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domaine de la comédie. Réservons, en le laissant à sa date, ce sujet de réjouissance.

Bien qu'il ne soupçonnât rien des surprises que lui ménageait l'avenir, Guerchy fut tellement irrité par ces premières notes de d'Eon qu'il ne put se tenir de faire part de son mécontentement à Praslin et à Nivernais. L'un et l'autre adressèrent des reproches à d'Eon. Le premier le fit en termes sévères; le second apporta moins de rigueur et pour mettre du baume sur les blessures des deux parties en lutte, proposa un palliatif qui, quoi qu'émanant d'un Sylphe, n'en était pas moins d'une souveraine maladresse: Pardieu, mon cher ami, écrivit-il à d'Eon dans les premiers jours de septembre, c'est une terrible chose qu'une tête de dragon, et quand cela se cogne contre une tête de ministre, comme mon ami de Praslin, autant vaudrail se trouver à un tremblement de terre. Sérieusement parlant, vous avez mal fait de lui écrire cette diable de lettre qui l'a tant ému ; et vous avez mal fait aussi, avec votre permission, mon cher ami, de faire dépenser à Guerchy près de la moitié des appointements qu'il a par mois. Mais ce n'est pas le tout de gronder, il faut aller au fait et au remède. Il y a deux choses à mettre hors de souffrance:

1° Votre état à venir, c'est-à-dire, à l'arrivée de l'ambassadeur. 2o La dépense actuelle à payer. Sur ce dernier point, je crois qu'une gratification, soit sous votre nom, soit sous celui de M. de Guerchy, mais, dans l'un et l'autre cas, au profit de celui-ci, servira à boucher le trou de vos diners, et on n'en parlera plus ». Le trou de mes diners! s'écria d'Eon. Et le 25 du même mois, il répondait au duc de Nivernais : « ...Il y a des remèdes pires que les maladies; ceux que vous me proposez, Monsieur le Duc, ne seraient-il pas un peu de cette espèce, et entre autres la petite gratification que l'on doit demander au Roi sous mon non, pour passer dans une poche étrangère? Je ne pourrais, en conscience, consentir à cet expédient qu'avec une belle et bonne quittance par devant notaire, laquelle fut en outre entérinée et homologuée au Parlement, car je suis homme d'ordre, et je crois qu'il vaudra beaucoup mieux à la fin laisser le trou de mes diners ouverts, que de se servir d'un pareil bouchon. Si le Roi veut accorder une gratification au comte de Guerchy, pour les services qu'il n'a pas encore rendus en Angleterre, à la bonne heure; il est le maître, mais je ne consentirai jamais qu'on la lui demande sous mon nom pour passer dans une poche étrangère. Le Roi est déjà assez trompé sans que je m'en mêle; et je ne veux pas le duper, il est trop bon. Je vois bien que l'intérêt se lève encore plus matin que la politique ». Au milieu de toutes ces querelles de ménage surgit entre

Guerchy et d'Eon un autre sujet de dispute qui ne laissa pas d'aggraver encore le conflit. Dans une lettre du 4 septembre, adressée à d'Eon, Guerchy, comme s'il eût voulu justifier une fois de plus le jugement de son ami Praslin, qu'il ne savait point écrire, blessa au vif l'amour propre du Chevalier en caractérisant d'un mot malheureux l'origine de la position qu'il occupait. « M. de « Nivernais m'a dit vous avoir écrit depuis peu au sujet de ce que « vous lui aviez demandé relativement au caractère que le hasard « vous avait fait donner, et ce que vous désirez à cet égard quand « je suis arrivé à Londres ». Ce mot hasard mit d'Eon hors de lui et le fit éclater comme un baril de poudre. Qui? Lui! Ne devoir qu'au hasard un poste qu'il prétendait avoir gagné par de nombreux et solides services? - La riposte ne se fit pas attendre. « Je prendrai la liberté de vous observer au sujet du caractère que « le hasard m'a fait donner, que Salomon a dit, il y a bien long« temps, qu'ici bas tout était hasard, occasion, cas fortuit, bon<< heur et malheur, et que je suis plus persuadé que jamais que «Salomon était un grand clerc. J'ajouterai modestement que le • hasard qui ferait donner le titre de ministre plénipotentiaire à

un homme qui a négocié heureusement depuis dix ans, n'est ⚫ peut-être pas un des plus aveugles du monde. Ce qui m'arrive par «le hasard peut arriver à un autre par bonne aventure... Un ambassadeur quelconque équivaut à un demi-homme, ou à un • homme entier, ou à vingt hommes, ou à mille hommes, ou à dix mille. Il s'agirait de trouver la proportion existante entre • un ministre plénipotentiaire, capitaine de dragons, qui a fait << dix campagnes politiques (sans compter les campagnes de guerre, comme le dit M. le duc de Praslin), et un ambassadeur, « lieutenant général, qui débute (c'était le cas du comte de « Guerchy). >>

Puis venant à la question de dépenses sur laquelle s'était appesanti avec aigreur Guerchy dans la même lettre : « Il y a toujours « eu ici un cortège nombreux à payer, nourrir et alimenter aux frais de l'ambassade future dont il doit faire partie; et c'est là surtout ce qui doit faire un si grand vuide dans la caisse des « fonds de votre première mise (expression du comte de Guerchy), pour parler en termes mercantiles... Le doute que vous avez <«< sur les gratifications que j'ai fait donner serait bien capable de « m'alarmer si je n'avais pas la conviction la plus intime de votre candeur. A certains jours de fête, M. le Comte, il faudra bien, malgré vous, distribuer des gratifications à ceux qui viendront « vous donner les violons et les aubades à votre porte, comme tambours, fifres, trompettes des Gardes et des Invalides, les

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Bouchers, les Boueurs, les Sonneurs, les Valets et Pages de la Cour, sans compter que les Ramoneurs de cheminées viendront « aussi vous donner le carillon. Il faut absolument donner à ces ⚫gens-là, sans quoi ils ne quittent pas la porte, et font un sabbat abominable et finissent par la danse des cocus. (Je suis heureu«sement à marier). Mais ce sera votre affaire quand je serai à Londres. Et la lettre, qui est fort longue, se continue sur ce ton. Assurément elle était peu faite pour complaire à Guerchy. L'excuse de d'Eon, s'il pouvait s'en trouver une, eut été qu'une fois emporté par la passion, il ne se rendait pas compte des écarts de sa plume: « Eh! de quoi, M. de Guerchy serait-il étonné ? s'écrie-t-il dans la préface de ses Mémoires (1); du style de mes lettres? Ses procédés l'autorisent. D'ailleurs, Philippe-le-Bel et Boniface VIII échangèrent bien d'autres billets doux au sujet de leurs petits démêlés». On voit, par ce dernier passage, que d'Eon entendait traiter de puissance à puissance avec son ambassadeur. Mais ce n'est pas là ce que voulait Guerchy, non plus que son ami Praslin pour qui Guerchy, comme il en avait prévenu d'Eon, n'avait rien de caché.

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A tous ces nuages qui s'amoncelaient sur la tête de d'Eon, fautil ajouter celui que signale Gaillardet pour l'avoir découvert, dit-il, dans les papiers du Chevalier? Afin de ne rien omettre, nous le mentionnerons, laissant toutefois la responsabilité du récit à d'Eon et à son biographe compatriote. La Pompadour, qui était depuis longtemps à la piste d'une correspondance secrète qu'elle soupçonnait exister mais ne pouvait découvrir, finit par imaginer un moyen astucieux pour acquérir des preuves qui toujours lui échappaient. « Elle avait remarqué que Louis XV portait tou« jours sur lui une petite clef d'or, qui était celle d'un meuble ⚫ élégant, en forme de secrétaire, placé dans ses appartements ⚫ particuliers. Jamais la favorite, même aux heures de sa plus • grande influence, n'avait pu obtenir que ce meuble lui fut ou< vert. C'était une espèce de sanctuaire ou d'arche sainte dans ⚫ laquelle la volonté du souverain s'était réfugiée, comme en un lieu d'asile. Louis XV ne régnait plus que sur ce secrétaire. Il < n'était demeuré roi que de ce meuble, c'était la seule partie de ses États qu'il n'eut point laissé envahir et profaner par la courtisane, le seul des joyaux de sa couronne qu'il n'eut point mis à ses pieds. Il renferme des papiers d'Etat. Telle avait ⚫ été sa reponse à toutes les demandes, son explication laconique ⚫ et péremptoire à toutes les instances. Or, ces papiers n'étaient

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(1) Lettres et Mémoires du Chevalier d'Eon. Londres 1764. Sc. hist.

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autres que la correspondance du comte de Broglie et la mienne. - La Marquise s'en douta. Il suffisait d'ailleurs que le secrétaire lui fut interdit pour qu'elle désirât y pénétrer. A l'intérêt de sa politique et de ses haines se joignaient les tentations de « sa curiosité: Le fruit défendu a pour une femme d'irrésistibles attraits. Cela est vrai depuis le commencement du monde, et le « sera jusqu'à la fin.

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Un soir que Mme de Pompadour soupait avec son royal amant, « elle fut pour lui plus prévenante, plus aimable, plus agaçante que jamais; elle eut soin de faire boire son convive, afin d'ajouter l'ivresse du vin à l'ivresse de la concupiscence... Après tous « les excès d'une double intempérance, le monarque tomba épuisé, affaissé sur lui-même, et s'abandonna à un sommeil a profond. C'était le moment qu'attendait la bacchante traîtresse. Pendant que le Roi dort, elle lui enlève la clé tant désirée, ouvre le meuble convoité et y trouve la confirmation entière de ses soupçons. A dater de ce jour, ma perte fut résolue. - Tel était le dossier de d'Eon quand, le 17 octobre 1763, le comte de Guerchy arriva à Londres. L'ambassadeur le reçut, dit-il, avec une politesse cafarde, et, après un court entretien, lui présenta pour sa bienvenue un papier qui contenait quoi? Un ordre de rappel. Cet ordre, signé duc de Praslin, était ainsi conçu: « L'arrivée de l'ambassadeur du Roi, Monsieur, faisant cesser la commission que Sa ◄ Majesté vous avait donnée avec la qualité de son Ministre pléni<< potentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que vous << remettrez à Sa Majesté britannique, selon l'usage et le plus • promptement qu'il vous sera possible; vous trouverez ci-jointe la copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après ⚫ votre audience, et vous vous rendrez tout de suite à Paris, d'où << vous me donnerez avis de votre arrivée, et où vous attendrez les ordres que je vous adresserai, sans venir à la Cour.

Je suis très sincèrement, Monsieur, votre très humble et très • obéissant serviteur.

<LE DUC DE PRASLIN ».

A bien voir, cette dépêche n'impliquait pas qu'une révocation, c'était une lettre d'exil. D'Eon y était-il préparé, comme il l'a prétendu depuis? En avait-il été averti sous main, et par une lettre de Tercier et par un billet du Roi? Nous tombons là dans un imbroglio qu'il est difficile de démêler. Si, comme il l'a affirmé, Tercier l'eût prévenu, à la date du 10 juin, de la découverte de Mme de Pompadour et de ce qui s'ourdissait contre lui, il serait bien surprenant, ainsi que l'observe M. le duc de Broglie, que Tercier n'eût rien dit au comte de Broglie qui avait intérêt dans

l'affaire. Or, rien de semblable ni même d'approchant ne se rencontre dans la correspondance secrète du comte avec son agent principal.

Quant au billet du roi, il aurait été celui-ci :

« Au chevalier d'Eon, mon ministre plénipotentiaire à Londres. << Versailles, le 4 octobre 1763.

« Vous m'avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous ceux que vous portez actuellement. Reprenez-les de suite et retirez-vous dans la Cité.

« Je vous préviens que le roi a signé aujourd'hui, mais seulement avec la griffe et non de sa main, l'ordre de vous faire rentrer en France; mais je vous ordonne de rester en Angleterre, avec tous vos papiers, jusqu'à ce que je vous fasse par< venir mes instructions ultérieures.

<< Vous n'êtes point en sûreté dans votre hôtel et vous trouve<riez ici de puissants ennemis.

« LOUIS. »

M. le duc de Broglie qui, dans le Secret du Roi, conteste l'authenticité de ce billet, allègue qu'il n'existe qu'en copie aux archives. Gaillardet, par contre, dit que « Mme Campan eut connaissance de cette lettre bizarre et curieuse de Louis XV »; mais Gaillardet force la note. Quand on se reporte aux Mémoires de Mme Campan, on voit bien qu'elle a entendu plusieurs fois, chez son père, d'Eon parler de ce billet; elle ne dit pas, toutefois, qu'il en ait jamais montré l'original. Faut-il donc induire que le Chevalier, pour le besoin de sa cause, ait inventé cette lettre? La conclusion serait bien rigide. Que le Chevalier se soit laissé aller souvent à des emportements d'imagination et de caractère, soit! Mais qu'il soit allé jusqu'à fausser consciemment la vérité, surtout à propos de faits matériels, la preuve en est encore à faire. Le vrai mot de cette énigme ne se trouverait-il pas plutôt dans la nature indécise, tortueuse et égoïste de Sa Majesté même ? Louis XV désirait conserver son agent secret à Londres de là le billet. Mais, d'autre part, il tenait à ne pas se brouiller avec ses ministres officiels de là le laisser-passer donné par lui à la lettre de Praslin. Cette lettre ne portait que sa griffe (pur décor de chancellerie), il n'y figurait donc que pour la forme. Avec un peu de casuistique dans l'esprit, - ct Louis XV en avait à revendre — tout pouvait se concilier.

C'est ainsi, sans doute, que le comprit d'Eon; car il déclara nettement au comte de Guerchy que la lettre de Praslin n'était

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