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aussi le premier commis Sainte-Foix, qui portait intérêt à d'Eon; Sainte Foix, après avoir grondé fort le Chevalier sur son peu de politique, termina par ce conseil: Mon cher d'Eon, je crains bien que vous ne fassiez pas fortune dans ce pays ci; allez-vous en bien vite retrouver vos Anglais.

Si désagréable qu'ait été pour Praslin le récit de d'Eon, il ajourna cependant sa décision. Sur ces entrefaites, la duchesse de Nivernais voulant à toute force sauver la fortune du Benjamin de son mari, le fit venir en confidence chez elle : « Voyons, dit-elle, confessez moi la vérité? Etes-vous en correspondance avec M. de Broglie? Non, Madame, et j'en suis fâché, car j'aime beaucoup M. le maréchal de Broglie, mais je ne veux pas le fatiguer de mes lettres, je me contente de lui écrire au jour de l'an. — J'en suis bien aise pour vous, mon cher petit ami, car je vous confierai qu'une grande liaison avec la maison de Broglie pourrait vous nuire à la cour et dans l'esprit de Guerchy, votre ambassadeur ». - Grâce à la manière dont la bienveillante duchesse avait posé les questions, d'Eon avait eu la bonne chance de pouvoir répondre sans mentir et sans se compromettre. Il n'en eut pas été de même si la confesseuse eût étendu ses demandes aux rapports de d'Eon avec les deux de Broglie. Aussi bien le Chevalier eut-il été forcé d'avouer que s'il n'écrivait au maréchal qu'au jour de l'an, en revanche il correspondait deux fois par semaine avec le comte. Mais les choses tournèrent de telle façon, au plus grand contentement des deux, que la duchesse, convaincue de la parfaite sincérité de d'Eon, alla trouver de Praslin, et insista avec tant de chaleur en faveur de son protégé qu'elle finit par gagner le rebelle ministre. Peu de jours après Praslin promettait à d'Eon de le nommer prochainement ministre plénipotentiaire à Londres.

Sorti d'impasse par cette promesse, le Chevalier s'empressa d'aller délivrer son ambassadeur prisonnier (avril 1763). Dès son arrivée à Londres il y dirigea les affaires de l'ambassade jusqu'à ce que Guerchy fut venu prendre possession. Il ne tarda même pas à accomplir l'autre mission que l'on sait. Au commencement de juin, il reçut ce billet, écrit et signé de la main du Roi :

« Versailles, le 3 juin 1763 »

<< Le sieur d'Eon recevra mes ordres par le canal du comte de « Broglie ou de M. Tercier, sur des reconnaissances à faire en « Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l'intérieur du pays, et, a se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, « comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu'il garde le plus profond secret sur cette affaire, et qu'il n'en

donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes <«< ministres, nulle part.

α Signé Louis.

Au commencement de juillet d'Eon fut nommé ministre plénipotentiaire auprès de la cour d'Angleterre. Tous ses vœux étaient ainsi réalisés. Mais c'étaient les dernières caresses que lui adressait la fortune, et il n'eut pas à en jouir longtemps sans traverses. A peine deux mois et l'étoile du Chevalier va pàlir à vue d'œil. Le reste de son existence ne sera plus qu'un orage dans lequel son esprit perdra souvent l'équilibre, s'égarera, s'emportera, se laissera aller à des excès de langage et de suspicion qui refroidiront ou éloigneront ses anciens protecteurs, et ne seront que trop facilement exploités par ses adversaires déclarés. Quelles furent les premières causes de ce bouleversement?... C'est à différentes sources qu'il les faut chercher.

D'abord d'Eon eut l'imprudence d'indisposer le duc de Praslin en lui adressant des réclamations pécuniaires qui semblent cependant avoir été fondées. A l'époque de sa première mission en Russie il avait été alloué à d'Eon 500 livres, avec promesse que tous ses frais de voyage lui seraient remboursés. Sur cette assurance d'Eon avait emprunté dix mille livres pour subvenir à ses dépenses. Par malheur, le ministre qui avait pris l'engagement vis à vis de lui, M. Rouillé, n'était plus en place quand d'Eon revint. A son défaut le chevalier s'adressa aux deux ministres qui suivirent, le cardinal de Bernis et le duc de Choiseul; de l'un et de l'autre il reçut la même réponse : « Il est trop tard, il fallait vous faire payer dans le temps par mon prédécesseur ». Depuis, le duc de Praslin avait bien fait accorder à d'Eon des Lettres d'Etat (1), mais ces lettres n'avaient d'autre effet que de faire surseoir à toutes poursuites en justice; elles n'empêchaient pas les intérêts de s'accumuler et les créanciers de presser pour le remboursement. D'un autre côté, le traitement du Chevalier comme secrétaire d'ambassade à Londres ne paraît pas non plus avoir été très rémunérateur, à en juger par cette requête de d'Eon à Praslin, à la date du 27 avril 1763: « M. le duc de Nivernais m'ordonne de de vous écrire deux mots pour vous supplier de fixer le plus tôt possible des appointements honnêtes à ma résidence et de vous observer en même temps que le 4 juin est la naissance du roi

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(1) On appelait Lettres d'Etat des lettres que le Roi délivrait aux ambassadeurs, aux officiers de guerre et à tous ceux qui s'absentaient pour le service de l'Etat. Elles faisaient surseoir à toutes les poursuites en justice qu'on eût pu intenter contre ceux qui en étaient munis.

d'Angleterre, et que pour ce jour-là il faut un habit neuf galonné ou brodé, pour le résident de France, et de même pour le jour de la naissance de la Reine. Avec mes appointements de secrétaire, il y a pas ici de quoi boire de la petite bière, et le Dragon, votre serviteur, ne boit que du vin. Tant qu'ils subsisteront toujours de même, gala ou non, j'irai avec mon uniforme jusqu'à ce que mort ou déshonneur s'ensuive ». Praslin fit la sourde oreille. Voyant cela, d'Eon l'informa, à la date du 22 août, que si l'on persistait à ne lui point venir en aide, il abandonnerait la politique dont le plus clair profit pour lui avait été de lui faire contracter des dettes. L'insistance du Chevalier n'eut d'autre résultat que de lui aliéner davantage le duc de Praslin. Le 31 août, le duc de Nivernais, que les échos avaient renseigné, lui écrivait : « J'arrive à Paris exprès pour y voir demain le duc de Praslin que je n'ai pas vu depuis la belle chienne de lettre que vous lui avez écrite. Il me la montrera sans doute, s'il ne l'a pas déchirée à belles dents; car je sais qu'il les grince rudement contre vous, et même contre moi, depuis qu'il l'a reçue. Mais les inquiétudes de Nivernais, loin de porter d'Eon à la circonspection, ne furent pour lui qu'un sujet de plaisanterie. Le 6 septembre, il répondait à Nivernais Je suis fàché que ma belle chienne de lettre, ainsi que vous l'appelez, vous tourmente et M. le duc de Praslin. La vérité que j'expose et la justice que je demande, ne sont point faites pour tourmenter deux grands ministres, justes et éclairés... Loin de m'attrister, mon coeur joue du violon au milieu de ces petits troubles et je bois avec toute la sagesse d'un plénipotentiaire de votre bon vin avec votre ancienne secrétairerie, qui vous sera toute sa vie dévouée quels que soient les événements présents et à venir que je mets tous au futur contingent ».

A ce débat pécuniaire vint se joindre un autre sujet de désaccord. Il était revenu à d'Eon que lorsque le comte de Guerchy aurait pris possession de l'ambassade, lui d'Eon serait déchu de son titre de plénipotentiaire et reprendrait les fonctions de secrétaire d'ambassade. Le duc de Nivernais lui-même l'en avait averti en lui écrivant (3 août): « Vous allez redevenir d'évêque meunier, « mais un meunier qui vient d'être évêque n'est pas un meunier à « la douzaine. D'ailleurs, vous savez qu'au printemps prochain et ensuite à chaque autre printemps, notre ambassadeur fera une • absence d'environ trois ou quatre mois; ainsi vous reprendrez chaque année votre siège épiscopal ». Mais ce régime de métamorphoses n'était point du tout du goût de d'Eon qui s'empressa de répondre au duc de Nivernais : « Qu'il n'avait pas les << reins assez souples pour voltiger politiquement tantôt sur la

« mule d'un évêque et tantôt sur l'àne d'un meunier. Toutes ces arlequinades, ajoutait-il, me feraient passer aux yeux du public • pour un homme de paille, dont on fait tout ce qu'on veut, et • qui prend telle forme qu'on désire lui donner. Je serais hué, bafoué, conspué et vilipendé des ministres étrangers et des Anglais... Je ne veux pas être cité dans le corps diplomatique < comme l'homme qui, le premier, l'a avili, et en cela j'ai vraiment plus à cœur les intérêts du service du Roi que les miens propres... Je resterai si on ne m'envoye pas des Lettres de récréance, et qu'on laisse toujours subsister mon titre sans cependant avoir de fonction que dans l'intérim; dans l'intérieur, je travaillerai auprès de M. le comte de Guerchy avec toute la douceur et la docilité possible, mais sans aucun titre; quant aux appointements, M. le duc de Praslin me fera tel traitement ⚫ honnête qu'il jugera à propos je suis traitable pour l'argent, mais intraitable sur l'honneur ».

Cette attitude, on doit le reconnaître, était empreinte de courage et de dignité. Elle inquiéta toutefois deux de ses amis, le duc de Nivernais et Sainte-Foy, qui cherchèrent par des arguments de Philinthe à assouplir Alceste. Mais Alceste tint bon, et l'extrême concession qu'il crut pouvoir leur faire fut celle qu'il formula dans une lettre au duc de Nivernais, à la date du 30 septembre : « Pour vous marquer ma déférence à vos conseils amicals, je me << prêterai, malgré ma répugnance, à avoir simplement la qualité ⚫ de ministre du Roi à cette cour, après avoir été ministre pléni< potentiaire, pourvu que ma qualité soit stable, soit que M. de Guerchy demeure à Londres, soit qu'il voyage en France. L'on peut m'établir des appointements différents dans les deux cas; mais je vous préviens que, dans le dernier, je désire avoir mon ⚫ petit établissement à part, ne pouvant ni ne voulant être l'intendant de l'ambassadeur quelconque; mais volontiers, dans l'intérieur du cabinet, je travaillerai sous ses ordres avec ma douceur et mon zèle ordinaire ».

Autre genre de complication encore. Au moment où le duc de Nivernais avait quitté Londres d'Eon aurait voulu qu'on lui fixât un petit état honnête pour vivre à sa fantaisie sans avoir à se préoccuper de l'entretien de l'ambassade. D'instinct il redoutait les récriminations de M. et de Madame de Guerchy contre la dépense de Madame surtout qui, dit-il plus tard, le mangea du regard par économie, à leur première entrevue. Il n'entendait pas, lui, capitaine de dragons, qui avait trente quatre ans, n'avait ni pierre, ni gravelle, ni rhumatisme, ni goutte, vivre en ermite. Mais M. de Nivernais avait repoussé cette combinaison. « Non, mon

ami, cet arrangement là ne convient point, il faut simplement renvoyer le grand nombre de domestiques, garder les chevaux, et avoir un petit état de maison honnête, comme il convient à un ministre du Roi... D'ailleurs, je te donne ma « parole d'honneur que mon pauvre Guerchy trouvera bien tout l'arrangement que j'aurai fait et tout ce que tu feras ».

a

Le brave duc de Nivernais avait engagé là sa parole d'honneur un peu à la légère. Il prêtait libéralement à son ami Guerchy des façons de grand seigneur qui n'étaient nullement son fait. D'Eon eut beau réduire de moitié le train de l'ambassade, Guerchy n'en poussa pas moins les hauts cris quand les états de dépenses lui furent présentés. Et pourtant quand on examine ces notes de cuisine, comme les qualifie d'Eon, on ne voit pas qu'il y eut lieu de tant récriminer. De ci et de là on remarque bien quelques dépenses qui, à la rigueur, eusseut pu être évitées; mais ces dépenses sont peu élevées, et aux yeux de bien des diplomates, il n'eut pas été difficile à d'Eon de les justifier. Ainsi, pendant le mois de juillet, d'Eon donne quelques diners à des académiciens français qui étaient venus à Londres. En conscience, un représentant de la France pouvait-il faire moins pour des chevaliers formant cortège à la belle et spirituelle Mme de Boufflers, en même temps que pour des savants qui allaient à l'équateur mesurer le méridien de la terre? D'Eon a reçu aussi des amis de M. de Nivernais Etait-ce sa faute si son ancien ambassadeur avait à Londres une armée d'amis intimes qu'avant son départ il avait invités à aller boire à sa santé du bon vin de Bourgogne qu'il laissait à l'ambassade ?... Au mois de septembre il paie 15 livres pour un portefeuille et un recueil des plus belles femmes de l'Angleterre, en miniature. Oh! certes, l'acquisition n'avait pas été faite pour lui, qui se targuait d'avoir toujours vécu sans chien, sans chat, sans perroquet et sans maitresse. C'était pour qui? Pour le duc de Praslin qui l'avait demandée. Or, M. de Guerchy lui-même eût-il pu marchander cette gracieuseté à son ministre et ami?... Le mois suivant il paie six caisses de pilules du remède de Mlle Stephens pour Mme Victoire de France. Ne fallait-il pas, coûte que coûte, assurer la santé de la monarchie?... Enfin, et cette fantaisie de grand seigneur dragon pouvait, en effet, être critiquée : « Trois livres pour remplacer une canne cassée sur le dos d'un domestique français qui est venu me demander un caractère, c'est-à-dire un certificat de bons et loyaux services, après avoir été renvoyé poliment, quoiqu'il eût pris la veille l'empreinte de la clef de ma porte. A vrai dire, un peu plus tard, on verra d'Eon présenter à Guerchy d'autres comptes dont l'extravagance rentrera dans le

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