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au mot ouvrier, se pose cette question: Quelle était la situation de l'ouvrier du bâtiment au moyen-âge? (Question qu'il trouve difficile à résoudre). Avant l'établissement régulier des corporations, dit-il, vers le milieu du treizième siècle, l'ouvrier était-il libre, comme celui de notre temps,ou faisait-il partie d'un corps, obéissant à des statuts, soumis à une sorte de juridiction exercée par les pairs? Les marques de tâcherons que l'on trouve sur les pierres des parements de nos monuments du douzième siècle et du commencement du treizième, dans l'Ile-de-France, le Soissonnais, le Beauvoisis, une partie de la Champagne, en Bourgogne et dans les provinces de l'Ouest, prouvent évidemment que les ouvriers tailleurs de pierre n'étaient pas payés à la journée, mais à la tâche.

« Suivant le mode de construction de cette époque, les pierres des parements faisant rarement parpaing et n'étant que des carreaux d'une épaisseur à peu près égale, la maçonnerie de pierres se payait à tant la toise superficielle au maître de l'œuvre, et la pierre taillée, compris lits et joints, à tant la toise, de même à l'ouvrier.

Celui-ci marquait donc chaque morceau sur sa face nue, afin qu'on put estimer la valeur du travail qu'il avait fait. Il faut bien admettre alors que l'ouvrier était libre, c'est-à-dire qu'il pouvait faire plus ou moins de travail, se faire embaucher ou se retirer du chantier, comme cela se pratique aujourd'hui. »

Après cette citation M. Massillon-Rouvet dit :

«Si la marque d'ouvriers ou de tâcherons est une marque de liberté, si elle indique un affranchissement quelconque, ne seraitil pas intéressant d'en parler?

« Nous avons à Nevers des marques de tâcherons beaucoup plus anciennes que le douzième siècle; il en existe à l'abside de la cathédrale qui sont de 1028, aux soubassements de l'Eglise Saint-Etienne de Nevers, datant de 1063, enfin à toutes les constructions romanes de Nevers, à celles datant du XIIe siècle, et notamment aux pierres provenant de l'ancienne abbaye de SaintMartin que nous avons trouvées employées aux murs de l'écurie de la gendarmerie actuelle. A peu près toutes ont une marque. << L'Eglise avait été construite par l'évêque Fromond en 1121. « Par opposition, il nous a été impossible de rencontrer ces signes sur ce qui reste de l'ancienne église Saint-Sauveur; mais c'est là une construction bien plus ancienne, et si l'on en croit les historiens, une fille de Charlemagne aurait été inhumée dans cette même église.

« Ces marques sont sur la porte du Croux, fortification finie en

1398, mais ne reparaissent plus sur les constructions postérieures à cette date. M. l'abbé Boutillier, archiviste de la ville de Nevers, dans un mémoire fort intéressant, lu à la Société Nivernaise, nous apprend en effet, qu'il existe encore aux archives municipales, les. comptes des tâcherons ayant travaillé à l'édification de la porte du Croux.

«Des marques de tailleurs de pierre il résulte que, pour édifier les constructions, on ne procédait pas comme les Romains, en employant des esclaves ou des armées; nous ne sachions pas, en effet, que des marques de tâcherons aient été signalées sur les arcs de triomphe, les thermes ou les théâtres romains, pas plus que sur les pyramides d'Egypte, le Palais de Karnach ou autres. ruines.

« A qui doit-on cette émancipation précoce des ouvriers tailleurs de pierre à Nevers? Est-ce à l'influence de Cluny? Est-ce à la libéralité du Comte? Ou seulement à leur organisation en jurandes? N'est-ce pas en tous les cas, un acheminement vers les franchises municipales, vers la commune de Nevers ? »

Nous avons pensé que ces renseignements et ces appréciations auraient quelqu'intérêt pour le lecteur, c'est pourquoi nous avons cru devoir les reproduire avant de parler des marques de tâcherons de notre région.

Dans la plupart des églises du département de l'Yonne, il nous a été impossible de relever des marques, à cause des épaisses couches de peinture et de badigeon dont les murs ont été recouverts. A Vézelay, l'église abbatiale la Madeleine a échappé à ce mauvais sort, grâce probablement à la belle coloration de ses pierres, aussi là, notre moisson a-t-elle été très abondante et nous avons trouvé sur les murs extérieurs et intérieurs une grande quantité de ces marques très variées dans leurs formes. Les unes représentant des lettres de l'alphabet (presque toutes les lettres sont représentées), d'autres des signes souvent assez compliqués. Quelquefois deux marques différentes se rencontrent sur la même pierre (dans une des chapelles du choeur par exemple et sur les murs extérieurs de l'abside). Sont-elles du même ouvrier? ou indiquent-elles que deux ouvriers ont travaillé à la taille de cette pierre?

A l'époque de la restauration de l'église (de 1840 à 1841) un grand nombre de pierres anciennes ont été remplacées par des pierres neuves, dont beaucoup, attaquées par la gelée, ont à leur tour besoin d'être remplacées actuellement. Les tâcherons qui ont travaillé à cette restauration ont été malheureusement autorisés à copier et reproduire sur les pierres taillées par eux, quelques

unes des anciennes marques, ce qui, à notre avis, est fort regrettable, car dans un siècle d'ici les archéologues seront fort embarrassés pour formuler une appréciation en trouvant la même marque sur des pierres de taille et de nature très différentes.

On sait que la façon de la taille des moulures et des parements est un des moyens de reconnaître la date de la construction des édifices.

Un des ouvriers qui a travaillé à l'église pendant tout le temps qu'a durée la restauration, un brave homme qui vient de mourir fort âgé, nommé Besançon, avait adopté une marque bien moderne, qui certes n'induira pas en erreur les archéologues de l'avenir; il faisait sur la pierre une pipe. Ce même ouvrier nous a raconté qu'il gagnait à la tâche trois francs du mètre, parement vu, pour la pierre layée quatre francs. Il était payé tous les mois et l'on toisait tous les huit jours. L'ouvrier laissait une petite. saillie sur la pierre et le jour de la paye le contre-maitre la faisait sauter d'un coup de marteau, c'était la quittance.

Besançon avait deux façons de reproduire sa pipe il avait même une troisième marque:

0.9

0,9

0, 13

Le même ouvrier avait presque toujours deux marques différentes. Lorsqu'après le toisage, la paye n'était pas faite, l'ouvrier changeait sa marque pour que son travail ne soit pas inscrit et payé deux fois.

Dans le cloitre qui conduit à la sacristie, qui a été composé et exécuté par M. Viollet-le-Duc, on rencontre beaucoup de marques modernes très apparentes. Un des anciens ouvriers nous a montré les deux marques différentes de chacun de ses collaborateurs.

Ce cloître construit en 1855 a failli coûter la vie à une dizaine d'hommes employés à sa construction; il était presque terminé, quand il s'est écroulé. Les contreforts avaient été trop faibles pour résister à la poussée de la voùte; aussi dans la reconstruction ces contreforts ont-ils été augmentés de quatre-vingts centimètres et surmontés de pinacles fort lourds de poids et d'aspect, et les pierres de la voùte ont été remplacées par du tuf d'un poids moindre que les pierres primitives.

Sc. hist.

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Celui qui nous donnait ces renseignements nous disait que les pierres brunes et très dures, d'une belle coloration qui les fait ressembler à du marbre, notamment les deux grands piliers des portes principales du Narthex proviennent de la carrière de Vaufrond, sise au pied du mont Libeuf, près du ruisseau, presqu'en face du Moulin du Val de Poirier; les pierres plus tendres dans lesquelles sont taillées les colonnes torses de la porte du Narthex, viennent de Mailly-la-Ville et celles des murs de cette porte des carrières de Nanchèvre.

Il est fort regrettable que pendant la restauration de « la Madeleine » qui a coûté près d'un million, on n'ait pas employé les pierres des carrières qu'on avait utilisées pour la construction primitive, car actuellement tous les contreforts de l'église sont à réparer; ils sont tous plus ou moins attaqués par la gelée. Ils ont été construits en pierres de la carrière de Lamanse près Dornecy, qui malheureusement sont gelives.

Dans la petite égilse de Saint-Père-sous-Vézelay, les marques de tàcherons anciennes sont fort rares, nous n'en avons trouvé que deux ou trois; cela s'explique par les restaurations successives et les grattages à fond qu'ont subis ses murs.

Cette ravissante église a été victime d'une série de travaux bien regrettables, on y trouve entre autres des spécimens de joints de toutes les couleurs, des blancs, des gris, des bleuatres, des noirs.

Il y a une vingtaine d'années, les joints très foncés et très apparents étaient à la mode (voir la chapelle de la famille de Chastellux dans la cathédrale d'Auxerre). Pour les accentuer dans les endroits où ils étaient peu visibles, un architecte a eu la déplorable idée de faire tailler dans la pierre avec un ciseau, une petite rainure de deux ou trois centimètres de profondeur; alors dans cette rainure on mettait du ciment que l'on frottait avec un fer pour lui donner un ton brun foncé. On peut voir actuellement des traces de ce vandalisme, sur les piliers de l'église de Saint-Père et même au milieu des chapiteaux que cette raie semble couper en deux.

Après cette digression que nous nous sommes permise, afin de montrer avec quel goût douteux sont faites certaines restaurations de nos édifices, nous revenons aux marques de tâcherons.

Sur presque toutes les dalles qui couvrent le parapet de la terrasse de l'ancien château des abbés de Vézelay, nous avons trouvé la même marque, un L de quatre centimètres de haut sur trois de large, ce qui indiquait que ces pierres qui sont taillées en forme de queue d'aronde, ont été travaillées par le même ouvrier.

Le parapet du vieux pont de Pierre-Perthuis qui a été restauré

en 1777 porte aussi des marques profondément gravées dans la pierre; elle sont grandes de six à huit centimètres environ, elles représentent un H, un B renversé, un I et une sorte de triangle.

L

A Montréal près d'Avallon, on rencontre sur les murs intérieurs et extérieurs de la vieille église abbatiale, quelques-unes (mais généralement plus grandes) des mêmes marques qui se voient à Vézelay, entre autres une étoile, un M, un N, une sorte d'arbalète, des crochets, plus un monogramme assez compliqué, dont voici le dessin :

Dans la cathédrale de Sens, malgré un badigeon épais, nous avons pu recueillir une certaine quantité de marques, gràce à l'obligeance de M. Antheaume, alors instituteur-adjoint à Sens.

M. Antheaume a bien voulu relever aussi et nous communiquer une série de marques qu'il a prises, pendant un voyage à Nevers, dans la vieille église Saint-Etienne, dont parle M. Massillon-Rouvet et dans la cathédrale. Celle-ci n'en contient que fort peu d'apparentes à cause du badigeonnage; mais si elles ne sont pas nombreuses, en revanche elles sont fort intéressantes.

A Auxerre, à l'église Saint-Germain, nous avons noté quelques marques sur les piliers de la nef et sur les pierres extérieures de la tour, les lettres C, E, I, L, O, R, T et X, plus un carré, une croix et un triangle qu'on rencontre fréquemment.

A la cathédrale, peu de marques sont visibles, toujours à cause

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