Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

inutilement contre vous, tout, jusqu'au poison (car vous avez été empoisonné par l'opium, monsieur, je l'ai su de l'ambassadeur lui-même et je vous l'apprends), on m'a proposé de vous tendre un guet-apens on m'a proposé de vous assassiner. On a choisi pour me faire cette infâme proposition le moment où, ayant épuisé toutes mes avances et n'ayant encore rien reçu de l'ambassadeur, j'avais le plus grand besoin d'argent... Le comte de Guerchy le savait, et me tendit une bourse d'une main, mais un poignard de l'autre... J'ai repoussé la bourse et le poignard. Peu de jours après je fus arrêté et incarcéré pour dettes. Mais mes cris de désespoir furent entendus de mes parents et amis. Grâce à leur secours ma liberté fut rachetée, et le premier usage que j'en ai voulu faire a été pour vous ». A sa décharge Vergy ajouta qu'un jour il avait été tenté de tout réveler à d'Eon : mais il était sous la dépendance du comte de Guerchy; il se tut pour ne pas perdre son pain. « A vingt-cinq ans l'estomac est une des parties intégrantes de la conscience. Il a voix délibérative à son tribunal interne, et lorsqu'à son cri aigu se joint le cri rauque et creux des entrailles leurs voies unies sont presque toujours prépondérantes. D'Eon ne put s'empêher de rire, dit-il, à cette théorie explicative des jugements prononcés par notre for intérieur. Il rit bien davantage encore en entrevoyant l'usage qu'il pouvait faire de ces confidences. On connaît assez le Chevalier maintenant pour prévoir qu'avec ses emportements affolés il ne songea même pas à se demander s'il y avait seulement une ombre de vraisemblance dans ces énormités qui lui étaient contées. Guerchy empoisonneur, Guerchy assassin, cela lui parut la chose du monde la plus acceptable. Comment même ne l'avait-il pas découvert à lui seul, et plus tôt? Toute sa préoccupation fut de s'assurer que Vergy maintiendrait en face de tous ses déclarations. « Etes-vous prêt, monsieur, à affirmer et signer tout ce que vous venez de m'apprendre?» — « Je suis prêt à l'affirmer devant Dieu et les hommes, à le signer de ma main et à le sceller de mon sang. » Et l'on consigna par écrit les révélations, et Vergy signa (1).

Une fois armé de cette déclaration, d'Eon changea d'attitude vis-à-vis de Guerchy. D'accusé il se fit accusateur, et, au lieu d'en appeler devant les Grands Jurés de Londres de la condamnation pour libelle prononcée contre lui, il fit assigner Guerchy à l'effet de comparaitre devant ce tribunal sous la double prévention de tentative d'empoisonnement et de meurtre.

(1) Lettre de d'Eon au duc de Choiseul, imprimée et publiée en novembre 1764.

Le 1er mars 1765, le Grand Jury, formant une sorte de chambre de mise en accusation, prononçait un indictment par lequel il déclarait que le comte de Guerchy étant un homme d'un esprit cruel, n'ayant pas la crainte de Dieu, mais suivant l'instigation du démon, avait contre lui des témoignages assez graves pour qu'il fut convenable de le poursuivre comme ayant méchamment sollicité et taché de décider Treyssac de Vergy à assassiner et à tuer d'Eon de Beaumont ».

Ce verdict produisit dans Londres un effet indicible. Stupéfaction parmi les partisans de Guerchy; exultation dans le camp de d'Eon. Pour comble d'émotion des deux parts l'écuyer de l'ambassadeur, un nommé Chazal, désigné par d'Eon comme lui ayant servi le prétendu vin empoisonné, s'enfuit subitement de Londres. sans même prévenir la jeune femme qu'il venait d'épouser. De son côté, Guerchy avait perdu l'esprit il était persuadé que d'un instant à l'autre on allait l'arrêter. Quant à d'Eon il attendait mieux encore pour son adversaire. Ceci, écrivait-il le 1er avril au comte de Broglie, est la dernière lettre que j'ai l'honneur de vous écrire au sujet de l'empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui serait rompu vif en France, s'il y avait de la justice. Mais, grâce à Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre... Toute la puissance intrigante de la France ne pourra prévaloir en faveur de Guerchy contre la puissance des lois anglaises, lorsque leur exécution sera confiée à des arbitres libres... Je vous donne ma parole d'honneur que sous peu de Guerchy sera arrêté au sortir de la cour et conduit dans la prison des criminels à la Cité de Londres. Son ami Praslin viendra l'en tirer, s'il le peut; vraisemblablement l'ami qui l'en tirera sera le bourreau. » — Malgré ces prédictions ni Praslin, ni le bourreau n'eurent à aller tirer Guerchy de la prison, par la raison qu'il n'y entra pas. Abaissant sa dignité d'ambassadeur qui suffisait pour assurer sa liberté, il implora du roi d'Angleterre un Noli prosequi, ou prohibition de poursuivre. Georges III rendit aussitôt une ordonnance dite acertiorari qui évoquait devant lui l'affaire, en l'enlevant à la juridiction des Grands Jurés. Par cette ordonnance, ou writ, le roi prenait la place de plaignant et devenait l'accusateur et le juge du prévenu. Signification en fut faite au premier poursuivant, c'est-à-dire à d'Eon et à ses témoins.

Par respect pour sa nationalité, je déclarai, dit le Chevalier plus tard, ne vouloir comparaître et m'expliquer par moi et mes témoins qu'après que l'accusé aurait mis avocat en cause et se reconnaîtrait par là justiciable du souverain étranger devant lequel il m'appelait. Et le comte de Guerchy, ambassadeur du roi de

France, crut pouvoir prendre cette détermination sans déshonneur! Son avocat et le mien furent donc entendus, le mien se présentant le dernier; mais soit pudeur des juges à défaut de celle de l'accusé, soit indignation du roi d'Angleterre lui-même, ou intervention des ministres de Versailles accourus pour retirer leur complice de la route infamante dans laquelle il s'était aussi ineptement engagé, l'entérinement du noli prosequi ne fut point prononcé, du moins, je n'en ai plus entendu parler! »>

Cet appel devant le Banc du Roi eut pour effet d'enflammer encore l'opinion publique. On n'admit pas un tel empiètement de l'action ministérielle sur le pouvoir judiciaire. L'attorney général protesta. La population de Londres cria à l'arbitraire (1), à la servilité devant les instances (vraies ou fausses) du cabinet de Versailles. Pour réagir, la masse s'en prit à l'ambassadeur français lui-même. Les vitres de son hôtel furent brisées. Guerchy fut attaqué en pleine rue dans son carrosse. Il n'échappa au sort qui l'attendait qu'en dérobant ses insignes sous son habit, et en déclarant qu'il n'était pas l'ambassadeur, mais son secrétaire.

Réduit à ces extrémités, le malheureux ambassadeur ne songea plus qu'à la retraite. Il demanda un congé qui lui fut accordé aussitôt, et ne tarda pas être suivi d'un rappel définitif. D'après Gaillardet, cette retraite ne fut pas pour Guerchy un désarmement. Le duel des deux ennemis, dit-il, survécut à leur séparation même. Le comte de Guerchy montra le premier que l'absence n'avait pas diminué son ardente animosité. N'ayant plus son adversaire à sa portée, il le frappa dans ses proches. La vieille mère du Chevalier d'Eon, demeurée seule à Tonnerre, vit ses impôts démesurément accrus. Quelques minces allodialités dont jouissaient ses champs et sa maison, lui furent retirées; on la réduisit à la misère. »

Exaspéré par ces vengeances, d'Eon, en 1767, prépara une Lettre adressée au comte de Guerchy, dans laquelle il le sommait, à présent qu'il ne pouvait se couvrir du titre d'ambassadeur, ou d'aller se justifier devant le Grand Jury de Londres, ou de repousser l'accusation, contre lui d'Eon, les armes à la main. Pendant que cette Lettre s'imprimait à Amsterdam, Guerchy vint à

(1) Lord Chesterfield, dans une lettre à son fils Philippe Stanope disait De savoir si la loi pouvait accorder un noli prosequi, et si le droit des gens s'étend au cas de crime ordinaire, sont deux points qui occupent tous nos politiciens et tout le corps diplomatique. En un mot. pour se servir d'une expression très grossière : il y a de la m.... au bout du bâton. »

mourir. L'imprimeur, dès qu'il en fut informé, écrivit au Chevalier pour lui demander s'il fallait continuer l'impression. Oui, répondit d'Eon. On ne doit point troubler la cendre d'un mort; et rappeler sa mémoire seulement pour retracer sa honte, c'est le comble de la barbarie, je le sais : mais si le mal qu'il a fait a tellement influé sur le malheur de quelqu'un qui survit, que ses os desséchés semblent encore le perpétuer du fond de son sépulcre, l'intérêt personnel qui est la première loi de la nature, ordonne, quoiqu'à regret, de citer ce cadavre au tribunal du public, non pour le diffamer, mais pour se justifier du blâme qu'il a jeté sur celui qui lui survit... Si quelqu'un de la noble famille de M. le comte de Guerchy trouve mauvais que je sois si jaloux de ma justification, il n'a qu'à venir s'en plaindre à moi, je suis bon pour lui répondre, et lui faire payer comptant les vieilles dettes d'honneur du défunt (1). »

Au comte de Guerchy avait succédé, à Londres, Durand, ancien résident de Varsovie, non pas comme ambassadeur, mais comme ministre plénipotentiaire. D'Eon, qui connaissait ce vétéran de la correspondance secrète, fut tellement ravi de cette nomination qu'il désarma, au moins momentanément. Il n'eut pas à s'en repentir: peu de temps après, le roi lui écrivait « qu'il trouvait bon qu'il reprit et continuât avec lui la correspondance secrète. Bien plus, l'année suivante (juin 1766) intervenait entre le roi et d'Eon une transaction au sujet du fameux billet royal du 5 juin 1763. D'Eon remettait à Durand ce billet, couvert d'un double parchemin à l'adresse de Sa Majesté. En échange, d'Eon recevait une déclaration écrite de la main du roi :

<< En récompense des services que le sieur d'Eon m'a rendus a tant en Russie que dans mes armées, et d'autres commissions « que je lui ai données, je veux bien lui assurer un traitement • annuel de 12,000 livres, que je lui ferai payer exactement tous les trois mois en quelque pays qu'il soit, sauf en temps de guerre chez mes ennemis, et ce jusqu'à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointements seraient plus considérables que le présent traitement.

« LOUIS. ».

Dans ce traité, comme on le voit, il n'était fait mention que du billet royal. Louis XV n'avait eu d'autre souci que de se dégager. Tous les autres documents de la correspondance secrète étaient

(1) Réponse de d'Eon au libraire, à la suite de « Dernière lettre du Chevalier d'Eon à M. le comte de Guerchy », 5 août 1767.

passés sous silence, par conséquent les instructions données par de Broglie au sujet du projet de descente en Angleterre. Le comte s'en alarma. Écrivant à d'Eon, il insinua doucement qu'il désirerait bien que les pièces le concernant lui fussent remises, comme l'avait été le billet au roi. D'Eon fit plus que de paraître ne pas comprendre. Mettant de côté cette franchise bourguignonne dont il se parait si souvent, il profita de l'occasion, en procureur normand, pour rappeler certains pourparlers antérieurs dans lesquels il avait été question d'assurer l'exécution des promesses royales par une hypothèque assise sur les biens de M. de Broglie. De part et d'autre on en resta là.

Si l'attitude du Chevalier dans la circonstance fut singulièrement cauteleuse, elle ne laisse pas pourtant d'avoir son explication, sinon sa justification, dans le souvenir des procédés du Trésor à son égard, et dans la crainte de ce que lui réservait l'avenir. « J'ai toujours cru, disait-il, avoir saisi la Fortune par les cheveux, et je me suis toujours aperçu qu'elle n'avait qu'une perruque.» En effet, tous les traitements, pensions, indemnités qui lui avaient été promis n'avaient été que très irrégulièrement payés il devait en être de même de la nouvelle pension de 12,000 livres. Bientôt on l'entendra s'écrier: « Je meurs de faim entre les deux pensions que vous m'avez données, comme l'âne de Buridan entre les picotins placés à ses côtés, mais que sa bouche ne peut atteindre ». A l'honneur de d'Eon, on doit dire qu'il eut pu, s'il l'eût voulu, mettre fin à ce jeûne prolongé. La cour de Londres, avec laquelle il n'était pas si brouillé qu'on l'a bien voulu dire (1), lui proposait les mêmes grades politiques et militaires que ceux qu'il avait en France, s'il voulait se faire naturaliser anglais et entrer au service de l'Angleterre. Mais d'Eon repoussa ces propositions. Si, dans des moments de découragement, des écarts de sa plume firent craindre des défaillances, son cœur resta toujours français.

Une cause d'apaisement, au milieu de ces tempêtes intérieures, fut la reprise de la correspondance secrète avec le roi et avec de Broglie. Les dépêches qu'il envoya à cette époque et qu'il intitulait d'ordinaire Lettres politiques, furent conçues sur un tout autre plan que celles qu'il adressait quand il avait un titre officiel. C'était des espèces de Revues s'attaquant à tout et à tous politique, administration, chronique, biographies, portraits, voire même scandales de la cour et de son entourage. En un mot, d'Eon fut un reporter dans le sens le plus large que nous attachons aujourd'hui au mot. Et ce rôle, il le continua jusqu'à la mort de Louis XV.

(1) Le Secret du Roi, par M. le duc de Broglie.

« PreviousContinue »