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Mais tandis que le Chevalier s'occupait ainsi des vices et des ridicules des autres, on en vint à s'occuper aussi, et avec acharnement, de lui-même.

Au commencement de 1771, le bruit se répandit à Londres que d'Eon n'était pas hermaphrodite, comme l'avait autrefois insinué Guerchy, mais qu'il était proprement femme... D'où venait cette rumeur? Suivant d'Eon, elle était née de bavardages faits à la cour par une grande dame russe venue à Londres, la princesse d'Askoff, cette célèbre héroïne qui, après avoir aidé Catherine à se défaire de son mari et à monter sur le trône, avait encouru la disgrâce de la tzarine. La princesse, entendant parler de d'Eon, aurait raconté qu'elle l'avait connu autrefois chez son oncle le chan. celier Voronzow; qu'à Pétersbourg on le considérait comme femme, et que, même, Élisabeth l'avait choisi pour lectrice. Nouvelle preuve, remarquons-le en passant, que d'Eon fut bien costumé en femme pendant son premier séjour en Russie. En peu de temps les allégations de la princesse franchirent le cercle de la cour. La curiosité publique s'éveilla. Des caricatures sans nombre vinrent chaque jour l'aviver. Telle représentait d'Eon moitié homme, moitié femme, délibérant s'il se ferait connaître. Telle autre figurait un capitaine de dragons accouchant de deux jumeaux. Dans une autre encore Épicène d'Eon était proclamé reine des Amazones, etc., etc... En quelques semaines l'énigme du sexe de d'Eon devint la question dominante. Deux camps se formèrent. D'ardentes controverses s'engagèrent depuis le at home jusque dans les lieux publics. Bientôt enfin des paris effrénés furent tenus comme pour un combat de coqs ou une course de chevaux. Quel fut l'effet que produisit sur d'Eon cette explosion de célébrité malsaine? Doit-on croire avec Gaillardet et M. le duc de Broglie, que le Chevalier y vit avec satisfaction un moyen de ne pas tomber dans une obscurité que son amour propre redoutait par-dessus tout?... Correspondance et actes du Chevalier sont là qui protestent.

Le 22 mars 1771, il écrivait à Lautem, propriétaire de la maison qu'il habitait : « Je vous donne avis que j'ai fait assurer, ce matin, au caffé de Loïd près la Bourse, ma canne pour deux mille livres sterlings par M. Caffarena Broker, et que demain à midi je me transporterai en personne audit caffé pour payer les primes sur les épaules de ceux qui voudront parier contre moi sur l'objet en question qu'ils ont agité. Il ne tiendra qu'à vous d'être spectateur. »

Trois jours après, il adressait au comte de Broglie cette dépêche indiquant clairement qu'il n'avait pas manqué au rendez-vous :

Depuis la disgrâce du duc de Praslin j'ai le chagrin d'entendre et de lire même, jusque dans les papiers anglais, tous les rapports extraordinaires qui viennent de Paris, de Londres et même de Saint-Pétersbourg, sur l'incertitude de mon sexe, et qui se confirment dans un pays d'enthousiastes tel que celui-ci, à tel point que l'on a ouvert publiquement à la cour et à la cité des polices d'assurances sur une matière aussi indécente, pour des sommes considérables. J'ai été longtemps sans rien dire. Mon silence ne faisant qu'augmenter les soupçons et les assurances, j'ai à la fin été, samedi dernier, à la Bourse et aux différents cafés voisins, où l'on fait les assurances et les agiotages de toutes les couleurs; et là, en uniforme, avec ma canne, je me suis fait demander pardon par le banquier Bird, qui, le premier, a levé une assurance aussi impertinente. J'ai défié le plus incrédule, ou le plus brave, ou le plus insolent de l'assemblée, qui allait à plusieurs mille personnes, de combattre contre moi avec telle arme qu'il voudrait choisir. Tout le monde m'a fait de grandes politesses, et dans l'étonnement pas un seul des adversaires mâles de cette grande ville n'a osé ni parier contre ma canne, ni combattre contre moi, quoique je sois resté depuis midi jusqu'à deux heures à leur assemblée, pour leur donner tout le temps de se déterminer entre eux. J'ai fini par leur laisser publiquement mon adresse, au cas qu'ils se ravisàssent. >

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Autre lettre du même au même (16 avril 1771): « Je vous prie, monsieur, de n'être pas fâché contre votre ancien aide de camp, si vous apprenez par la Gazette, ou autrement que le 7 de ce mois j'ai cassé ma canne sur le corps de deux Anglais insolents à mon égard. J'ai été approuvé par tous les militaires et les gens sensibles à l'honneur. Depuis mon expédition de la cité et celle-ci, personne, ni à la ville ni à la cour, n'ose plus faire de paris publics sur l'incertitude de mon sexe, que j'ai imprimé d'une façon très mâle sur la face de mes deux impertinents. - Voilà apparemment qui suffit à marquer quels étaient les sentiments de d'Eon... Mais les bruits que le Chevalier croyait avoir étouffés sous sa canne, se réveillent. D'Eon juge alors que, puisque l'emploi de la force n'a eu qu'une vertu momentanée, le vrai moyen d'apaisement c'est son éloignement. Ce départ lui paraît d'autant plus urgent qu'il est averti, dit-il dans une lettre à de Broglie (7 mai 1771), « que bien des gens riches ont conçu le projet de le faire saisir par ruse, force ou adresse, pour le visiter malgré lui, ce qu'il ne veut pas souffrir, et ce qui pourrait le mettre dans la cruelle nécessité de tuer quelqu'un dans un pareil cas ». Déterminé par ces différents motifs, le Chevalier se met en route avec

l'intention de visiter le nord de l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande. Mais à peine a-t-il parcouru ces deux premières contrées qu'il s'aperçoit que sa bourse est vide et qu'il lui faut rentrer au plus vite à Londres. Sa déconvenue s'exhale, au retour, dans une lettre au comte de Broglie (5 juillet 1771) où sont relatés plusieurs faits qui commandent une citation complète : « Je n'ai eu le temps de parcourir que le nord de l'Angleterre et une partie de l'Écosse. Deux raisons principales m'ont empêché de passer en Irlande, comme je me le proposais :

« 1° Parce que je ne me suis pas trouvé assez d'argent;

< 2o Parce que j'ai vu en voyageant, par les papiers anglais, combien le public, jaloux ici de la liberté, était alarmé, et mes amis particuliers dans une grande affliction sur mon prétendu enlèvement, et qu'ils avaient fait mettre les scellés sur les portes de toutes les chambres de ma maison. Je suis promptement revenu, tant pour rassurer le public et mes amis, qu'afin de pourvoir à mes affaires domestiques. Quant aux chiffres et papiers du roi, j'y avais pourvu avant mon départ, ainsi que vous le saviez d'avance, de façon qu'ils étaient introuvables, à moins de démolir la maison. «Par la poste de mardi dernier, je vous ai envoyé le Public advertiser qui contient la déclaration sous serment, que j'ai faite devant le lord-maire, comme je ne suis pas intéressé pour un schilling, directement ni indirectement, dans les polices d'assurances qui ont été faites sur ma personne. Ce n'est pas ma faute si la fureur des paris sur toutes sortes d'objets est une maladie nationale parmi les Anglais, qui les porte souvent à risquer plus que leur fortune sur la seule course d'un cheval. Je me moque de toutes leurs polices d'assurances, de leurs discours, gazettes, estampes et d'eux aussi, et ils ne l'ignorent pas. Je leur ai prouvé et prouverai tant qu'ils voudront que je suis non seulement un homme, mais un capitaine de dragons, et les armes à la main. Ce n'est pas ma faute si la cour de Russie, et notamment la princesse d'Askoff, pendant son séjour ici, a assuré la cour d'Angleterre que j'étais femme. Ce n'est pas ma faute si le duc de Praslin a dressé et fait dresser en France des informations secrètes et presque publiques pour le prouver, tandis que son ami Guerchy débitait sourdement à cette cour que j'étais hermaphrodite!... etc... »

Malgré les protestations énergiques et variées auxquelles s'était livré d'Eon les discussions au sujet de son sexe ne cessaient pas d'occuper toutes les classes du public de Londres. Les femmes, les jeunes filles, même, y prenaient part avec une ardeur qui ne se conciliait guère avec leur pudibondisme proverbial. Bon nombre n'hésitaient pas à s'adresser directement au Chevalier, lui

demandant comme une grâce de leur faire connaître le mot de l'énigme. La fille du célèbre tribun Wilkes, entre autres, fraîchement émoulue de pension, lui adressait ce petit billet tentateur : Mlle Wilkes présente bien ses respects à M. le Chevalier d'Eon, et voudrait bien ardemment savoir s'il est véritablement une femme, comme chacun l'assure, ou bien un homme. M. le Chevalier d'Eon serait bien aimable d'apprendre la vérité à Mlle Wilkes, qui l'en prie de tout son cœur. » Et dans l'espoir sans doute d'avoir plus sûrement et plus promptement la réponse, elle ajoutait : « Il sera plus aimable encore s'il veut venir dîner avec elle et son papa, aujourd'hui ou demain, enfin le plus tôt qu'il pourra. »

Excédé de tous ces tracas et de tous ces scandales, d'Eon entrevit, un moment, le moyen d'y échapper. Poniatowski, l'ancien amant de la grande duchesse Catherine, devenu roi de Pologne, lui offrit un asile et un emploi à la cour. Aussitôt le Chevalier fit part de ces propositions à de Broglie, le priant de demander pour lui au roi l'autorisation de les accepter. Mais le roi refusa. « Vous devez sentir, répondit de Broglie, qu'il n'y a nul endroit où vous puissiez servir le roi plus utilement qu'à Londres, surtout dans les circonstances actuelles. De même, il n'y a point de lieu où vous puissiez être plus en sûreté qu'à Londres contre les malices de vos ennemis. Continuez donc votre correspondance avec moi et Sa Majesté, c'est le vœu du roi qui vous recommande de ne pas quitter l'Angleterre sans ses ordres. - Au bas de la lettre était écrit de la main du roi : Approuvé.

Continuez votre correspondance, c'était assurément une injonction très flatteuse pour d'Eon; mais il eut fallu songer à mettre le correspondant à même de vivre. Au lieu de cela on le laissait. sans ressources, et, dix-huit-mois après, le malheureux Chevalier, dans une lettre à de Broglie (24 septembre 1773), était contraint de pousser ce cri de détresse : « Je suis dans le besoin! »

L'année suivante, Louis XV vint à mourir (10 mai 1774). Espérant que le nouveau roi tiendrait mieux les engagements de son prédécesseur qu'il ne l'avait fait lui-même, d'Eon pressa le comte de Broglie d'intervenir en sa faveur auprès de Louis XVI. L'occasion allait être encore plus favorable que ne le supposait le Chevalier. Il devait se passer quelque temps pourtant avant qu'il en tirât parti.

Après que le comte de Broglie eut informé le jeune roi de l'existence du Cabinet secret Louis XVI résolut d'y mettre fin. « Ces correspondances, dit-il (6 juin), ne servent à rien et même pourraient être nuisibles au bien de mon service. Cela barre toujours le ministre des affaires étrangères, s'il n'est pas au fait, et c'est

un sujet de tracasserie, s'il est au fait. Mais le directeur du Secret s'employa activement à sauvegarder les intérêts de ses anciens collaborateurs. Il rappela au nouveau roi les traitements et les pensions qui leur avaient été accordés, sinon payés, par son aïeul, lui demanda de continuer les pensions, observant, de plus (ce qui était le cas de d'Eon), que tous les comptes n'avaient pas même été arrêtés par Louis XV. Pour en finir au plus vite et s'assurer la discrétion des corrrespondants, Lous XVI s'exécuta avec générosité. Tous se montrèrent satisfaits, un seul excepté. Le réfractaire fut cet être singulier, comme disait de Broglie au roi pour le gagner, qui est, plus que bien d'autres, un composé de bonnes qualités et de défauts, et qui pousse l'un et l'autre à l'extrême ». A ces traits, on a reconnu d'Eon.

Le marquis de Prunevaux avait été envoyé à Londres pour traiter avec lui. Il avait reçu pour instruction de promettre au Chevalier la continuation de sa pension, sa réintégration dans l'armée, l'abandon de toutes les procédures commencées autrefois contre lui, enfin l'autorisation de rentrer en France et d'y résider où il lui conviendrait. En échange, on demandait de lui la remise de tous les papiers secrets ou officiels qu'il détenait, l'engagement de ne rien publier qui put rappeler le souvenir de ses différends avec Guerchy et d'éviter les lieux où il pourrait rencontrer la comtesse et ses enfants (1). Mais d'Eon avait trouvé que les avantages qu'on lui offrait étaient dérisoires. La belle affaire qu'une rente viagère! C'était bon, tout au plus, pour assurer le pain quotidien. Mais était-ce avec cela qu'il paierait les dettes qu'il avait dû contracter pour servir presque sans rétribution le roi, soutenir des procès et se soustraire à ses ennemis ? N'était-il pas, au reste, créancier du roi pour une somme bien supérieure encore à celle de ses dettes? Bref, d'Eon repoussa les offres qui lui étaient faites. Comme contre proposition il demanda: 1° Qu'on le justifiàt solennellement des imputations calomnieuses dirigées contre lui par le duc de Praslin et le comte de Guerchy; 2° qu'on le réintégrât dans ses emplois et titres politiques, comme venait de l'être le fameux Lachalotais; 3° qu'on lui payât toutes les sommes, indemnités et avances qui lui étaient dues depuis vingt et un ans, lesquelles formaient le modique chiffre de 318,477 livres 16 sous, estimations faites au plus juste prix.

En se rappelant que la note dressée par d'Eon en 1764 ne montait qu'à 88,788 livres, on ne manquera pas de se dire que l'Hector

(1) Lettre du comte de Broglie à d'Eon (10 septembre 1774). Boutaric, tome II.

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