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des ordres précis à tous les comités de surveillance de la République, pour que, dans un délai qu'il fixera à chaque district, selon son éloignement, ces comités lui fassent passer respectivement les noms, la conduite de tous les détenus depuis le 1er mai 1789. Il en sera de même de ceux qui seront détenus par la suite.

» 4. Le comité de sûreté générale joindra une instruction au présent décret pour en faciliter l'exécution. »

A mesure que la doctrine des dictateurs jacobins se spécialisait, les affirmations en devenaient plus précises et plus claires. Deux ou trois principes, dont tout le rapport de Saint-Just était le développement logique, et la démonstration par les faits, étaient sortis de sa plume avec une netteté frappante. Les hommes qui croyaient à l'art politique et aux yeux de qui la société était essentiellement divisée en deux classes, les dupes et les fripons, ceux même qui croyaient au droit naturel et à la légitimité de ses conséquences, durent être bien étonnés d'entendre des axiomes de cette sorte: Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l'affranchir. Le sentiment du devoir pouvait seul fournir de pareilles solutions; elles ne permettent pas de douter que des esprits si droits, en passant du rôle révolutionnaire, où tout est question de détail, au rôle organisateur, où la première question posée est nécessairement celle du principe social absolu, n'eussent trouvé le dogme fondamental auquel est attaché le salut de l'Europe par la France, et du monde entier par l'Europe, savoir : que tout droit émane d'un devoir. C'est là, en effet, la vérité suprême dont l'axiome plus haut cité est manifestement le corollaire.

Le secret de la force des dictateurs est tout entier dans la haute moralité de leur doctrine politique. Vaincus dans leur propre conscience par l'équité évidente des principes jacobins, les malhonnêtes gens de tous les partis tremblaient à cette heure devant la droiture, devant la franchise et devant la fermeté du pouvoir qui les proclamait. La règle invariable de la conduite révolutionnaire, la véritable terreur, non pas celle qu'avait ima

ginée Danton comme moyen de comprimer et de discipliner dans le moment du passage les intérêts hostiles à la révolution, mais la terreur du règne de la justice, ainsi que l'appelait SaintJust, terreur permanente pour tous les coupables, commençait maintenant. Qui allait-on frapper? On ne savait encore, car les deux factions entre lesquelles se distribuaient tous les hommes politiques ou criminels ou corrompus, avaient été désignées ensemble par Robespierre. Toutefois, Saint-Just n'avait parlé que des indulgens : et, que ce fût là une simple conséquence de la manière dont la sévérité des mesures à prendre contre les suspects limitait la question, ou bien une feinte pour tomber à l'improviste sur les ultra-révolutionnaires, ceux-ci y puisèrent des motifs de sécurité.

De puissans auxiliaires étaient d'ailleurs intéressés à leur cause, et agissaient pour eux. André Dumont annonçait à la Convention (séance du 16 février - 28 pluviose) que l'arbre de la liberté avait été scié dans la commune de Brée; Fouché, Laporte et Meaulle lui écrivaient (séance du 23 février - 5 ventose) pour lui exprimer « leur affliction sur l'indulgence avec laquelle elle accueillait les dénonciations contre la commission militaire de Commune-Affranchie; ce tribunal méritait toute son estime. Quant à eux, on cherchait en vain à intéresser leur sensibilité et à affaiblir l'énergie de leur caractère ; ils avaient fait le sacrifice de leurs affections personnelles, s'enveloppant avec la patrie, et ils juraient de rester forts et impassibles. »

Carrier était de retour de Nantes, d'où il avait été rappelé par le comité de salut public à la suite des renseignemens transmis à Robespierre par Jullien de Paris, et il s'était fait aussitôt la colonne de la société des Cordeliers, et le bras droit de Collotd'Herbois. Tous deux défendirent Ronsin et Westermann, tous deux négocièrent jusqu'à la fin un rapprochement entre les Jacobins et les hébertistes. Nous pourrions réunir sur les crimes de Carrier d'horribles détails. Lui-même racontait ainsi ses œuvres dans une lettre qui fut lue à la Convention le 28 novembre (8 frimaire):

« L'apostolat de la raison éclairant, électrisant tous les esprits, les élève au niveau de la révolution; préjugés, superstitions, fanatisme, tout se dissipe devant le flambeau de la philosophie. Minée, naguère évêque, aujourd'hui président du département, a attaqué, dans un discours très-éloquent, les erreurs et les crimes du sacerdoce, et a abjuré sa qualité de prêtre : cinq curés ont suivi son exemple, et ont rendu le même hommage à la raison.

› Un événement d'un autre genre semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres; quatre-vingt-dix de ceux que nous désignons sous le nom de réfractaires étaient enfermés dans un bateau sur la Loire ; j'apprends à l'instant, et la nouvelle en est très-sûre, qu'ils ont tous péri dans la rivière. Signé: CAR

RIER.

C'est ainsi que Carrier parlait des noyades qu'il avait ordonnées. L'histoire de sa mission a été faite par Phelippes dit Troujolly, ex-président du tribunal révolutionnaire de Nantes. Cette brochure est trop volumineuse pour que nous puissions l'insérer. Les lettres qui firent rappeler Carrier sont d'ailleurs un document suffisant pour l'opprobre éternel de ce nom. En conséquence nous nous contenterons de les transcrire. Ces lettres font partie des pièces justificatives réunies par Courtois à la suite de son rapport sur les papiers de Robespierre.

JULLIEN A ROBESPIERRE.-Lorient, 13 nivose (2 février). — L'arrivée de Prieur (de la Marne) est un motif d'espérance et de joie pour tous les patriotes. La lettre du comité de salut public a fait grand plaisir à la société populaire.

> Je t'envoie, ainsi qu'à Barrère, les quatre pièces les plus importantes relatives à la conduite de Carrier, qui, après avoir donné sa confiance à des hommes patriotiquement contre-révolutionnaires, qui ont pillé, tué, brûlé, et que Tréhouart avait fait arrêter, les a déclarés inviolables, et a défendu de reconnaître son collègue pour représentant du peuple. Une pareille conduite est révoltante. Carrier a subdivisé ses agens en si grand nombre, qu'on voit des hommes délégués par les commissaires

et sur Nantes; je ferai connaître au comité le mal que j'ai vu ; le comité s'empressera d'y porter remède.

» La réunion des trois fléaux, de la peste, de la famine et de la guerre, menace Nantes. On a fait fusiller, peu loin de la ville, une foule innombrable de soldats royaux, et cette masse de cadavres entassés, jointe aux exhalaisons pestilentielles de la Loire toute souillée de sang, a corrompu l'air. Des gardes nationales de Nantes ont été envoyées par Carrier pour enterrer les morts; et deux mille personnes, en moins de deux mois, ont péri d'une maladie contagieuse. L'embarcation de la Loire, embarrassée, n'a pas permis de faire venir des subsistances pour remplacer celles qu'absorbaient nos armées ; et la commune est en proie à la plus horrible disette. On dit que la Vendée n'est plus, et Charette, à quatre lieues de Nantes, tient en échec les bataillons de la République qu'on lui envoie les uns après les autres, comme dans le dessein de les sacrifier. On ne dissimule pas qu'on veut éterniser la guerre. Nous la finirons quand nous voudrons, disent les généraux; et cependant elle ne finit pas. Quand des canons sont pris, un général répond : « Nous avons le temps de les reprendre; › et cependant on laisse aggraver le mal; on affecte le mépris le plus indécent des assassins de la patrie; on voit de sang-froid périr ses défenseurs. Une armée est dans Nantes, sans discipline, sans ordre, tandis qu'on envoie successivement des corps épars à la boucherie. D'un côté l'on pille, de l'autre on tue la République. Un peuple de généraux fiers de leurs épaulettes et bordures en or au collet, riches des appointemens qu'ils volent, éclaboussent, dans leurs voitures, les sansculottes à pied, sont toujours auprès des femmes, au spectacle, ou dans des fêtes et repas somptueux qui insultent à la misère publique, et dédaignent ouvertement la société populaire, où ils ne vont que très-rarement avec Carrier. Celui-ci est invisible pour les corps constitués, les membres du club et tous les patriotes. Il se fait dire malade et à la campagne, afin de se soustraire aux occupations que réclament les circonstances; et nul n'est dupe de ce mensonge: on le sait bien portant, et en ville;

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on sait qu'il est dans un sérail, entouré d'insolentes sultanes et d'épauletiers lui servant d'eunuques; on sait qu'il est accessible aux seuls gens d'état-major, qui le flagornent sans cesse, et calomnient à ses yeux les patriotes; on sait qu'il a de tous côtés des espions qui lui rapportent ce qu'on dit dans les comités particuliers et dans les assemblées publiques. Les discours sont écoutés, les correspondances interceptées; on n'ose ni parler, ni écrire, ni même penser. L'esprit public est mort, la liberté n'existe plus.

» J'ai vu dans Nantes l'ancien régime. L'énergie des sans-culottes est étouffée, et les vrais républicains pleurent de désespoir d'avoir vu le despotisme renaître; et la guerre civile semble couver au sein de tant d'horreurs. Une guerre manifeste éclate déjà entre les états-majors et la société populaire.

› Une justice doit être rendue à Carrier, c'est qu'il a, dans un temps, écrasé le négociantisme, tonné avec force contre l'esprit mercantile, aristocratique et fédéraliste; mais, depuis, il a mis la terreur à l'ordre du jour contre les patriotes eux-mêmes dont il a paru prendre à tâche de se faire craindre. Il s'est trèsmal entouré ; il a payé par des places les bassesses de quelques courtisans, et il a rebuté les républicains, rejeté leurs avis, comprimé les élans du patriotisme. Il a, par un acte inouï, fermé, pendant trois jours, les séances d'une société montagnarde. Il a chargé un secrétaire insolent de recevoir les députations de la société populaire. Enfin, il a fait arrêter de nuit, comparaître devant lui, et il a maltraité de coups, en les menaçant de la mort, ceux qui se plaignaient qu'il y eût un intermédiaire entre le r'eprésentant du peuple et le club, organe du peuple, ou qui, dans l'énergique élan de la franchise républicaine, demandaient que Carrier fût rayé de la société s'il ne fraternisait plus avec elle: j'ai moi-même été le témoin de ces faits. On lui en reproche d'autres on assure qu'il a fait prendre indistinctement, puis conduire dans des bateaux et submerger dans la Loire tous ceux qui remplissaient les prisons de Nantes. Il m'a dit à moi-mêne qu'on ne révolutionnait que par de semblables mesures, et il a

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