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un repas qu'il faut discuter les intérêts de la chose publique, c'est à la tribune de la Convention. Il ne me reste qu'à inviter les citoyens qui ont jusqu'à présent défendu la liberté, et qui ont terrassé les factions, les représentans qui sont investis de la confiance nationale, et à qui les tyrans eux-mêmes ont rendu hommage; je les conjure, dis-je, de se rallier aux principes, et de ne suivre que les règles de la justice. Je demande qu'écartant les petits incidens, on mette constamment à l'ordre du jour, après la séance de demain : les crimes du gouvernement anglais, et les vices de la constitution britannique. »

Le discours de Robespierre est vivement applaudi; la proposition est adoptée. On annonce Camille-Desmoulins; il monte à la tribune.

Un membre. Avant que Camille réponde aux inculpations qui lui ont été faites, je demande qu'il nous rende compte de ses liaisons avec Philippeaux ; qu'il nous dise sur quoi sont fondées l'estime et l'admiration qu'il a pour ce grand homme.

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Camille-Desmoulins. Tenez, citoyens, je vous avoue que je ne sais plus où j'en suis; de toutes parts on m'accuse, on me calomnie. Sur le fait de Philippeaux, je vous confesse franchement que j'ai cru de bonne foi tout ce qu'il a consigné dans son mémoire sur la Vendée. En effet, comment supposer un homme assez impudent menteur, pour oser consigner dans un écrit public une suite de faits destitués de fondement. J'ai lu les écrits de Philippeaux; la manière dont il raconte ce qu'il a vu m'a séduit, et je ne crois pas qu'un homme n'ayant lu que ce que dit Philippeaux, à moins d'être un incrédule renforcé, puisse raisonnablement révoquer en doute les faits qu'il a consignés dans ses lettres imprimées.

› J'ai vu depuis d'excellens patriotes, tel que Collot-d'Herbois; ils m'ont assuré que l'ouvrage de Philippeaux était un roman, où il mentait impudemment à sa conscience et au public. Je vous avoue que je ne sais plus où j'en suis; qui croire, quel parti prendre? En vérité, j'y perds la tête; est-ce un crime à vos yeux de s'être laissé tromper par une série de faits tous bien

liés entre eux, et qui se développent sans art et sans efforts. › Un membre. Camille ne doit pas compte au public de ses sentimens particuliers sur Philippeaux; mais ce qui nous intéresse et ce que nous voudrions voir, c'est la manière dont Camille nous expliquera les numéros du Vieux Cordelier. s

Robespierre. Il y a quelque temps que je pris la défense de Camille, accusé par les Jacobins. Je me permis alors des réflexions sur son caractère; l'amitié les permettait; mais aujourd'hui je suis forcé de tenir un langage bien différent. Camille avait promis d'abjurer les hérésies politiques, les propositions erronées, malsonnantes, qui couvrent toutes les pages du Vieux Cordelier; Camille, enflé par le débit prodigieux de ses numéros, et les éloges perfides que les aristocrates lui prodiguent n'a pas abandonné le sentier que l'erreur lui avait tracé. Ses écrits sont dangereux; ils alimentent l'espoir de nos ennemis, et favorisent la malignité publique.

⚫ Camille-Desmoulins s'est épris d'une belle passion pour Philippeaux ; rien n'est sublime que les productions de Philippeaux : c'est son héros, c'est son don Quichotte. Camille est admirateur des anciens; les écrits immortels de Cicéron et de Démosthènes sont ses délices. La ressemblance des termes seuls lui monte la tête. L'orateur grec et le romain ont fait des philippiques, l'un contre le tyran de Macédoine, l'autre contre un scélérat conspirateur.

› Camille croit, en lisant Philippeaux, lire encore les philippiques de Cicéron et de Démosthènes; mais qu'il ne s'abuse pas; les anciens ont fait des philippiques, et Philippeaux n'a composé que des philippotiques.

› Camille a quelque chose de la naïveté de Lafontaine. On se rappelle que celui-ci, lisant un jour les prophéties, dit à un courtisan qui ne lisait guère l'Écriture sainte : Avez-vous lu Baruch? Parbleu! c'était un grand homme. » Le courtisan répondit : « Mais qu'est-ce que c'est que Baruch. Eh bien! Desmoulins s'en va, prenant tous les passans au collet, et leur dit : « Avez-vous lu Philippeaux ?» Les passans, semblables au courtisan, lui répètent : «Eh mais, mon Dieu, qu'est-ce que c'est que Philippeaux? ›

› Les écrits de Camille sont condamnables, sans doute; mais pourtant il faut bien distinguer la personne de ses ouvrages. Camille est un enfant gâté, qui avait d'heureuses dispositions, mais que les mauvaises compagnies ont égaré. Il faut sévir contre ses numéros, que Brissot lui-même n'eût osé avouer, et conserver Desmoulins au milieu de nous. Je demande pour l'exemple que les numéros de Camille soient brûlés dans la société. » Desmoulins. C'est fort bien dit, Robespierre, mais je te répondrai comme Rousseau : brûler n'est pas répondre.

Robespierre. Comment oser encore vouloir justifier des ouvrages qui font les délices de l'aristocratie? Apprends, Camille, que si tu n'étais pas Camille, on ne pourrait avoir autant d'indulgence pour toi. La manière dont tu veux te justifier me prouve que tu as de mauvaises intentions. Brûler n'est pas répondre! Mais cette citation peut-elle trouver ici son application.

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Camille. « Mais, Robespierre, je ne te conçois pas. Comment peux-tu dire qu'il n'y ait que les aristocrates qui lisent ma feuille. La Convention, la Montagne, ont lu le Vieux Cordelier : la Convention, la Montagne, ne sont donc composées que d'aristocrates?

› Tu me condamnes ici; mais n'ai-je pas été chez toi? ne t'ai-je pas lu mes numéros, en te conjurant, au nom de l'amitié, de vouloir bien m'aider de tes avis, et de me tracer le chemin que je devais tenir?>

Robespierre. Tu ne m'as pas montré tous tes numéros ; je n'en ai vu qu'un ou deux. Comme je n'épouse aucune querelle, je n'ai pas voulu lire les autres: on aurait dit que je les avais dictés. ›

Danton. Camille ne doit pas s'effrayer des leçons un peu sévères que l'amitié de Robespierre vient de lui faire. Citoyens, que la justice et le sang-froid président toujours à vos décisions. En jugeant Desmoulins, prenez garde de porter un coup funeste à la liberté de la presse. › — On demande la lecture des

numéros de Camille.

Un secrétaire lit le n. IV du Vieux Cordelier, qui a excité les

réclamations; la lecture en est plusieurs fois interrompue par des marques d'improbation. La société, sur la proposition de Robespierre, arrête que demain on fera lecture du troisième numéro de Camille, et du cinquième où il se justifie. › (Moniteur.)

Nous transcrirons ici le numéro qui fut lu à la fin de cette séance.

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LE VIEUX CORDELIER,

JOURNAL RÉDIGÉ PAR CAMILLE DESMOULINS,
député à la Convention, et doyen des Jacobins,

VIVRE LIBRE OU MOURIR!

N. IV. Décadi 30 frimaire, l'an II de la république, une et indivisible.

Le plus fort n'est jamais pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit. (J.-J. ROUSSEAU, Contrat Social.)

Quelques personnes ont improuvé mon n° III, où je me suis plu, disent-elles, à faire des rapprochemens qui tendent à jeter de la défaveur sur la Révolution et les patriotes: elles devraient dire sur les excès de la Révolution et les patriotes d'industrie. Elles croient le numéro réfuté, et tout le monde justifié par ce seul mot: On sait bien que l'état présent n'est pas celui de la liberté; mais patience, vous serez libres un jour.

› Ceux-là pensent apparemment que la liberté, comme l'enfance, a besoin de passer par les cris et les pleurs pour arriver à l'âge mûr; il est au contraire de la nature de la liberté que pour en jouir il suffit de la désirer. Un peuple est libre du moment qu'il veut l'être (on se rappelle que c'est un mot de La Fayette); il rentre dans la plénitude de tous ses droits dès le 14 juillet. La liberté n'a ni vieillesse ni enfance; elle n'a qu'un âge, celui de la force et de la vigueur; autrement, ceux qui se font tuer pour la République seraient donc aussi stupides que ces fanatiques de la Vendée qui se font tuer pour des délices de paradis dont ils ne jouiront point. Quand nous aurons

péri dans le combat, ressusciterons-nous aussi dans trois jours, comme le croient ces paysans stupides? Non, cette liberté que j'adore n'est point le Dieu inconnu. Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur-le-champ en possession ceux qui l'invoquent ; ces biens sont la déclaration des droits, la douceur des maximes républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l'inviolabilité des principes; voilà les traces des pas de la déesse; voilà à quels traits je distingue les peuples au milieu de qui elle habite.

› Et à quel autre signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine? Cette liberté, ne serait-ce qu'un vain nom? n'estce qu'une actrice de l'Opéra, la Candeille ou la Maillard promenées avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de 46 pieds de haut que propose David? Si par la liberté vous n'entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n'y eut jamais d'idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la nôtre.

› O mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point que de nous prosterner devant de telles divinités? Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce n'est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons; la liberté, c'est le bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est la déclaration des droits, c'est votre sublime constitution. Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle? ouvrez les prisons (1) à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects; car, dans la déclaration des droits, il n'y a point de maison de suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le soupçon n'a point de prisons, mais l'accusateur public;

(1). « Que messieurs les modérés ne se fassent pas une autorité de ce passage ; qu'ils n'isolent pas cette ligne du reste du n. IV; car c'est de l'ensemble que se compose mon opinion. Je ne veux point, pygmée, avoir une querelle de géant, et je déclare que mon sentiment n'est pas qu'on ouvre les deux battants des maisons de suspicion, mais seulement un guichet, et que les quatre ou six examinateurs secrets décrétés par la Convention, décadi 30 frimaire, interrogent les suspects un à un, et leur rendent la liberté, si leur élargissement ne met point la République en péril.»

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