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ruine la société. Et, comme toute conviction cherche à se traduire en fait, on voit, dans beaucoup de pays, les lois des hommes lutter contre l'abondance des choses.

Ce sophisme, revêtu d'une forme générale, ferait peutêtre peu d'impression; mais, appliqué à un ordre particulier de faits, à telle ou telle industrie, à une classe donnée de travailleurs, il est extrêmement spécieux, et cela s'explique. C'est un syllogisme qui n'est pas faux, mais incomplet. Or ce qu'il y a de vrai dans un syllogisme est toujours et nécessairement présent à l'esprit. Mais l'incomplet est une qualité négative, une donnée absente dont il est fort possible et même fort aisé de ne pas tenir compte.

L'homme produit pour consommer. Il est à la fois producteur et consommateur. Le raisonnement que je viens d'établir ne le considère que sous le premier de ces points de vue. Sous le second, il aurait conduit à une conclusion opposée. Ne pourrait-on pas dire, en effet :

Le consommateur est d'autant plus riche qu'il achète toutes choses à meilleur marché ; il achète les choses à meilleur marché en proportion de ce qu'elles abondent; donc l'abondance l'enrichit; et ce raisonnement, étendu à tous les consommateurs, conduirait à la théorie de l'abondance!

C'est la notion imparfaitement comprise de l'échange qui produit ces illusions. Si nous consultons notre intérêt personnel, nous reconnaissons distinctement qu'il est double. Comme vendeurs, nous avons intérêt à la cherté et, par conséquent, à la rareté; comme acheteurs, au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l'abondance des choses. Nous ne pouvons donc point baser un raisonnement sur l'un ou l'autre de ces intérêts avant d'avoir reconnu lequel des deux coïncide et s'identifie avec l'intérêt général et permanent de l'espèce humaine.

Si l'homme était un animal solitaire, s'il travaillait exclusivement pour lui, s'il consommait directement le fruit

de son labeur, en un mot, s'il n'échangeait pas, jamais la théorie de la disette n'eût pu s'introduire dans le monde. Il est trop évident que l'abondance lui serait avantageuse, de quelque part qu'elle lui vînt, soit qu'elle fût le résultat de son industrie, d'ingénieux outils, de puissantes machines qu'il aurait inventées, soit qu'il la dût à la fertilité du sol, à la libéralité de la nature, ou même à une mystérieuse invasion de produits que le flot aurait apportés du dehors et abandonnés sur le rivage. Jamais l'homme solitaire n'imaginerait, pour donner de l'encouragement, pour assurer un aliment à son propre travail, de briser les instruments qu' l'épargnent, de neutraliser la fertilité du sol, de rendre à la mer les biens qu'elle lui aurait apportés. Il comprendrait aisément que le travail n'est pas un but, mais un moyen; qu'il serait absurde de repousser le but de peur de nuire au moyen. Il comprendrait que, s'il consacre deux heures de la journée à pourvoir à ses besoins, toute circonstance (machine, fertilité, don gratuit, n'importe) qui lui épargne une heure de ce travail, le résultat restant le même, met cette heure à sa disposition, et qu'il peut la consacrer à augmenter son bien-être ; il comprendrait, en un mot, qu'épargne de travail ce n'est autre chose que progrès.

Mais l'échange trouble notre vue sur une vérité si simple. Dans l'état social, et avec la séparation des occupations qu'il amène, la production et la consommation d'un objet ne se confondent pas dans le même individu. Chacun est porté à voir dans son travail non plus un moyen, mais un but. L'échange crée, relativement à chaque objet, deux intérêts, celui du producteur et celui du consommateur, et ces deux intérêts sont toujours immédiatement opposés.

Il est essentiel de les analyser et d'en étudier la nature. Prenons un producteur quel qu'il soit; quel est son in

térêt immédiat? Il consiste en ces deux choses: 1° que le plus petit nombre possible de personnes se livrent au même travail que lui; 2° que le plus grand nombre possible de personnes recherchent le produit de ce même travail ; ce que l'économie politique explique plus succinctement en ces termes : que l'offre soit très-restreinte et la demande très-étendue; en d'autres termes encore: concurrence limitée, débouchés illimités.

Quel est l'intérêt immédiat du consommateur? Que l'offre du produit dont il s'agit soit étendue et la demande restreinte.

Puisque ces deux intérêts se contredisent, l'un d'eux doit nécessairement coïncider avec l'intérêt social ou général, et l'autre lui est antipathique.

Mais quel est celui que la législation doit favoriser, comme étant l'expression du bien public, si tant est qu'elle en doive favoriser aucun ?

Pour le savoir, il suffit de rechercher ce qui arriverait si les désirs secrets des hommes étaient accomplis.

En tant que producteurs, il faut bien en convenir, chacun de nous fait des vœux antisociaux. Sommes-nous vignerons? Nous serions peu fâchés qu'il gelât sur toutes les vignes du monde, excepté sur la nôtre : c'est la théorie de la disette. Sommes-nous propriétaires de forges? Nous désirons qu'il n'y ait sur le marché d'autre fer que celui que nous y apportons, quel que soit le besoin que le public en ait, et précisément pour que ce besoin, vivement senti et imparfaitement satisfait, détermine à nous en donner un haut prix: c'est encore la théorie de la disette. Sommesnous laboureurs ? Nous disons, avec M. Bugeaud: Que le pain soit cher, c'est-à-dire rare, et les agriculteurs feront leurs affaires : c'est toujours la théorie de la disette.

Sommes-nous médecins? Nous ne pouvons nous empêcher de voir que certaines améliorations physiques,

comme l'assainissement du pays, le développement de certaines vertus morales, telles que la modération et la tempérance, le progrès des lumières poussé au point que chacun sût soigner sa propre santé, la découverte de certains remèdes simples et d'une application facile, seraient autant de coups funestes portés à notre profession. En tant que médecins, nos vœux secrets sont antisociaux. Je ne veux pas dire que les médecins forment de tels vœux. J'aime à croire qu'ils accueilleraient avec joie une panacée universelle; mais, dans ce sentiment, ce n'est pas le médecin, c'est l'homme, c'est le chrétien qui se manifeste; il se place, par une négation de lui-même, au point de vue du consommateur. En tant qu'exerçant une profession, en tant que puisant dans cette profession son bien-être, sa considération et jusqu'aux moyens d'existence de sa famille, il ne se peut pas que ses désirs, ou, si l'on veut, ses intérêts, ne soient antisociaux.

Fabriquons-nous des étoffes de coton? Nous désirons. les vendre au prix le plus avantageux pour nous. Nous consentirions volontiers à ce que toutes les manufactures rivales fussent interdites, et si nous n'osons exprimer publiquement ce vœu ou en poursuivre la réalisation complète avec quelques chances de succès, nous y parvenons pourtant, dans une certaine mesure, par des moyens détournés par exemple, en excluant les tissus étrangers, afin de diminuer la quantité offerte, et de produire ainsi, par 'emploi de la force et à notre profit, la rareté des vêtements.

Nous passerions ainsi toutes les industries en revue, et nous trouverions toujours que les producteurs, en tant que tels, ont des vues antisociales. « Le marchand, dit Mon<«< taigne, ne fait bien sesaffaires qu'à la debauche de la jeu<<nesse; le laboureur, à la cherté des bleds; l'architecte, à «laruyne des maisons; les officiers de justice, aux procez et << aux querelles des hommes. L'honneur mesme et practique

<<< des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos << vices. Nul medecin ne prend plaisir à la santé de ses amis << mesmes, ny soldats à la paix de la ville; ainsi du reste. >>

Il suit de là que, si les vœux secrets de chaque producteur étaient réalisés, le monde rétrograderait rapidement vers la barbarie. La voile proscrirait la vapeur, la rame proscrirait la voile, et devrait bientôt céder les transports au chariot, celui-ci au mulet, et le mulet au porte-balle. La laine exclurait le coton, le coton exclurait la laine, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la disette de toutes choses eût fait disparaître l'homme même de la surface du globe.

Supposez pour un moment que la puissance législative et la force publique fussent mises à la disposition du comité Mimerel, et que chacun des membres qui composent cette association eût la faculté de lui faire admettre et sanctionner une petite loi; est-il bien malaisé de deviner à quel code industriel serait soumis le public?

Si nous venons maintenant à considérer l'intérêt immédiat du consommateur, nous trouverons qu'il est en parfaite harmonie avec l'intérêt général, avec ce que réclame le bien-être de l'humanité. Quand l'acheteur se présente sur le marché, il désire le trouver abondamment pourvu. Que les saisons soient propices à toutes les récoltes; que des inventions de plus en plus merveilleuses mettent à sa portée un plus grand nombre de produits et de satisfactions; que le temps et le travail soient épargnés; que les distances s'effacent; que l'esprit de paix et de justice permette de diminuer le poids des taxes ; que les barrières de toute nature tombent en tout cela, l'intérêt immédiat du consommateur suit parallèlement la même ligne que l'intérêt public bien entendu. Il peut pousser ses vœux secrets jusqu'à la chimère, jusqu'à l'absurde, sans que ses vœux cessent d'être humanitaires. Il peut désirer que le vivre et le couvert, le toit et le foyer, l'instruction et la moralité, la sécurité

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