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et indépendance ne peuvent se concilier ensemble, et malheureux qui n'a pas de devoirs. >>

Sur ces entrefaites, Pille perdit son père le 24 février 1784. Ce décès dut contribuer à modifier ses projets; Amelot de Chaillou, successeur de Feydeau de Brou à l'intendance de Bourgogne, lui fit sans doute des offres avantageuses, en tous cas il ne fut donné aucune suite aux propositions de Dupleix (1).

Pille sut s'attirer la confiance d'Amelot et celui-ci lui écrivait de Paris, le 16 mai 1785, pour lui faire connaître, avant ses camarades, la nouvelle distribution du travail dans les bureaux de l'intendance, et il ajoutait : « Si votre zèle, votre exactitude et l'habitude que vous avez des affaires peut me mettre dans le cas de me passer d'un premier secrétaire, je le ferai; » et plus loin : « Mon projet est d'avoir toujours avec moi un second secrétaire de cabinet jouissant des mêmes appointements que les chefs et qui puisse me soulager du surcroît de travail que je m'impose. Suivant les apparences, c'est vous que je choisirai, mais il faut remplir la troisième place de chef. » (2)

Tout en appréciant Pille à sa juste valeur, Amelot

(1) Cependant Pille dut rester pendant quelque temps auprès de Dupleix, à Paris, ainsi que le prouve une lettre écrite à un de ses frères le 15 février où il dit, entre autres choses, qu'il voit souvent Madame Racine. Après la mort de son père, il fit un court séjour à Soissons et en profita pour s'occuper des affaires de Dupleix. Le 6 mars 1784, il lui rendit compte de l'état du château de Bacquencourt et de la ferme de Bucy-le-Long très dégradés par la chute prolongée de la neige, lui indiquait les sommes restées dûes, les moyens qu'il prenait pour les faire rentrer, etc. (Madame Racine était la veuve de Louis Racine, morte en 1794 à Paris, rue Sainte Anne, no 106, à 94 ans).

(2) Celle qu'occupait Pille.

ne se dissimulait pas ses défauts, et, le 10 février 1786, dans une lettre écrite de Paris, après l'avoir entretenu de différentes affaires administratives, il coutinuait en ces termes :

<< Si, dans le nouvel arrangement que j'ai fait, Monsieur, votre bien-être et votre agrément peuvent s'y rencontrer, j'aurai rempli un des objets que j'avais le plus à cœur. J'ai senti que vous avies besoin de plus de liberté, vous en jouieres au moyen de l'échange que vous avez fait. (1) J'ai plus en vue le bonheur des gens qui m'approchent que mon agrément particulier. Cecy doit vous en être une preuve. Mais souffrez un conseil..... La chaleur de vos idées et votre vivacité vous fait souvent discuter les affaires avec un ton décidé qui peut déplaire à beaucoup de monde et faire présumer chez vous ou trop de présomption et d'entêtement, ou deffaut d'honnêteté. Ce n'est assurément ny l'un, ny l'autre, mais le public, qui ne juge que sur les apparences, est prompt à prendre des préventions. Mettez donc de la douceur et de la prudence dans votre manière de traiter les affaires », et Amelot terminait ainsi sa lettre : « Ce n'est point un supérieur qui vous parle icy, mais un père qui veut le bien de ses enfants. >>

Ce ton, si paternel, pour reprendre l'expression de notre intendant, n'est-il pas digne de remarque et d'approbation. D'ailleurs, en lisant la correspondance de Dupleix et d'Amelot, on ne peut, il nous

(1) Amelot avait sans doute renoncé à avoir Pille auprès de lui comme secrétaire particulier.

semble, qu'admirer leur bon sens, leur esprit rassis, leur conception des devoirs que leur imposait leur haute situation sociale vis-à-vis de leurs subordonnés. Ils ne se contentaient pas de leur obéissance, ils voulaient acquérir leur affection. Ajoutons que Pille devait posséder de réelles qualités pour avoir su s'attirer l'estime et la sympathie de ses deux chefs.

En tous cas, Amelot traitait très bien Pille, et celui-ci était, en 1789, chef des bureaux de l'Intendance; il avait spécialement dans son service le département des villes. Ses appointements étaient de 3.000 livres, sans comprendre les gratifications.

Jusqu'à la fin les relations d'Amelot et de son secrétaire furent cordiales et confiantes, non cependant sans être traversées de quelques orages. Peut-on s'en étonner, l'atmosphère était chargée d'électricité, et Pille, avec sa chaude imagination, ses goûts d'indépendance et aussi ses généreuses illusions, embrassa avec ardeur les idées nouvelles. Ce fut en vain que son chef chercha à le modérer.

Dès le mois de septembre 1789, il lui écrivait avec beaucoup de bon sens :

« Vous parlez bien, mon cher Pille, comme un homme que sa vivacité et son bon cœur emportent, mais qui agit sur un petit théâtre; il serait bien malheureux que le germe des vertus n'exista (sic) pas dans le cœur de tous les hommes, mais le germe de tous les vices y existe également et, comme ces derniers flattent plus leur goût, ils s'y propagent malheureusement davantage... Vous ne jugez en général des hommes que par vous-même, c'est que vous ne les connaissez pas assez. »

Malgré ces conseils, Pille continua à céder à sa fougue malgré son âge déjà mûr (il avait 40 ans), c'est ce qui résulte de trois intéressantes lettres que nous croyons devoir reproduire en grande partie (1): Amelot de Chaillou, écrivait de Paris le 30 octobre 1789 à Pille :

« Vous devez vous rappeler, Monsieur, les conseils qu'en diverses occasions mon amitié pour vous et l'intérêt que vous m'avez inspiré m'ont porté à vous donner pour calmer votre impétuosité et vous ramener au sentiment de la raison. Votre zèle vous emporte trop souvent au delà des bornes, dans lesquelles vous devriez vous retenir par égard pour moi et pour la place que vous occupez auprès de moi, pour que je ne vous engage pas de nouveau à mettre plus de reserve, de calme et de prudence dans votre conduite. Les sentiments qui vous dirigent vous font honneur, ce sont ceux dont je fais profession et que je me fais gloire de témoigner publiquement. Mais, autant la manière dont je les manifeste a l'avantage de calmer les esprits et tend à ramener la paix et la concorde, autant celle dont vous manifestez la vôtre, en échauffant les têtes, éloigne le rétablissement de l'ordre et tend à perpétuer de fausses idées que les troubles ont fait naître dans des esprits prévenus.

« Je ne me dissimule pas, Monsieur, que vu la position dans laquelle je me trouve, le zèle qui vous emporte peut me compromettre, parce que vous

(1) On les trouve déjà dans l'ouvrage de M. Carnot sur les Volontaires de la Côte-d'Or.

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abusant vous-même, vous produisez l'effet tout contraire à celui que votre cœur désire et que les vrais amis du bien public cherchent à procurer. L'excès n'est bon en rien. Je crois assez à votre honnêteté pour ne pas vous laisser ignorer que la chaleur qui caractérise vos discours et vos actions a frappé les oreilles de personnes dont les sentiments sont aussi respectables dans ces circonstances-ci que les vertus, et qui, par intérêt pour moi, m'ont prévenu que, quoique guidé par de bons motifs, vous pouvez me compromettre. Vous ne voudriez sûrement pas, Monsieur, m'ôter les moyens de retourner en Bourgogne. Cessez donc, si les sentiments que je vous ai témoignés m'ont donné quelque crédit sur votre esprit de vous faire remarquer. Rien n'exige de vous faire citer pour une tête exaltée, et je me plais à croire que vous me prouverez votre attachement en ne tombant pas dans un excès auquel on me ferait participer par la persuasion où on est que vous suivez en tout cela les impressions que je vous donne.

« Soyez persuadé que mon amitié pour vous a autant de part aux conseils que je vous donne que mon intérêt personnel. >>

A cette lettre si sensée, il nous semble, Pille fit, le 3 novembre, la réponse suivante :

« Monsieur,

« L'infernale cabale qui voudrait anéantir les bons citoyens emploie tour-à-tour la force, la ruse et la calomnie; semblable aux harpies, elle empoisonne tout. On vous dénonce, Monsieur, la chaleur de

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