Page images
PDF
EPUB

léguerai à l'aîné d'entre eux, tant que durera ma postérité, la faveur que vous avez bien voulu conférer à mon fils George.

Je m'étais disposé à aller en Amérique à la nouvelle de la paix. Vous me connaissez trop bien, mon cher général, pour ne pas juger du plaisir que j'éprouvais d'avance par l'espoir de vous embrasser et d'être réuni à mes compagnons d'armes. Rien ne me plaisait autant que cette délicieuse perspective; mais j'ai été subitement forcé de différer l'exécution de mon plan favori, et comme j'ai à la fin été assez heureux pour recevoir une lettre de vous, je sais que vous m'approuvez de prolonger mon congé pour des motifs politiques. La copie ci-jointe de ma lettre au congrès, celle que j'écris officiellement à M. Livingston en le priant de vous la communiquer (1), vous instruiront pleinement des raisons qui me pressent de partir pour Madrid. De là je ferai mieux d'aller à Paris, et dans le mois de juin, je m'embarquerai pour l'Amérique. Heureux, dix fois heureux serai-je, en embrassant mon cher général, mon père, mon meilleur ami, que je chéris avec une affection et un respect que je sens trop bien pour ne pas savoir qu'il m'est impossible de les exprimer!

Vous verrez par ma lettre au congrès, qu'indépendamment des plans qu'il m'avait été permis de vous proposer, et pour lesquels on avait réuní des forces immenses de terre et de mer, il avait à la fin été accordé que j'entrerais dans le Canada. J'avais l'espoir

(1) Cette lettre a été retranchée comme contenant en substance les mêmes choses que celle-ci et celle qui l'a précédée. (Voyez Diplomatic correspondence. T. X, p. 24.)

de vous embrasser à Montréal, ou au moins d'y être joint par un détachement de l'armée. La nécessité d'une diversion nous avait fait obtenir le consentement de l'Espagne; mais ces projets sont évanouis, et il faut nous consoler en songeant au bonheur de cette partie du continent qui vous doit sa délivrance.

A présent, mon cher général, que vous allez goûter quelque repos, permettez-moi de vous proposer un plan qui pourrait devenir grandement utile à la portion noire du genre humain. Unissons-nous pour acheter une petite propriété où nous puissions essayer d'affranchir les nègres et de les employer seulement comme des ouvriers de ferme. Un tel exemple, donné par vous, pourrait être généralement suivi, et si nous réussissions en Amérique, je consacrerais avec joie une partie de mon temps à mettre cette idée à la mode dans les Antilles. Si c'est un projet bizarre, j'aime mieux être fou de cette manière que d'être jugé sage pour une conduite opposée.

Je suis si impatient, mon cher général, d'apprendre de vos nouvelles et de vous donner des miennes, que j'envoie mon domestique par ce vaisseau, et que j'ai obtenu qu'il fût mis à terre sur la côte de Maryland. J'espère recevoir votre réponse avant de quitter la France, et je saurai alors où je dois aller. Si vous êtes chez vous, je me dirigerai vers la baie de Chesapeak.

Vous ne pouvez, mon cher général, employer plus utilement votre influence qu'à pousser le peuple américain à fortifier le lien fédéral. C'est une tâche qu'il vous sied d'avoir à cœur, et je considère ce ré

sultat comme nécessaire. Soyez assuré que la politique européenne sera disposée à créer des divisions entre les États. Voici le moment où les attributions du congrès doivent être fixées, les limites des pouvoirs déterminées, et les articles de la confédération révisés. Cette œuvre qui doit intéresser tous les amis de l'Amérique, est la dernière épreuve; elle manque à la perfection du temple de la liberté.

Et l'armée, mon cher général, quel sera son sort? J'espère que le pays sera reconnaissant. S'il en était autrement, je serais très malheureux. Une partie de l'armée demeurera-t-elle réunie? Dans le cas contraire, j'espère que nous ne perdrons pas nos nobles titres d'officiers et de soldats de l'armée américaine; de sorte qu'au jour du danger, nous puissions être rappelés de tous les coins du monde et réunis pour la défense d'un pays qu'elle a si héroïquement sauvé. Il me tarde de connaître les mesures qui seront prises, Véritablement, je compte sur votre bonté pour m'écrire une lettre très détaillée, non-seulement dans un intérêt public, mais aussi parce que j'ai besoin d'être instruit de tout ce qui vous concerne personnellement. Adieu, adieu, mon cher général. Si les Espagnols avaient eu le sens commun, j'aurais été dispensé de cette maudite course à Madrid; mais j'y suis appelé par un devoir envers l'Amérique. Il faut donc y aller et différer l'heureux voyage. J'offre mes plus tendres respects à madame Washington. Nous allons à présent nous disputer; car je vous presserai de revenir en France avec moi, La meilleure manière d'arranger l'affaire, serait que madame Washington vous accompagnât. Elle rendrait madame de

Lafayette et moi parfaitement heureux. Je prie Votre Excellence d'offrir mes complimens à Tilghman, à George, à tout l'état-major; rappelez-moi à tous mes amis dans l'armée. Soyez assez bon pour parler de moi à votre respectable mère. Je partage son bonheur de toute mon ame. Adieu encore une fois, mon cher général, avec tous les sentimens, etc.

Madrid, le 17 février 1783 (1).

Quand je serais dans un lieu enchanté, ma chère cousine, je maudirais tout retard qui m'empêcherait d'arriver à Paris. Nous ne sommes cependant pas ici dans le palais d'Armide, et encore faut-il que j'y demeure quelques jours. J'ai fait ce matin ma cour au roi; et malgré mon titre et habit rebelles, j'en ai été reçu fort gracieusement. J'ai vu des grands bien petits, surtout lorsqu'ils étaient à genoux, et il y a là de quoi faire éternuer un cerveau indépendant. Mon départ est encore incertain, ma chère cousine; mais si le 15 mars est un vendredi, j'espère bien y faire les honneurs de votre souper. C'est avant le loto que j'arriverai, et je ne veux pas qu'il traite ma personne comme le biribi traitait un jour mon épée. J'ai voyagé depuis Cadix avec M. l'abbé Giraut, et comme il vous connaissait, notre connaissance a été bientôt faite. Mille tendres hommages à Sophie. Mille com

(1) Voyez la note sur la lettre du 1er janvier. Nous croyons celle-ci adressée à madame de Tessé, on a pu voir dans le volume précédent ( lettre du 4 octobre 1780), que par une plaisanterie de société, M. de Lafayette appelait sa cousine madame de Tessé qui était sa tante.

plimens à M. de Tessé, M. de Mun, le docteur, M. de Meilhan et le baron. Présentez mes respects et encore plus de tendresse à M. le duc d'Ayen. Adieu, ma chère cousine, il est doux de penser que chaque pas me rapprochera du lieu que vous habitez.

AU COMTE DE FLORIDA-BLANCA.

MONSIEUR LE COMTE

Madrid, le 19 février 1783.

Ayant eu l'honneur de conférer avec Votre Excellence sur les objets relatifs aux États-Unis, et devant bientôt me rendre auprès du congrès américain, je désire me pénétrer moi-même du résultat de nos conversations. Au lieu de l'indifférence ou même des divisions qu'une autre nation aimerait à prévoir, il m'est agréable de porter aux États-Unis le tableau de vos bonnes dispositions. Je vous dois cet avantage, Monsieur le comte, et pour le rendre complet, pour m'assurer que je n'oublie rien, permettez que mon rapport au congrès soit d'abord soumis à Votre Excellence.

Sa Majesté Catholique désire qu'entre elle et les États-Unis il s'établisse une confiance, une harmonie durables. Elle est de son côté décidée à faire tout ce qui pourra l'entretenir. Le chargé d'affaires américain est reçu dès ce moment, et Votre Excellence va s'occuper à traiter les intérêts des deux nations. Pour présenter au roi M. Carmichaël, Votre Excellence

« PreviousContinue »