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Alors je demande quelle est, sous ce rappe, l'utilité du chemin de fer.

Franchement, n'y a-t-il pas quelque chose d'humiliant pour le dix-neuvième siècle d'apprêter aux âges futurs le spectacle de pareilles puérilités pratiquées avec un sérieux imperturbable? Être dupe d'autrui n'est pas déjà très-plaisant; mais employer le vaste appareil représentatif à se duper soi-même, à se duper doublement, et dans une affaire de numération, voilà qui est bien propre à rabattre un peu l'orgueil du siècle des lumières.

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Nous venons de voir que tout ce qui, dans le trajet, rend le transport onéreux, agit dans le sens de la protection, ou, si on l'aime mieux, que la protection agit dans le sens de tout ce qui rend le transport onéreux.

Il est donc vrai de dire qu'un tarif est un marais, une ornière, une lacune, une pente roide, en un mot, un obstacle dont l'effet se résout à augmenter la différence du prix de consommation au prix de production. Il est de même incontestable qu'un marais, une fondrière, sont de véritables tarifs protecteurs.

Il y a des gens (en petit nombre, il est vrai, mais il y en a) qui commencent à comprendre que les obstacles, pour être artificiels, n'en sont pas moins des obstacles, et que notre bien-être a plus à gagner à la liberté qu'à la protection, précisément par la même raison qui fait qu'un canal lui est plus favorable qu'un « chemin montant, sablonneux, malaisé ».

Mais, disent-ils, il faut que cette liberté soit réciproque. Si nous abaissions nos barrières devant l'Espagne sans que l'Espagne les abaissât devant nous, évidemment nous serions dupes. Faisons donc des traités de commerce sur la base d'une juste réciprocité, concédons pour qu'on nous concède, faisons le sacrifice d'acheter pour obtenir l'avantage de vendre.

Les personnes qui raisonnent ainsi, je suis fâché de le leur dire, sont, qu'elles le sachent ou non, dans le principe de la protection; seulement, elles sont un peu plus inconséquentes que les protectionnistes purs, comme ceux-ci sont plus inconséquents que les prohibitionnistes absolus. Je le démontrerai par l'apologue suivant.

Stulta et Puera.

Il y avait, n'importe où, deux villes, Stulta et Puera. Elles construisirent à gros frais une route qui les rattachait l'une à l'autre. Quand cela fut fait, Stulta se dit : Voici que Puera m'inonde de ses produits, il faut y aviser. En conséquence, elle créa et paya un corps d'Enrayeurs, ainsi nommés parce que leur mission était de mettre des obstacles aux convois qui arrivaient de Puera. Bientôt après, Puera eut aussi un corps d'Enrayeurs.

Au bout de quelques siècles, les lumières ayant fait de grands progrès, la capacité de Puera se haussa jusqu'à lui faire découvrir que ces obstacles réciproques pourraient bien n'être que réciproquement nuisibles. Elle envoya un diplomate à Stulta, lequel, sauf la phraséologie officielle, parla en ce sens : « Nous avons créé une route, et maintenant nous embarrassons cette route. Cela est absurde. Mieux eût valu laisser les choses dans leur premier état. Nous n'aurions pas eu à payer la route d'abord, et puis les embarras. Au nom de Puera, je viens vous proposer,

non point de renoncer tout d'un coup à nous opposer des obstacles mutuels, ce serait agir selon un principe, et nous méprisons autant que vous les principes, mais d'atténuer quelque peu ces obstacles, en ayant soin de pondérer équitablement à cet égard nos sacrifices respectifs. » - Ainsi parla le diplomate. Stulta demanda du temps pour réfléchir. Elle consulta tour à tour ses fabricants, ses agriculteurs. Enfin, au bout de quelques années, elle déclara que les négociations étaient rompues.

A cette nouvelle, les habitants de Puera tinrent conseil. Un vieillard (on a toujours soupçonné qu'il avait été secrètement acheté par Stulta) se leva et dit : « Les obstacles créés par Stulta nuisent à nos ventes, c'est un malheur. Ceux que nous avons créés nous-mêmes nuisent à nos achats, c'est un autre malheur. Nous ne pouvons rien sur le premier, mais le second dépend de nous. Délivrons nous au moins de l'un, puisque nous ne pouvons nous défaire des deux. Supprimons nos Enrayeurs sans exiger que Stulta en fasse autant. Un jour sans doute elle apprendra à mieux faire ses comptes. »

Un second conseiller, homme de pratique et de faits, exempt de principes et nourri de la vieille expérience des ancêtres, répliqua : « N'écoutons pas ce rêveur, ce théoricien, ce novateur, cet utopiste, cet économiste, ce stultomane. Nous serions tous perdus, si les embarras de la route n'étaient pas bien égalisés, équilibrés et pondérés entre Stulta et Puera. Il y aurait plus de difficulté pour aller que pour venir, et pour exporter que pour importer. Nous serions, relativement à Stulta, dans les conditions d'infériorité où se trouvent le Havre, Nantes, Bordeaux, Lisbonne, Londres, Hambourg, la Nouvelle-Orléans, par rapport aux villes placées aux sources de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Tage, de la Tamise, de l'Elbe et du Mississipi; car il y a plus de difficultés à remonter les fleuves qu'à les descen

dre. (Une voix : Les villes des embouchures ont prospéré plus que celles des sources.) - Ce n'est pas possible. (La même voix : Mais cela est.) Eh! bien, elles ont prospéré contre les règles. » Un raisonnement si concluant ébranla l'assemblée. L'orateur acheva de la convaincre en parlant d'indépendance nationale, d'honneur national, de dignité nationale, de travail national, d'inondation de produits, de tributs, de concurrence meurtrière; bref, il emporta le maintien des obstacles; et si vous en êtes curieux, je puis vous conduire en certain pays où vous verrez de vos yeux des cantonniers et des enrayeurs travaillant de la meilleure intelligence du monde, par décret de la même assemblée législative et aux frais des mêmes contribuables. les uns à déblayer la route et les autres à l'embarrasser.

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Voulez-vous juger entre la liberté et la protection? Voulez-vous apprécier la portée d'un phénomène économique? Recherchez ses effets sur l'abondance ou la rareté des choses, et non sur la hausse ou la baisse des prix. Méfiez-vous des prix absolus; ils vous mèneraient dans un labyrinthc inextricable.

M. Mathieu de Dombasle, après avoir établi que la protection renchérit les choses, ajoute:

« L'excédant du prix augmente les dépenses de la vie « et, par conséquent, le prix du travail, et chacun retrouve «<< dans l'excédant du prix de ses produits l'excédant du « prix de ses dépenses. Ainsi, si tout le monde paye comme <«< consommateur, tout le monde aussi reçoit comme pro<< ducteur. >>

Il est clair qu'on pourrait retourner l'argument et dire : « Si tout le monde reçoit comme producteur, tout le monde paye comme consommateur ».

Or, qu'est-ce que cela prouve? Rien autre chose si ce n'est que la protection déplace inutilement et injustement. la richesse. Autant en fait la spoliation.

Encore, pour admettre que ce vaste appareil aboutit à de simples compensations, faut-il adhérer au par conséquent de M. de Dombasle, et s'être assuré que le prix du travail s'élève avec le prix des produits protégés. C'est une question de fait que je renvoie à M. Moreau de Jonnès; qu'il veuille bien chercher si le taux des salaires a progressé comme les actions des mines d'Anzin. Quant à moi, je ne le pense pas, parce que je crois que le prix du travail, comme tous les autres, est gouverné parle rapport de l'offre à la demande. Or, je conçois bien que la restriction diminue l'offre de la houille et, par suite, en élève le prix; mais je n'aperçois pas aussi clairement qu'elle augmente la demande du travail de manière à améliorer le taux des salaires. Je le conçois d'autant moins, que la quantité de travail demandé dépend du capital disponible. Or, la protection peut bien déplacer les capitaux, les pousser d'une industrie vers une autre, mais non les accroître d'une obole.

Au surplus, cette question du plus haut intérêt sera examinée ailleurs. Je reviens aux prix absolus, et je dis qu'il n'est pas d'absurdités qu'on ne puisse rendre spécieuses. par des raisonnements tels que celui de M. de Dombasle.

Imaginez qu'une nation isolée, possédant une quantité donnée de numéraire, s'amuse à brûler, chaque année, la moitié de tout ce qu'elle produit, je me charge de prouver, avec la théorie de M. de Dombasle, qu'elle n'en sera pas moins riche.

En effet, par suite de l'incendie, toutes choses doubleront de prix, et les inventaires faits avant et après le désastre offriront exactement la même valeur nominale. Mais alors, qui aura perdu ? Si Jean achète le drap plus cher, il vend aussi plus cher son blé ; et si Pierre perd sur l'achat

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