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pas, à ses yeux, une révocation officielle. Nommé par le roi, il ne devait être dépossédé de ses fonctions que par le roi : il attendrait donc des ordres ultérieurs. Ce mot ultérieur, si l'on en croit le chevalier, aurait complètement désarçonné le novice ambassadeur. Il ne l'avait jamais rencontré sur son chemin, et se demanda quelle signification il pouvait bien avoir.

Ce qui est bien moins intelligible, s'empressa de répondre d'Eon, c'est un ordre grillé (expression incorrecte dont s'était servi de Guerchy pour caractériser la lettre de Praslin revêtue de la grille) (1). « Cet ordre peut aller griller qui bon lui semblera; pour moi, je ne me laisse pas rôtir si facilement. »

Pour sortir de peine de Guerchy imagina de demander au ministère anglais de fixer à bref délai. l'audience royale dans laquelle d'Eon devrait remettre son ordre de rappel. Le ministère s'y prêta et d'Eon fut invité à se présenter le 26 octobre. Mais il se garda bien de se rendre à la convocation. La situation, toutefois, était délicate pour d'Eon, car le Chevalier avait à compter avec le ministère anglais et avec le corps diplomatique qui, ne connaissant pas les dessous de l'affaire, ne pouvaient manquer de trouver singulier que le Chevalier ne s'inclinât pas devant l'ordre de son ministre. Pour rendre sa résistance moins choquante il mit en avant toutes les raisons spécieuses, toutes les fins de nonrecevoir que son esprit fertile put inventer. Si on l'en croit, son imagination le servit avec une opulence de fée. Je ferai ici, si je veux, écrivait-il au comte de Broglie dans une Note secrète (18 novembre), une défense politique pendant une année entière avant que de prendre mes audiences de congé. Je me suis fait dix-huit points d'appui ou redoutes politiques, qu'il faut emporter avant de me forcer à prendre congé. » Ne se doutant pas que la place était puissamment fortifiée, Guerchy continuait de chercher à la réduire. Dinant, dans les derniers jours de novembre, chez lord Halifax, secrétaire d'État, avec d'Eon et quelques diplomates, il reprocha au Chevalier de ne s'être pas rendu à l'audience royale. Une discussion assez vive s'engagea à ce sujet entre l'ambassadeur et le ministre plénipotentiaire... Mais ce n'était là que le lever de rideau de cette soirée qui devait avoir une fin dramatique.

Dans un groupe où se trouvaient Halifax et Guerchy, d'Eon raconta qu'il allait avoir une affaire d'honneur avec un nommé

(1) La grille, en chancellerie, était un paraphe fait en forme de grille, qu'on appelait le paraphe du roi et que les ministres mettaient devant leurs paraphes particuliers quand ils signaient des lettres.

Treyssac de Vergy, qui l'avait provoqué en lui faisant savoir qu'il irait le trouver le lendemain chez lui en habit de combat. Ce Vergy était un Français, originaire de Bordeaux, qui, n'ayant pu se faire de place comme avocat au Parlement de cette ville, avait passé en Angleterre pour chercher fortune. A son arrivée à Londres, il s'était présenté à l'ambassade, qu'occupait seul alors d'Eon, sans autre recommandation que son audace et sa faconde méridionale. Tout en l'accueillant avec politesse d'Eon lui fit observer qu'il était d'usage de ne recevoir dans les ambassades que des personnes connues ou munies de lettres d'introduction. Vergy avait répondu que pour se procurer de ces lettres il n'avait que l'embarras du choix; que, du reste, il avait soupé fort souvent avec le comte de Guerchy chez les marquises de Villeroy, de Litré, etc., et que, dès que Son Excellence le verrait, elle lui dirait: « Ah! mon cher ami de Vergy, te voilà! Viens que je t'embrasse sur les deux joues. » Espérant que toutes ces belles assurances suffiraient, l'intrigant Bordelais continua à aller à l'ambassade sans produire de lettre d'aucune sorte. D'Eon finit par le faire consigner. L'occasion venue, il ne s'en tint pas là. Lorsque Guerchy fut arrivé à Londres, un soir que Vergy se trouvait dans le salon de l'ambassade, d'Eon le présenta brusquement au comte comme quelqu'un qu'il avait maintes fois rencontré. Guerchy répondit qu'il ne connaissait nullement Vergy et qu'il n'avait jamais soupé dans aucune maison avec lui... C'est à la suite de cette présentation forcée que Vergy, pour se venger de la courte honte que lui avait infligée d'Eon, l'avait provoqué. Mais Vergy, plus bravache que brave, avait compté là sans le courage, on peut dire même sans l'entrain avec lequel d'Eon se jetait dans les affaires d'honneur. « Ou nous nous battrons, avait dit d'Eon en terminant sa confidence, ou il me signera un billet dans lequel il s'engagera à apporter de bonnes lettres de recommandation à Monsieur l'Ambassadeur. » Au grand étonnement du Chevalier cette déclaration fut loin de produire sur Guerchy et sur Halifax l'impression qu'il en attendait Tous les deux s'efforcèrent de le dissuader de son projet. Pour Halifax, il est vrai, l'explication de son attitude peut se trouver dans la nature de ses fonctions. Comme secrétaire d'État il était en quelque sorte chargé du rôle de juge de paix suprême et devait veiller à ce que l'ordre public ne fut pas troublé. Mais il n'en était pas de même de Guerchy, qui eût dû plutôt, ce semble, féliciter d'Eon de l'ardeur avec laquelle il défendait contre les intrus l'accès de l'ambassade. Si l'on en croit des révélations dont on parlera plus tard, le mot de l'énigme était que Guerchy n'était pas aussi étranger à Vergy qu'il l'avait bien

voulu dire. De longue date ils se connaissaient; et, pour s'en tenir au moment présent, Guerchy, depuis qu'il était ambassadeur, employait cet aventurier famélique à surveiller d'Eon, tranchons le mot, à l'espionner (1).

Quoiqu'il en soit des sentiments qui les aient animés, Halifax et Guerchy, voyant qu'ils ne pouvaient rien obtenir du Chevalier, se retirèrent quelques instants dans un cabinet; puis, tous les deux revenus, Halifax voulut faire signer à d'Eon un engagement de ne pas se battre avec Vergy et de ne lui faire aucune insulte. Refus opiniâtre du Chevalier. Alors entre dans le salon un colonel aux gardes, à la tête d'un détachement de soldats, baïonnette au fusil. Halifax déclare à d'Eon qu'il ne sortira pas qu'il n'ait consenti l'engagement. Vainement d'Eon argue-t-il de sa qualité de représentant de la cour de France, le secrétaire d'État reste sourd à toutes ses protestations. Contraint par la force, d'Eon finit par se résigner à signer le billet. Il ne le signa, toutefois, qu'après que les gardes se furent retirés, sur l'ordre exprès de son ambassadeur, qui signa lui-même, ainsi que les trois ministres d'État qui étaient présents.

Comme épilogue de cette scène, le lendemain, de Vergy se rendit chez le Chevalier en habit de combat. Mais d'Eon eut tôt fait de rabattre sa jactance par quelques paroles dragonnes, selon son mot, qu'il lui adressa. C'est au plus si le matamore ne s'évanouit pas à la vue d'une paire de pistolets et d'un sabre turc que brandit devant lui le Chevalier.

Enfin, avant de laisser sortir Vergy, d'Eon lui fit signer, à son tour, un billet dans lequel il s'engageait à apporter, dans un mois au plus tard, à l'ambassade de bonnes lettres de recommandation, sinon, il donnait sa parole d'honneur qu'il ne se présenterait plus à l'avenir chez le comte de Guerchy que comme un aventurier très grand et des plus grands ».

De toute cette pièce tragi-comique, Guerchy s'empressa de faire sortir une moralité : c'est que d'Eon était fou. « Ne vous êtes-vous pas aperçu, disait-il à peu de jours de là à M. de Montoire, cousin et ami de d'Eon, que le Chevalier a depuis quelque temps des accès d'aliénation mentale?» De Montoire ne fut pas de cet avis. Mal lui en advint: il fut bientôt forcé, par ordre de Guerchy, de rentrer en France.

Ce qui amena encore un surcroit de tension dans les rapports de Guerchy et de d'Eon, ce fut la question de remise des papiers

(1) Confession de Vergy à d'Eon. Voir aux pièces justificatives des Mémoires de la chevalière d'Eon, par Gaillardet (1866).

d'État. De quels papiers s'agissait-il? On avait bien, à Versailles, le soupçon, porté jusqu'à la certitude, que d'Eon avait participé à la correspondance secrète de Louis XV, mais tant d'autres agents, on le savait, y avaient pris part, qu'on n'attachait qu'une demiimportance à connaître la correspondance spéciale qu'avait pu tenir d'Eon. On n'avait aucune idée, d'ailleurs, du billet du roi à d'Eon (à la date du 3 juin 1763) qui le chargeait de la mission secrète en Angleterre, non plus que de l'Instruction détaillée que le comte de Broglie lui avait remise, laquelle décrivait le ròle occulte qu'il devait jouer. Ce qui préoccupait, c'étaient les papiers que d'Eon avait eus entre les mains pendant qu'il était à l'ambassade, soit sous le duc de Nivernais, soit depuis, et qu'il en avait retirés. Qu'adviendrait-il, se demandait-on, si, par une raison quelconque, le Chevalier venait à faire des révélations, appuyées de pièces authentiques, sur les incidents des négociations qui avaient précédé ou suivi la paix? Guerchy fut donc chargé par son Ministre de demander ces documents à d'Eon. La demande. étant faite en termes généraux, d'Eon crut ou feignit de croire qu'elle avait pour objet tous les papiers secrets qu'il pouvait avoir et répondit qu'il ne les remettrait que sur un ordre formel du roi. Si pourtant, observa-t-il, M. l'ambassadeur a besoin de renseignements sur tel ou tel point particulier traité dans les papiers que je possède, je me ferai un devoir de les lui communiquer.

Après avoir insisté quelque temps, Guerchy, désespérant de vaincre sa résistance, résolut, d'après la version de d'Eon, de recourir à la ruse et même à la violence: « Le 28 octobre, écrit-il dans une note secrète adressée, le 18 novembre, au comte de Broglie, le comte de Guerchy fut diner chez milord Sandwich, et je dinai, ce jour-là, à l'hôtel de France, où il n'y avait que la comtesse de Guerchy, sa fille, M. de Blosset, le comte d'Allonville et M. Monin. Aussitôt après le dîner, la comtesse sortit avec sa fille pour aller faire des visites. Je restai avec ces messieurs, qui se mirent à causer comme des pies borgnes. Peu de temps après, je me sentis incommodé et un grand assoupissement. Lorsque je sortis de l'hôtel, je trouvai une chaise à porteurs que l'on m'offrit; je n'en voulus point. Je fus chez moi à pied, où je me mis à dormir malgré moi auprès de mon feu dans un fauteuil. Je fus obligé de me coucher de bonne heure, parce que je me trouvais plus incommodé, comme si j'avais le feu dans le ventre ! Je me couchai, et moi qui suis toujours levé à 6 ou 7 heures, j'étais encore endormi le lendemain à midi, lorsque M. de la Rozière vint m'éveiller à grands coups de pied dans ma porte. Les suites

m'ont fait découvrir que M. de Guerchy, qui a son chirurgien avec lui, a fait mettre au moins de l'opium dans mon vin, comptant qu'après diner je tomberais dans un profond sommeil, que l'on me mettrait endormi dans une chaise à porteurs, et qu'au lieu de me porter chez moi, on me porterait sur la Tamise où, vraisemblablement, il y a un bateau ou un bâtiment prêt pour m'enlever. Depuis plus de quinze jours, je suis très incommodé... Quelques jours après, le comte de Guerchy vint me voir avant 9 heures du matin, avec ses deux aides de camp, tous deux en frac et l'ambassadeur en redingote. Ils examinèrent beaucoup mon petit logement. L'ambassadeur me demanda ce que j'avais ; je lui répondis avec une franchise bourguignonne: « Depuis que j'ai diné le 28 chez Votre Excellence, je me trouve fort incommodé; apparemment que vos marmitons n'ont pas soin de bien nettoyer leurs marmites et leurs casseroles. Voilà ce que c'est que d'avoir un grand étalage de maison: on est souvent empoisonné sans le savoir et le vouloir... » L'ambassadeur me dit ensuite: « Nous allons nous promener à Westminster (c'est une abbaye qui est sur le bord de la Tamise!); si vous n'aviez pas été incommodé, je vous aurais proposé de venir avec nous. » Quelque temps après, le chevalier d'Allonville me dit: Monsieur d'Eon, vous n'allez plus à la comédie? Je répondis: Non, puisque je suis indisposé. » La visite de si bon matin de l'ambassadeur en redingote et de ses deux aides de camp en frac, les propos de ces messieurs, les discours de M. de Blosset, qui répondit à mon portier, lorsqu'il demanda qui c'était, à la porte : « Ouvrez, c'est le maître de la maison, etc... », tout cela m'annonçait quelque scène à laquelle j'étais bien préparé, parce que je suis toujours prêt. Heureusement une personne de mes amies, qui se trouvait dans ma chambre, déconcerta les projets militaires du grand général Guerchy; et ce qui le déconcerta encore plus, c'est que, sous prétexte de faire apporter des chaises, je montai vite chez mon cousin ; je lui dis de se tenir alerte, sous les armes, et d'avertir également M. Boucher, mon secrétaire, et le portier de n'ouvrir la porte que lorsque je le lui dirai. Enfin l'ambassadeur, voyant qu'il avait raté son coup, resta peu et partit... Deux jours après, mon domestique me dit, le matin : << Monsieur, voilà le serrurier qui vient raccommoder la porte de votre chambre, à laquelle il manque des vis. Je sentis ce que cela voulait dire; mais je ne dis rien. Je fis entrer le serrurier; je fis semblant de travailler comme si de rien n'était et ne perdis pas de vue ma porte. Le serrurier, qui travaille pour l'hôtel de Guerchy, fut chercher de l'huile pour huiler la serrure, qui n'en

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