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par porter atteinte à sa santé. Sa vue fut fortement compromise: il contracta même une maladie scorbutique qui donna à craindre pour ses jours. De l'avis de son médecin il lui fallut rentrer en France. Son départ ne fut pas sans exciter de vifs regrets en Russie. A son ambassadeur d'abord, le marquis de l'Hôpital, homme de mérite autant qu'épicurien consommé, qui tenait en grande estime son jeune collaborateur et ne lui faisait qu'un reproche, l'engourdissement de sa Terza gamba. De même à la tzarine qui, deux ans auparavant déjà, avec l'assentiment du gouvernement de Versailles, avait voulu l'attacher à sa cour, mais avait rencontré du côté du Chevalier une résistance invincible. « J'ai déclaré à M. de l'Hôpital, écrivait-il à cette époque à « Terrier, avec toute la franchise dont un Bourguignon est

capable, que je ne quitterais jamais le service de la France pour celui de tous les empereurs et impératrices de l'univers, a et qu'aucuns motifs n'étaient capables de me faire changer dans ma façon de penser: ni honneurs, ni richesses. Et dans une lettre au cardinal de Bernis, alors ministre des affaires étrangères: « Je vous supplie humblement de m'oublier toujours lorsqu'il s'agira d'une fortune qui éloigne et fasse quitter entièrement la France. Depuis que je suis à Saint-Pétersbourg ma maxime est d'avoir toujours le dos tourné à la Sibérie, trop « heureux que je suis de l'avoir échappée. Tous mes désirs et mes deux yeux sont continuellement fixés sur ma patrie... »

En retournant en France d'Eon fut chargé de rapporter à Versailles l'accession d'Elisabeth au second traité de Versailles du 30 décembre 1758 et à la convention maritime dans laquelle étaient entrés, contre l'Angleterre, la Russie, la Suède et le Danemarck.

Après quelques mois consacrés au rétablissement de sa santé, désireux de montrer qu'il n'entendait pas n'être qu'un capitaine d'antichambre, d'Eon demanda à se rendre à son régiment qui était en campagne. Il y fut autorisé. Lorsqu'il eut rejoint l'armée, le maréchal de Broglie, qui commandait en chef, décida de le placer dans le régiment de son neveu, et le Chevalier passa des dragons du Colonel-Général dans ceux d'Autichamp.

D'Eon ne mit pas longtemps à gagner ses éperons. A Hoëster il évacue les poudres qui sont restées sur la rive droite du Weser, passant deux fois le fleuve sous le feu de l'ennemi. A la reconnaissance et au combat d'Ultropp il est blessé à la tête et à la cuisse. Près d'Osterwick, chargé de porter au prince Xavier de Saxe l'ordre de faire le siège de Wolfembuttell, il charge à la tête de quatre-vingts dragons le bataillon franc prussien de Rhées qui

coupe les communications, et, malgré sa supériorité en nombre, il le fait prisonnier (1).

Mais les préliminaires de paix viennent mettre fin, en septembre 1762, aux exploits du Chevalier. Sa carrière militaire est finie : il va revenir à la diplomatie.

Le cabinet de Versailles avait décidé d'envoyer d'Eon à SaintPétersbourg comme ministre plénipotentiaire, en remplacement du baron de Breteuil. Breteuil était à Varsovie, en route pour rentrer en France, quand il reçoit de son gouvernement l'ordre de retourner en toute hâte en Russie. Qu'était-il survenu ? Une révolution de palais qui commandait que la France eût sans désemparer un représentant à Saint-Pétersbourg. Pierre III, qui avait remplacé sur le trône de Russie Elisabeth, morte en décembre 1761, avait eu l'imprudence de céder aux instances que lui avait faites Catherine, sa femme, d'aller prendre du repos au château de Robschak. Là, il avait rencontré un frère de l'amant de Catherine, Orloff, qui lui avait procuré un repos éternel en l'empoisonnant et l'étranglant. Ce n'était pas qu'un incident de la nature de ceux qui arrivèrent plus d'une fois à la cour de Russie : ce pouvait être et ce fut, en réalité, tout un changement dans l'orientation de la politique extérieure de l'Empire. Pierre III, qui s'était affolé de Frédéric de Prusse au point de mimer son costume et ses manières, n'avait pas hésité, dès son avènement au trône, à rompre l'alliance contractée par Elisabeth avec l'Autriche et la France et à tourner ses armes, en faveur de la Prusse, contre ces anciennes alliées de la Russie. On espérait, à Versailles, que Catherine, inspirée par le sentiment de sa conservation, comprendrait la nécessité de concentrer toutes ses troupes autour d'elle pour résister, au besoin, aux entreprises qui pourraient être faites contre sa couronne, et il était bon qu'un représentant de la France fut près d'elle pour l'encourager à entrer dans cette voie. Par là, la France gagnerait au moins sa neutralité. Ce fut, au reste, ce qui arriva.

Par suite de tous ces contre-temps d'Eon en fut réduit à n'être qu'ambassadeur in partibus. Mais il ne resta pas longtemps sans recevoir une compensation.

L'absurde guerre soutenue par la France contre l'Angleterre et la Prusse n'avait que trop justifié, par ses résultats, le jugement qu'en avaient porté, dès le début, les esprits clairvoyants. Le Pacte de famille, conclu trop tardivement (août 1761), ne nous

(1) Tous ces faits d'armes sont relatés dans un Certificat du maréchalduc et du comte de Broglie, daté de Cassel, 24 décembre 1761. Sc. hist.

avait pas mis à même de réparer les pertes que nous avions subies et d'en éviter de nouvelles. L'Angleterre nous avait enlevé nos plus belles colonies, le Canada, Pondichéri: elle était même venue planter son pavillon sur nos côtes en s'emparant de BelleIsle.

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Dans la lutte continentale, tout en vivant sur le territoire ennemi, nous nous épuisions sans fruit en argent et en hommes. La question si jamais il y en eut d'autre dans cette aventure que la piqûre faite à la Pompadour par l'épigramme de Frédéric de Prusse (1) la question restait toujours au même point. Des batailles que nous livrions les plus claires conséquences étaient de rendre éclatante l'incapacité de la plupart de nos généraux et d'amoindrir notre prestige. Lassé par toutes ces épreuves, Louis XV finit par se soustraire au joug de Cotillon qui voulait la continuation de la guerre, et résolut de faire à l'Angleterre des ouvertures de paix. Cette décision, on le comprend, coûtait à son amour-propre; car, en 1760 déjà, il avait fait au cabinet anglais des propositions d'arrangement' qui, malgré leur extrême modération, avaient été arrogamment repoussées. Mais on pouvait espérer que l'Angleterre se montrerait, cette fois, plus traitable. Le ministère anglais était effrayé, au fond, par le Pacte de famille, et craignait que cette alliance de tous les Bourbons n'en vint à faire changer, sur mer surtout, la fortune des armes. Néanmoins il y avait à redouter des résistances inspirées à la fois par les avantages acquis et par l'aversion de l'aristocratie britannique pour l'éternel ennemi, ainsi que nous qualifiait Pitt dans ses discours enflammés. Aussi la première condition pour se préparer des chances de réussite était-elle de confier les négociations à un diplomate d'une habileté consommée. Le cabinet de Versailles eut l'heureuse pensée de choisir celui que son extrême finesse avait fait surnommer le Sylphe, le duc de Nivernais. A ce sylphe, on adjoignit un secrétaire dont les services antérieurs et les premières allures faisaient presque une Sylphide ce fut d'Eon.

Avant tout, pour prendre une juste idée de l'ambassadeur, reportons-nous au crayon, si vivant et si vrai, qu'en a fait le secrétaire: « La franchise et la gaieté, dit d'Eon, sont le caractère principal de ce ministre qui, dans toutes les places et ambassades

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(1) On sait que le sardonique Frédéric qualifia Mme de Pompadour de Cotillon. Par contre, Marie-Thérèse d'Autriche, pour gagner l'alliance de la France, s'abaissa jusqu'à se montrer pleine d'égards pour la favorite. De là la guerre de sept ans.

qu'il a eues, y a toujours paru comme Anacréon, couronné de <roses et chantant les plaisirs au sein des plus pénibles travaux. « Il aime naturellement à se livrer à l'oisiveté; néanmoins, il ⚫ travaille comme s'il ne pouvait vivre dans le repos, et il se rend à cette vie aisée et désœuvrée aussitôt qu'il se sent libre. Sa facilité naturelle et son heureux enjouement, sa sagacité et son <activité dans les grandes affaires ne lui permettent pas d'avoir < jamais aucune inquiétude dans la tête, ni rides sur le front; et quoiqu'il faille avoir vécu longtemps avec un ministre pour peindre son caractère, pour dire quel degré de courage et de faiblesse il a dans l'esprit, à quel point il est prudent ou fourbe, je puis dire à présent que M. de Nivernais est fin et pénétrant, • sans ruses et sans astuce. Il est peu sensible à la haine et à « l'amitié, quoiqu'en diverses occasions il paraisse entièrement possédé de l'une et de l'autre. Car, d'un côté, il est séparé de sa ◄ femme, il la hait et ne lui fait aucun mal; de l'autre, il a une maîtresse, il la chérit et ne lui fait pas grand bien. En tout, c'est certainement un des plus enjoués et des plus aimables a ministres de l'Europe. »

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Un tel caractère était fait pour plaire au Chevalier. Celui du secrétaire devint également sympathique à l'ambassadeur. Aussi se forma-t-il entre eux, malgré la distance des rangs, une solide amitié qui survécut à la mission commune dont ils étaient chargés.

Le duc et d'Eon partirent pour Londres au mois de septembre 1762. La rapidité avec laquelle ils menèrent les négociations fut telle qu'on en vint à se demander s'ils n'avaient pas usé de certains charmes occultes. Le parti d'opposition attribua la cause de ce succès diplomatique à la vénalité de plusieurs personnages politiques anglais, notamment au ministre lord Bute, et même à celle de quelques membres de la famille royale qui auraient été gagnés à prix d'or par la France.

Huit ans plus tard (1770), la question fut réveillée par le docteur Murgrave, à l'occasion de l'élection d'un nouveau Parlement. Le docteur adressa aux électeurs une Remontrance dans laquelle il mit en cause d'Eon. Celui-ci, pour défendre son honneur et celui des pacificateurs des deux pays, releva le gant avec l'ardeur qu'il apportait en tout. Il commença par démentir énergiquement par écrit les assertions de Murgrave; puis, dans l'instruction qu'ouvrit la Chambre des Communes, fit une déposition qui ne contribua pas peu à faire exclure de cette Chambre le dénonciateur.

Si vivement, toutefois, qu'eussent été conduites les ouvertures en vue de la paix, elles n'avaient pas été sans subir, à un certain

moment, une crise que Nivernais et d'Eon cherchèrent à atténuer par une ruse que le Chevalier lui-même raconte : « La négocia tion, dit-il, était enrayée dans sa marche lorsque le sous-secré«taire d'État de Sa Majesté britannique, M. Wood, vint, par hasard, conférer sur certains points litigieux chez le duc de Nivernais. Le diplomate anglais avait son portefeuille avec lui et eut l'indiscrétion de nous dire qu'il contenait les dernières << instructions et l'ultimatum que lord Egremont, secrétaire d'État, le chargeait de transmettre au duc de Bedfort, ambassadeur de la cour de Saint-James à la cour de Versailles. En entendant cela, le duc de Nivernais me regarde et son œil se <reporte vers le bienheureux portefeuille. J'ai saisi, du premier « coup, le sens de cette muette pantomime. Il serait d'une haute importance pour notre cour de connaitre le contenu de ces instructions et les termes de ce fatal ultimatum !... Je savais le sous-secrétaire d'État grand amateur de bon vin et gros buveur. A mon tour, je fais signe au duc qui invite sur l'heure le secrétaire à se mettre à table avec lui, pour mieux causer d'affaires. « Il veut, dit-il, lui faire savourer quelques flacons de bon vin de « Tonnerre, avec lequel j'ai, par parenthèse, affriandé plus d'un « gosier d'outre-mer. M. Wood, alléché, mordit à l'hameçon... et, tandis que le duc et lui boivent à plein verre, j'enlève le porte« feuille, j'en extrais la dépêche de lord Egremont, dont je prends une copie littérale que j'expédie sur-le-champ à Versailles. « Mon courrier arriva vingt-quatre heures avant celui de « M. Wood; et quand le duc de Bedfort vint entamer la discussion, MM. de Choiseul et Praslin, préparés d'avance à toutes les «< difficultés qui devaient être soulevées et sachant le dernier mot de l'ambassadeur britannique, l'amenèrent bien vite à compo<<sition. Les préliminaires de la paix furent signés dès le lende« main (octobre 1762). »

Cette espièglerie diplomatique, plus ingénieuse que loyale, il faut le reconnaître, divertit fort la cour de Versailles, lorsque plus tard elle y fut racontée par le duc de Nivernais lui-même. Il n'en fut pas de même à Londres, où elle finit par être connue. Elle devint, pour la presse anglaise, un véritable chef d'accusation contre les ministres quand, en 1770, éclata entre ceux-ci, d'un côté, le docteur Mulgrave, membre de la Chambre des Communes, et le grand agitateur Wilkes de l'autre, un orageux débat au sujet de la paix de 1763.

Par une délicate gracieuseté pour son secrétaire le duc de Nivernais demanda au ministère anglais de faire porter en France par d'Eon les ratifications du traité. Le fait de confier une telle

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