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serait pas le principe qu'elles sont des libertés; car il s'ensuivrait seulement comme conséquence qu'elles ont le droit de se faire tout le mal qui leur serait possible en raison de leurs forces. Ce ne serait pas non plus le principe que les libertés doivent être limitées les unes par les autres; car il manquerait de sanction, ou au moins il n'en aurait pas d'autre que la guerre ou la peur. Or, de tels motifs ne peuvent servir de base à des contrats politiques, puisqu'il en résulterait toujours une inégalité quelconque entre les parties contractantes, soit sous le rapport militaire, soit sous le rapport de la crainte. Enfin, pour que des sociétés de ce genre pussent être durables, il faudrait que l'humanité devînt immobile. On n'ignore pas, en effet, que toute nouvelle découverte, toute nouvelle invention, même dans l'ordre physique, engendre la nécessité d'une liberté de plus, et par suite commanderait une modification dans le système. La doctrine dont nous nous occupons a été, au reste, enseignée avant qu'il fût reconnu que le progrès était la loi des révolutions sociales dans l'humanité; et elle est définitivement jugée depuis que cette dernière conception fait partie de la science historique.

Personne n'a encore positivement dit que la morale fut engendrée par le sens humanitaire. Nous faisons cependant mention de cette opinion, parce que nous prévoyons qu'elle sera bientôt mise en avant. Elle nous paraît en effet un corollaire assez direct de la doctrine pantheistique du progrès continu. Et nous pensons que lorsque les auteurs de celle-ci s'occuperont de morale, ils ne manqueront pas de décider à cet égard ce qu'ils ont enseigné quant à la science. Voici, en effet, comment ils expliquent les découvertes scientifiques : ils soutiennent qu'il n'existe point en réalité d'inventeurs, mais qu'il n'y a jamais rien de plus que des hommes qui résument, lorsque les temps sont venus, les résultats de l'intelligence générale, ou, en d'autres termes, qui réunissent en un seul faisceau les pensées éparses dans tous les hommes de l'époque où ¡ls vivent. Ainsi, selon ces messieurs, tout s'engendre à posteriori, et certainement il doit en être de la morale, dans leur système, comme ils ont dit qu'il en était de la science. Il n'est pas difficile cependant de renverser une telle opinion: il n'est pas même besoin de longs raisonnements; les arguments de fait suffisent. Quel est l'homme en effet un peu au courant de l'histoire qui ne sache que les inventions dans la science se font d'une manière précisément toute contraire; de telle sorte que les inventeurs ont presque toujours beaucoup de peine à enseigner leurs

découvertes, sont souvent longtemps méconnus, très-souvent persécutés, etc.? Qui croira, par exemple, que Kepler, en découvrant les lois du mouvement des astres; Harvey, celles de la circulation; Descartes, l'application de l'algèbre à la géométrie; Leibnitz, le calcul différentiel; Vanhelmont, les gaz, etc., n'aient été rien de plus que les résumeurs, qu'on nous passe ce mot, des connaissances éparses dans le peuple? Tout le monde trouvera, nous n'en doutons pas, le système ce qu'il est, c'est-à-dire insoutenable et absurde; il en serait, à plus forte raison, de même si on voulait l'appliquer à la morale. Qui ne sait en effet que le christianisme a été enseigné, qu'il a commencé par être la foi de quelques apôtres, puis de quelques églises, puis de quelques peuples? Qui ne sait enfin que les lois chrétiennes sont encore aujourd'hui bien loin d'être acceptées universellement et surtout pratiquées? D'ailleurs, si c'était au sens humanitaire que l'on dût s'en fier pour la morale, il faudrait, pour que l'unité, première condition de cette morale, existât, il faudrait que tous les hommes, tous les peuples, manifestassent le même sens. Or cela se voit-il? cela s'est-il jamais vu? Les hommes n'ont vis-à-vis de la morale, qu'une seule chose commune et qui soit à eux, c'est leur corps, origine des mêmes instincts, des mêmes appétits. Nous avons vu ce qu'ils valaient; nous avons vu quels désordres ils produiraient, et de quelle unanimité de maux et de misères ils seraient l'origine. Laissons donc la doctrine sur le sens humanitaire, car il nous est prouvé qu'elle serait stérile dans tout ce qui se rapporte à la question que nous examinons.

entre eux,

Il nous reste maintenant à chercher ce que peut l'invention humaine en fait de morale. Disons, tout de suite, qu'elle ne peut engendrer rien de solide. En effet, si elle était reconnue comme venant d'un homme, elle cesserait d'être obligatoire. La violence pourrait en imposer la pratique publique; mais la conscience serait perpétuellement en révolte, et chacun serait incessamment occupé des moyens de s'y soustraire. En conséquence elle manquerait de sanction; elle serait sévère pour les petits, mais le joug en serait léger pour les grands. Ceux qui l'enseigneront n'y croiraient pas et ne s'y soumettraient pas. On aurait en haut tous les vices de l'incrédulité puissante, et en bas tous ceux de l'hypocrisie. Il faut, avant tout, pour que la morale soit, qu'elle soit une croyance devant laquelle tout le monde, depuis le premier jusqu'au dernier, se croie fermement obligé ; il faut qu'on ait foi en ses préceptes à ce point

de ne manifester ni hésitation ni doute; il faut enfin qu'on la croie souveraine, comme Dieu lui-même. S'il en était autrement, il n'y aurait plus ni vices ni vertus; personne n'aurait le droit de récompenser, ni de punir, ni de blâmer, ni de louer : tout serait ténèbres parmi nous. Ce sont là, en quelque sorte, les conditions humaines de la morale; mais il en est d'autres qui sont, s'il est permis de parler ainsi, peut-être plus difficiles à remplir, ou, au moins, que notre imagination peut atteindre avec plus de peine. Nous savons tous que le progrès est une vérité; le clergé catholique lui-même vient de la proclamer, telle que nous l'avons formulée, par la bouche d'un prêtre prêchant à Notre-Dame, devant l'archevêque de Paris. (Voyez les Préfaces des tomes 17 et 18 de cette histoire.) Or, quel est le principe, le but, le fondement du progrès? C'est la morale ellemême. Il se trouve, et c'est un fait, qu'elle pose une série de termes à atteindre dont chacun n'est visible qu'au moment où celui qui le pré cède est accompli; ainsi, il se trouve que cette morale dépasse le siècle où elle est révélée de quelques milliers d'années. Combien n'y a-t-il pas en effet de paroles de la Bible qui étaient inexplicables hier, et qui le sont aujourd'hui ? Combien n'y en a-t-il pas qui sont encore stériles pour nous en ce jour, et qui seront pleines de lumières au prochain soleil? L'avenir tout entier était donc dans cet enseignement. Les inventions des hommes sont bien différentes: comment ont-elles lieu en effet? Ils voient une lacune : le desideratum est présent à leurs yeux; et c'est déjà pour eux un trait de génie de l'apercevoir. Ils font une hypothèse pour combler le vide; ils la vérifient, et si leur vérification est conforme à leur attente, on an nonce qu'il y a une découverte de faite dans le terrain de la science, et l'on proclame un grand homme de plus. Mais quelle clef nous ouvre la carrière scientifique ? quelle clef nous ouvre le champ des hypothèses faisables? C'est encore la morale, car, nous l'avons répété ici bien des fois, elle constitue toute notre certitude, l'unique criterium qui nous ait été donné pour juger et pénétrer toutes choses.

Il y a eu des hommes qui ont signé des codes moraux de leur nom, et tel est Mahomet; mais il n'y en pas qui aient inventé de morale. Ceux qui ont essayé de rencontrer, en ce qui touche cette question, quelque chose de neuf, n'ont jamais trouvé rien de plus que d'appeler du mot bien ce que la loi humaine appelait du mot mal; ainsi furent les panthéistes, selon M. Enfantin. Quant à Mahomet, qui a fondé une société, ou plutôt qui a créé un automate au lieu d'un homme, qu'a-t-il fait plus que

de réunir quelques prescriptions judaïques et chrétiennes à des permissions païennes? Le monde qu'il a établi par la violence a duré tant qu'a brillé l'étincelle chrétienne qu'il y avait laissée allumée : ce monde a été stérile du côté de l'esprit et du côté de la chair; il meurt aujourd'hui d'ignorance, de despotisme et de dépopulation.

Tous les hommes sérieux qui ont cherché à reconnaître par quels procédés on inventait même sur ce terrain si facile et si pratiqué de la science, même lorsqu'il s'agit de trouver l'une de ces hypothèses qui comblent une lacune vue de tout le monde, tous ces hommes graves ont été obligés de reconnaître qu'il y avait là quelque cause incompréhensible et qui échappait à l'investigation humaine. Les inventeurs eux-mêmes n'ont pu se rendre compté de ce qui se passait chez eux à ce moment où la vérité leur était apparue tout d'un coup et les avait illuminés. Les philosophes ont appelé génie cette supériorité d'esprit; les chrétiens l'ont appelée grâce. Les maîtres de la science ont remercié Dieu de les avoir choisis pour organes de la vérité. L'ignorance de nos écrivains du jour est si grande, qu'ils ne savent pas même ces choses; et peut-être donneraient-ils le nom de superstition à l'étonnement religieux qui faisait fléchir les genoux à Kepler, à Newton. Quoi qu'il en soit, si l'on a trouvé si inexplicables des œuvres aussi secondaires que celles de la science qu'on les ait attribuées à un don particulier, faut-il s'étonner que tous les hommes, dans tous les temps, aient attribué le don de la certitude à Dieu lui-même?

Dans le sentiment universel, l'idée de morale et celle de révélation divine sont une seule et même idée; et nous le disons avec une conviction complète, le sentiment universel est la vérité; ce que l'église a décidé à l'égard de la révélation chrétienne est non seulement ce qu'il y a de plus utile à la société, mais encore de plus raisonnable. On nous deman dera peut-être de démontrer les affirmations catholiques sur ce sujet ; mais nous n'en aurions pas ici la place. D'ailleurs nous avons fait dans cette préface tout ce qui est nécessaire pour conduire les esprits droits à une conclusion juste. Nous avons prouvé que la morale n'était ni naturelle, ni d'invention humaine : il faut en induire qu'elle est un don de Dieu. Maintenant il nous reste à dire quelques mots sur l'importance de ces dernières conditions quant à la politique.

Lorsqu'un homme parle de morale, on se demande s'il y croit, et s'il la pratique; s'il la pratique, il paraît y croire; mais on se demande s'il y

eroira et la pratiquera toujours. Or, il ne sera jamais possible de se fier à un homme qui présentera la doctrine à laquelle il doit une obéissance souvent très-difficile, s'il donne cette doctrine en son nom, s'il s'en présente comme l'auteur. On supposera constamment qu'il s'en sert comme d'un moyen ; on pourra se tromper, mais on le supposera. Ainsi, quand Robespierre vint proclamer la morale comme le dernier but de la politique nationale, ses ennemis pensèrent qu'il voulait s'en faire un instrument de pouvoir.

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