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sur ses rapports intimes avec un envoyé dont elle avait accepté le caractère occulte. D'Eon ne savait pas le russe et par conséquent n'a pu être lectrice de l'impératrice ?... Soit! mais quelle nécessité d'admettre que ces fonctions de lectrice aient été remplies d'une manière réelle ? Élisabeth n'a-t-elle pas pu conférer ce titre à d'Eon pour donner le change à son entourage et se ménager le moyen de l'admettre dans sa familiarité ?

D'un autre côté, Gaillardet, pour qui ce voyage de d'Eon, ne fait aucun doute, rapporte toute une série de faits tendant à établir que le Chevalier pendant toute sa mission a bien réellement porté un costume de femme. « Nous devons dire, écrit l'auteur, « qu'on n'a laissé subsister dans les papiers du Chevalier d'Eon << aucune preuve précise que son premier voyage en Russie ait été fait sous un travestissement féminin. Mais ce fait est traditionnel et il est implicitement établi par divers documents. Dans ses ‹ Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, Mme Campan, dont le père recevait la Chevalière d'Eon dit : « Le Chevalier d'Eon avait été utile en Russie à l'espionnage particulier de Louis XV. Très jeune encore, il avait trouvé le moyen de s'introduire à la cour de l'impératrice Élisabeth, et avait servi cette ◄ souveraine en qualité de lecteur. »

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<< Dans la fameuse Transaction rédigée par Beaumarchais le 5 octobre 1775, et par laquelle le Chevalier d'Eon s'engageait à « reprendre et à porter jusqu'à la mort ses habits de fille,» il • avait ajouté de sa propre main : « que j'ai déjà portés en diverses « occasions connues de Sa Majesté; ce qui voulait évidemment « dire en Russie, car il n'y a que là qu'il eut à remplir une mis<sion de ce genre. Ce fait est corroboré par une de ses lettres, « adressée de Londres au comte de Broglie (5 juillet 1771), et dans « laquelle il dit au confident de Louis XV: « Ce n'est pas ma faute si la cour de Russie, et notamment la princesse d'Askoff, << pendant son séjour ici, a assuré la cour d'Angleterre que j'étais femme. Enfin, il n'y a pas jusqu'au plus petit nom de demoiselle porté par lui en Russie qui ne soit révélé par une lettre du marquis de l'Hôpital, ambassadeur de France à Saint Pétersbourg, écrivant au Chevalier d'Eon, devenu son secrétaire in<time: « Quelque plaisir que j'eusse de vous voir, je ne veux pas, ama chère Lia, avoir à me reprocher une folie de plus. Ainsi res• tez claquemurée jusqu'à ce que vos yeux soient parfaitement ⚫ guéris...

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« Adieu, ma belle de Beaumont, je vous embrasse ».

Pour tout ce qui précède voyage et travestissement semblent très nettement établis. Suivons donc sans crainte de nous four

voyer, les deux voyageurs qui se mettent en route dans le courant de l'été de 1755.

Après maintes marches et contremarches exécutées pour détourner les soupçons, ils arrivent sans encombre à Saint-Pétersbourg. C'est beaucoup, mais ce n'était pas le tout l'affaire maintenant est d'y rester. Douglas n'y réussit pas. Son masque de minéralogiste et d'acheteur de fourrures est percé à jour par Bestucheff et par l'ambassadeur d'Angleterre. Au bout de peu de temps il est forcé de quitter la Russie pour éviter le sort de Valcroissant. D'Eon, lui, est plus heureux. Présenté à l'impératrice par le Vice-chancelier de Waronsoff, rival de Bestucheff, confident de la tzarine, aussi favorable à la France que ce dernier lui était hostile, il parvient à se faire bien venir d'Élisabeth, et lui remet une lettre de Louis XV qui proposait de renouer avec la Russie.

La conversation du Chevalier, à la fois spirituelle et solide, plaît à la czarine. Bientôt au bon accueil succède la confiance. D'Eon est reçu à toute heure en tête à tête dans les appartements d'Élisabeth. Celle-ci étant venue à connaître le déguisement du Chevalier, loin de s'en formaliser, s'égaye de la ruse qu'elle attribueà son bien aimé frère Louis XV... Les travaux d'approche ainsi terminés, d'Eon commence l'attaque de la forteresse. Il s'efforce avec autant d'insistance que de prudence d'éveiller les bonnes dispositions pour la France qui sommeillent dans l'esprit de la czarine, et se livre avec elle à d'insidieuses conférences politiques. Les résultats favorables qu'il obtient sont si rapides qu'au bout de peu de temps, d'Eon est chargé de porter à Louis XV une lettre autographe par laquelle Élisabeth demandait que le roi de France lui envoyât un représentant officiel.

On devine quel accueil reçurent à Versailles messager et nouvelles. Les affaires furent jugées si avancées qu'on s'empressa d'accréditer Douglas comme ministre plénipotentiaire auprès de la cour de Russie. En même temps il parut utile que d'Eon retournât pour continuer l'œuvre qu'il avait si bien commencée. Il fut nommé secrétaire d'ambassade, et repartit pour la Russie, où Douglas, afin de déjouer les soupçons, le fit passer pour le frère de la jeune Chevalière qu'on avait vue peu de temps avant à la cour.

Mais voilà que tout à coup survient dans la politique étrangère un changement à vue qui déconcerte et stupéfie toute la diplomatie européenne. Le 1er mai 1756 est signé à Versailles un traité d'alliance entre la France et l'Autriche, ces deux rivales qui semblaient vouées à une guerre éternelle. Une ligue se forme, ayant ces deux puissances pour promoteurs, contre la Prusse et l'Angleterre. A toute force il faut y faire entrer la Russie. Plus que jamais d'Eon va avoir à se multiplier pour déterminer Élisabeth à prendre

ouvertement parti. Le jeune secrétaire se montre à la hauteur de la tâche. Aidé par Douglas qui agit sur Woronzow, il obtient de la tzarine la promesse que les 80,000 russes assemblés en Livonie et en Courlande, en retour des subsides assurés par l'Angleterre à la Russie, non seulement ne marcheront pas pour l'Angleterre et pour la Prusse, mais iront se joindre à l'armée autrichienne. De plus, le 26 avril 1757, il part de Saint-Pétersbourg, emportant pour les cours de Vienne et de Versailles, d'une part, le plan de campagne que devait suivre l'armée russe; d'autre part, l'accession d'Élisabeth au traité de Versailles du 1er mai 1756. Au moment où il passe à Vienne arrive la nouvelle de la victoire de Prague (6 mai 1757) remportée par les Autrichiens sur les Prussiens. Le comte de Kaunitz, premier ministre de l'impératrice, depêche au comte de Staremberg, ambassadeur de la cour de Vienne en France, un courrier pour lui porter la nouvelle; mais jaloux d'être le premier à informer le roi du succès des armées alliées, d'Eon monte à cheval, brûle les étapes, tombe, se casse la jambe, se fait panser à la hâte, reprend sa course et arrive à Versailles trente-six heures avant le courrier du ministre viennois.

Au dire de Gaillardet, d'Eon rapportait encore une copie du fameux testament de Pierre Ier, dont jusque-là on ne connaissait, en France, que l'existence et non pas la teneur. D'Eon aurait découvert ce testament en se livrant à des recherches plus ou moins discrètes dans les archives du palais de Saint-Pétersbourg. Mais l'assertion de Gaillardet, par plusieurs motifs, doit être considérée comme un pur produit de son imagination. Il se fonde sur un passage d'une lettre du comte de Choiseul à d'Eon (26 novembre 1760) dans laquelle le comte remercie le Chevalier de l'envoi de l'Histoire de Pierre le Grand. Mais le mot histoire doit être, dans la circonstance, d'autant moins considéré comme synonyme de testament que d'Eon, à son retour à Paris, rédigea, ainsi qu'on va le voir, des Mémoires sur la Russie qu'il adressa à des personnages de marque, parmi lesquels dut être Choiseul, et tout porte à croire que c'est de ces Mémoires que voulut parler le comte. En second lieu, il est à remarquer que cette pièce, si importante pourtant, ne figure pas dans l'énumération faite par la Fortelle (1), des dépouilles opimes rapportées de Russie par d'Eon. Enfin, considération qui prime les précédentes, il n'est pas bien sûr que ce testament de Pierre le Grand ait jamais existé. En 1863, il a été publié à Bruxelles un ouvrage (2) qui attribue à Napoléon Ier la composition du

(1) La vie militaire, politique et privée de Mlle d'Eon, par de la Fortelle (Paris, 1779).

(2) Napoléon 1o auteur du Testament de Pierre le Grand, par Berkhol

prétendu testament. Cette pièce apocryphe avait fait pour la première fois son apparition dans un ouvrage de Lesur: Des progrès de la puissance russe depuis son origine jusqu'au commencement du XIXe siècle, ouvrage paru en 1812, sur l'ordre du gouvernement français pour préparer les esprits à la campagne de Russie que l'Empereur allait entreprendre. L'auteur belge accuse Gaillardet de n'avoir fait que reproduire le faux testament inséré dans l'ouvrage de Lesur.

De retour en France, d'Eon y resta quatre mois, occupant les loisirs forcés que lui imposaient les suites de sa fracture de jambe à rédiger des Mémoires sur la Russie, qu'il adressa à plusieurs personnages importants. Dans ces Mémoires d'Eon dévoilait l'intention qu'avait Bestucheff de couvrir la Pologne de troupes à la mort d'Auguste III, pour disposer de la couronne en faveur d'un candidat de son choix, et se ménager par là les moyens de s'emparer d'une partie de ce royaume. Mais on n'apporta pas à ces rėvélations l'attention qu'elles méritaient. Le prince de Conti, d'ailleurs, qui eût été directement intéressé dans l'affaire, avait quitté la direction du Cabinet secret après la signature du traité de Versailles. Prévoyant, d'une part, que ce traité amènerait dans un temps donné la ruine du système qu'il avait conçu, - froissé, d'autre part, de n'avoir pu obtenir le commandement de l'armée qui allait rentrer en campagne, il avait pris le parti de se retirer sous sa tente. Son successeur au Secret fut Tercier, premier commis des affaires étrangères, homme habile et discret, qui avait déjà servi d'intermédiaire pour la réception et l'expédition des dépêches à l'époque où fonctionnait Conti.

Si les Mémoires de d'Eon n'avaient pas produit grand effet, on s'émut davantage quand le jeune diplomate instruisit les cours de Versailles et de Vienne d'une correspondance établie entre le grand duc de Russie, héritier présomptif de la couronne, Bestucheff, le roi de Prusse, le maréchal Apraxin et le général Totleben (deux généraux d'Élisabeth) pour retenir l'armée russe inactive au lieu de la faire venir en aide aux alliés, suivant les conventions du traité de Versailles. Aussitôt on fit partir de nouveau d'Eon pour la Russie avec la même situation qu'il occupait avant son retour. Cela ne fit pas le compte de Bestucheff qui insista vivement auprès du marquis de l'Hôpital, — lequel avait remplacé Douglas comme ambassadeur de France en Russie, pour que d'Eon ne fut pas envoyé de nouveau. C'était, disait-il, « un sujet

(Bruxelles, 1863). — Voir aussi : Thestrange carcer of the chevalier d'Eon de Beaumont, by captain Buchan Telfer (London, 1885).

« dangereux, dont on ne cesserait de se méfier, parce qu'on le <connaissait capable de renverser l'empire moscovite. Tout au rebours de ce qu'attendait le chancelier, son opposition et ses paroles imprudentes affermirent encore la cour de Versailles dans la détermination qu'elle avait prise. L'Hôpital, qui connaissait d'Eon, fut le premier à l'y encourager. Le débat tourna même au profit du jeune diplomate, dont les honoraires furent doublés et à qui le roi fit remettre son portrait (1) dans une riche tabatière d'or qui contenait en même temps une ordonnance de gratification sur le trésor royal, avec un brevet de lieutenant de dragons dans le colonel-général.

Au surplus on doit reconnaître qu'au point de vue de son intérêt propre, Bestucheff était bien inspiré en s'opposant au retour de d'Eon. Le Chevalier devait rentrer en Russie porteur de lettres de son gouvernement pour le marquis de l'Hôpital, et de dépêches du gouvernement autrichien pour son ambassadeur, le comte d'Esterhazy, qui toutes tendaient à faire informer Élisabeth des manœuvres que son chancelier employait pour paralyser l'effet de ses sympathies en faveur des deux cours alliées. Le résultat ne se fit pas attendre. Bestucheff fut arrêté au milieu même d'un conseil de ministres qu'il présidait. Il fut remplacé par son rival Woronzow. En faisant des perquisitions dans ses papiers on trouva la correspondance secrète signalée par d'Eon, ainsi qu'un plan concerté pour se défaire, même par des moyens extrêmes, de toutes les personnes qui lui étaient suspectes, particulièrement de Douglas et de d'Eon.

En même temps, on se saisit d'Apraxin et de Totleben. Les troupes russes reçurent d'autres chefs qui les mirent en mouvement et leur firent gagner plusieurs batailles contre le roi de Prusse.

D'Eon, qui avait été l'un des principaux promoteurs de cette révolution, resta en Russie jusqu'en 1760, remplissant à la fois les fonctions de secrétaire d'ambassade, et partageant avec Woronzow le service de la correspondance secrète entre Louis XV et la tzarine. Pour reconnaître ses bons offices, le roi le gratifia d'une pension de 2,000 livres et d'un brevet de capitaine de dragons dans le régiment où il était déjà lieutenant. Il fut aussi nommé, à cette époque, censeur pour l'histoire et les belles-lettres. Mais l'excès de travail auquel se livrait d'Eon finit

(1) C'est ce portrait qui plus tard, quand la fortune devint moins souriante à d'Eon, fut, au rapport de Gaillardet, déposé par un de ses amis tonnerrois... au Mont-de-Piété

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