Page images
PDF
EPUB

auffi poli & auffi galant que la Morte. Heureux s'il eût pu conserver toujours la même modération; mais irrité, harcelé fans. ceffe par de méprifables ennemis, il oublia qu'un grand écrivain s'avilit & fe dégrade, lorfqu'il proftitue à des injures & des fatyres groffieres ce génie fait pour orner la raison & inspirer l'amour de la vertu. Séduit par le defir de la vengeance, il publia la Dunciade. Mais fi l'on en croit une relation qui parut alors, cette fatisfaction lui coûta cher; on prétend que les auteurs maltraités dans ce poëme firent effuyer au fatyrique une flagellation ignominieuse. Le récit de cet événement, avec toutes fes circonftances, fe répandit dans le public & couvrit de ridicule l'auteur de la Dunciade. Voici quelques endroits de cette piece, très-plaisante par le ton férieux & la naïveté du ftyle.

Relation véritable & remarquable de l'horrible & barbare flagellation qui vient d'être commife fur le corps de maître Alexandre Pope, poëte, pendant qu'il fe promenoit innocemment à Hamwalks, fur le bord de la Tamife, méditant des vers pour le bien public, flagellation faite, à ce qu'on dit, par deux hommes mal-intentionnés, en dépit & vengeance de quelques chanfons fans malice que ledis poëte avoit faites contr'eux.

La relation commence par de pieuses rẻflexions fur la charité. On affecte de plaindre Pope & de condamner la vengeance peu chrẻ tienne que fes ennemis ont exercée fur lui. On paffe de-là aux circonftances du fait.

Ce fut ainfi que s'exécuta cette punition torporelle.

» Le jeudi du présent mois de juin vers le » foir, lorfqu'il faifoit beau, M. Pope, grand » poëte, à ce que nous avons appris, fe pro» menoit à Hamwalks, méditant des vers pour » le bien public: deux hommes qui ne nous » font pas affez.connus pour pouvoir les nom» mer, vinrent à lui; ils le reconnurent, tant » à fon visage qu'à fon dos, & ils le proj » menerent quelques tems avec lui. Puis étant » entrés en converfation, à ce qu'on nous a vidit, fur la Dunciade, un joli poëme dudit » Pope, un de ces meffieurs prit tout-à-coup » le pauvre maître Pope, poëte, & le mit fur » fon dos, tandis que l'autre tira de deffous » fon habit un long trouffeau de verges de bou» leau qu'ils avoient arrachées, à ce qu'on nous na dit, d'un gros balai d'écurie; & il frappa » avec le même trouffeau de verges, avec tant » de violence, & d'un bras fi peu charitable, » maître Pope, poëte, sur son poftérieur nud, » qu'il en fit fortir une grande quantité d'ê chor, ou fang qui étoit jaune, ce qui a fait "affurer au docteur Arbuthnot, fon médecin, » que cette couleur venoit de beaucoup de bile » qui étoit mêlée à ce fang,«

[ocr errors]

Auffi-tôt après cette inhumaine flagellation, les deux hommes s'en allerent & laifferent le pauvre maître Pope fur la place, fe roulang dans fon fang jaune, quand mademoiselle Blount, perfonne fort charitable, & proche voifine de maître Pope à Twikenham, paffant auprès de

là par hafard prit ce petit homme dans fort

[ocr errors]

tablier, remit fa culotte, le porta au bord de la riviere, & fit venir un bateau pour le tranfporter chez lui.

Pope fut déconcerté de cette plaifanterie, il y répondit férieufement par un avis au public conçu en ces termes : » Comme on a vu » dans une relation fcandaleufe criée dans les

rues de Londres, que j'ai été fouetté à Ham» walks jeudi dernier, je donne avis au public » que je n'ai point forti de ma maison de Twi »kenham ce jour-là. «

Ce n'eft pas fans deffein que l'auteur de la relation amene sur la scene mademoiselle Blount. Le public n'ignoroit pas les fentimens de Pope pour cette demoiselle, qui joignoit à une rare beauté les qualités plus rares de l'efprit & du cœur, & un goût particulier pour les arts. Nous avons une lettre de Pope où il lui fait cette déclaration d'amour à l'angloife.

» Permettez-moi de vous affurer que je » n'ai jamais été auffi ardemment épris que je » le fuis de vous, & qu'il y a beaucoup de "femmes dans le monde à qui je ne pourrois » pas me réfoudre d'en dire autant, quand elles » me tiendroient le poignard fur la gorge. « Mademoiselle Blount ne dédaigna point l'hommage d'un poëte célebre, très-capable de flatter fa vanité, mais tout fe réduifit de part & d'autre à un commerce réciproque de galanterie métaphyfique. La figure & la fanté de Pope ne lui permettoient d'afpirer qu'à l'union des ames; il étoit petit, boffu, infirme & dégoû

tant. La nature fembloit l'avoir fait pour réa lifer l'amour platonique,

C'eft par d'excellens ouvrages qu'un auteur perfécuté doit répondre aux injures & aux mau vaifes critiques. Les épîtres morales de Pope; fon Effai fur l'homme, humilierent plus fes envieux que n'avoit fait la Dunciade, & lui font aujourd'hui plus d'honneur. Horace a dit, il y a long-tems, que l'artiste qui s'éleve trop audeffus des autres par fes talens, est exposé à la haine & à l'envie des concurrens qu'il efface. Pope, le premier des poëtes de fon tems, fit une cruelle épreuve de la vérité de cette maxime. Ce ne fut cependant pas fon feul mérite qui lui attira des ennemis. Son penchant à la raillerie & la malignité de fa mufe lui en fulciterent en grand nombre. Pope, avec des tạlens fupérieurs, avoit la vanité ordinaire aux hommes médiocres; naturellement cauftique, il ne favoit point retenir un bon mot; les critiques les plus méprifables révoltoient fon amourpropre trop fenfible. Il alloit fouvent chez fon libraire, & là il donnoit quelquefois des scenes de fureur que fa figure & fa taille rendoient comiques. Son caractere bizarre étoit un compofé des plus étonnantes contradictions; il joignoit une humeur fombre aux graces de l'efprit le plus brillant.

Plein d'une noble fierté, il dédaigna de ramper devant les grands, & de mendier les graces de la cour, il les refufa même lorfqu'on les lui offrit, & ne voulut devoir la fortune qu'à lu

-même; (*) mais avec des fentimens fi élevés, il avoit un orgueil bas & puérile, & une extrême avidité pour le gain. Bon fils, bon ami, bon citoyen, il donna plufieurs marques d'un cœur tendre & généreux, mais fon efprit étoit malin, fatyrique & vindicatif. Sa fanté foible & chancellante ne lui permit jamais d'abufer des plaifirs; fes moeurs furent toujours pures, & toutes fes paffions furent dirigées du côté de la gloire littéraire.

Pope, dans un corps infirme, avoir un ame forre & active; de-là cette multitude d'ouvrages qu'il a compofés dans prefque tous les genres; fes feules traductions de l'Hiade & de l'Odyffee étoient capables d'effrayer le poëte le plus intrépide. On a remarqué que les tempéramens - délicats fupportent mieux le travail de l'esprit & la vie fédentaire. Il employa fes trois dernieres années à revoir les ouvrages qui de-voient lui procurer l'immortalité, & für de vivre dans la mémoire de tous les fiecles polis, il mourut fans regret le 10 juin 1744, âgé de 56

(*) Pope, dans une épitre au docteur Arbuthnot, Le peint ainfi lui-même » Puiffé-je vivre & mourir » dans l'indépendance; foutenir l'aisance & la dignité

d'un poëte; voir quels amis & lire quels livres il me » plaira; au-dessus des befoins d'avoir un protecteur, quoique je veuille bien quelquefois confentir à appeller un miniftre mon ami! voilà mon ambition. Je ne fuis point né pour les cours ni pour les grandes affaires; je paie mes dettes; je crois en Dieu, & ➡ je dis mes prieres. «

« PreviousContinue »