de l'empire; d'Eon observerait les mœurs, les intrigues, les projets de l'intérieur du palais, et surtout chercherait à gagner à la France les sympathies personnelles d'Élisabeth. Pour rendre indéchiffrables les dépêches qui eussent pu être surprises on donna. à Douglas la clef d'une correspondance allégorique dont les termes étaient tirés du genre de négoce auquel il serait censé se livrer L'ambassadeur anglais Williams était qualifié le renard noir; Bestucheff, le loup cervier; les troupes à la solde de l'Angleterre seraient les peaux de petit gris. Si le crédit de Williams l'emportait à la cour de Russie sur celui de la France on dirait que le renard était cher. L'expression hermine en vogue signifierait que le vieux parti russe triomphait. Enfin si Douglas devait revenir on lui écrirait que l'on avait trouvé un manchon et qu'il n'en achetât pas. Avant d'aller plus loin on doit dire que ce voyage de d'Eon en Russie, en 1756, a été contesté par M. le duc de Broglie, dans son ouvrage Le Secret du Roi. Rien, objecte M. de Broglie, n'indique aux archives du ministère des affaires étrangères que le Chevalier ait fait ce voyage... On a prétendu que d'Eon avait servi de lectrice à l'impératrice?... Dans une lettre à Grimm (13 avril 1778) l'impératrice Catherine affirme que « jamais l'im<< pératrice Élisabeth n'eut de lectrice, et que M. ou Mlle d'Eon ne « lui fut pas plus connu qu'à elle (Catherine) qui ne l'a connu que « comme une espèce de galopin politique attaché au marquis de « l'Hôpital et au baron de Breteuil (1) »... Enfin dans plusieurs lettres à Tercier, premier commis des affaires étrangères, lettres écrites lorsque plus tard d'Eon fut secrétaire d'ambassade en Russie d'Eon se plaint de ne pas savoir le russe et se propose de l'apprendre... Comment, dès lors, le Chevalier aurait-il pu tenir antérieurement la place de lectrice?

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A ces différentes objections il n'est peut-être pas impossible d'opposer des réponses plausibles.

D'abord, il n'est pas étonnant que les archives du ministère ne contiennent aucune trace du voyage de d'Eon puisque sa mission était secrète, accomplie en dehors des ministres, et que d'Eon ne devait correspondre qu'avec Conti et avec le roi. C'est plutôt le contraire qui serait surprenant. En second lieu, on s'explique sans peine que Catherine n'ait pas été renseignée par Élisabeth

(1) Correspondance de l'impératrice Catherine, publiée à Saint-Pétersbourg en 1878.

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