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C'est placer haut mes prétentions, mais je voudrais, je l'avoue, que cet opuscule devînt comme le manuel des hommes qui sont appelés à prononcer entre les deux principes. Quand on ne s'est pas familiarisé de longue main avec la doctrine de la liberté, les sophismes de la protection reviennent sans cesse à l'esprit, sous une forme ou sous une autre. Pour l'en dégager, il faut à chaque fois un long travail d'analyse, et ce travail, tout le monde n'a pas le temps de le faire, les législateurs moins que personne. C'est pourquoi j'ai essayé de le donner tout fait.

Mais, dira-t-on, les bienfaits de la liberté sont-ils donc si cachés qu'ils ne se montrent qu'aux économistes de profession?

Oui, nous en convenons, nos adversaires dans la discussion ont sur nous un avantage signalé. Ils peuvent en quelques mots exposer une vérité incomplète; et, pour montrer qu'elle est incomplète, il nous faut de longues et arides dissertations.

Cela tient à la nature des choses. La protection réunit sur un point donné le bien qu'elle fait, et infuse dans la masse le mal qu'elle inflige. L'un est sensible à l'œil extérieur, l'autre ne se laisse apercevoir que par l'œil de l'esprit 1. - C'est précisément le contraire pour la liberté.

Il en est ainsi de presque toutes les questions économiques.

Dites Voici une machine qui a mis sur le pavé trente ouvriers;

:

Ou bien Voici un prodigue qui encourage toutes les industries;

Ou encore: La conquête d'Alger a doublé le commerce de Marseille;

1 Cet aperçu a donné lieu plus tard au pamphlet Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, compris dans le volume suivant. (Note de l'éditeur.

Ou enfin Le budget assure l'existence de cent mille fa

milles ;

Vous serez compris de tous, vos propositions sont claires, simples et vraies en elles-mêmes. Déduisez-en ces principes:

Les machines sont un mal;

Le luxe, les conquêtes, les lourds impôts sont un bien; Et votre théorie aura d'autant plus de succès que vous pourrez l'appuyer de faits irrécusables.

Mais nous, nous ne pouvons nous en tenir à une cause et à son effet prochain. Nous savons que cet effet même devient cause à son tour. Pour juger une mesure, il faut donc que nous la suivions, à travers l'enchaînement des résultats, jusqu'à l'effet définitif. Et, puisqu'il faut lâcher le grand mot, nous sommes réduits à raisonner.

Mais aussitôt nous voilà assaillis par cette clameur: Vous êtes des théoriciens, des métaphysiciens, des idéologues, des utopistes, des hommes à principes; et toutes les préventions du public se tournent contre nous.

Que faire donc? Invoquer la patience et la bonne foi du lecteur, et jeter dans nos déductions, si nous en sommes capables, une clarté si vive que le vrai et le faux s'y montrent à nu, afin que la victoire, une fois pour toutes, demeure à la restriction ou à la liberté.

J'ai à faire ici une observation essentielle.

Quelques extraits de ce petit volume ont paru dans le Journal des Economistes.

Dans une critique, d'ailleurs très-bienveillante, que M. le vicomte de Romanet a publiée (Voir le Moniteur industriel des 15 et 18 mai 1845), il suppose que je demande la suppression des douanes. M. de Romanet se trompe. Je demande la suppression du régime protecteur. Nous ne refusons pas les taxes au Gouvernement; mais nous voudrions, si cela est possible, dissuader les gouvernés de se taxer les uns

les autres. Napoléon a dit: «< La douane ne doit pas être un instrument fiscal, mais un moyen de protéger l'industrie. >>

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Nous plaidons le contraire, et nous disons: La douane ne doit pas être, aux mains des travailleurs, un instrument de rapine réciproque, mais elle peut être une machine fiscale aussi bonne qu'une autre. Nous sommes si loin, ou, pour n'engager que moi dans la lutte, je suis si loin de demander la suppression des douanes, que j'y vois pour l'avenir l'ancre de salut de nos finances. Je les crois susceptibles de procurer au Trésor des recettes immenses, et, s'il faut dire toute ma pensée, à la lenteur que mettent à se répandre les saines doctrines économiques, à la rapidité avec laquelle notre budget s'accroît, je compte plus, pour la réforme commerciale, sur les nécessités du Trésor que sur la force d'une opinion éclairée.

Mais enfin, me dira-t-on, à quoi concluez-vous ?

Je n'ai pas besoin de conclure. Je combats des sophismes, voilà tout.

Mais, poursuit-on, il ne suffit pas de détruire, il faut édifier. Je pense que détruire une erreur, c'est édifier la vérité contraire.

Après cela, je n'ai pas de répugnance à dire quel est mon vou. Je voudrais que l'opinion fût amenée à sanctionner une loi de douanes conçue à peu près en ces termes :

Les objets de première nécessité payeront un droit ad valorem de.

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Les objets de convenance.
Les objets de luxe.

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5% 10%

15 ou 20%

Encore ces distinctions sont prises dans un ordre d'idées entièrement étrangères à l'économie politique proprement dite, et je suis loin de les croire aussi utiles et aussi justes qu'on le suppose communément. Mais ceci n'est plus de mon sujet.

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Qu'est-ce qui vaut mieux pour l'homme et pour la société? L'abondance ou la disette?

Quoi! s'écriera-t-on, cela peut-il faire une question? A-t-on jamais avancé, est-il possible de soutenir que la disette est le fondement du bien-être des hommes ?

Oui, cela a été avancé; oui, cela a été soutenu; on le soutient tous les jours, et je ne crains pas de dire que la théorie de la disette est de beaucoup la plus populaire. Elle défraye les conversations, les journaux, les livres, la tribune, et, quoique cela puisse paraître extraordinaire, il est certain que l'économie politique aura rempli sa tâche et sa mission pratique quand elle aura vulgarisé et rendu irréfutable cette proposition si simple : « La richesse des hommes, c'est l'abondance des choses. >>

N'entend-on pas dire tous les jours: «L'étranger va nous inonder de ses produits ? » Donc on redoute l'abondance. M. de Saint-Cricq n'a-t-il pas dit : « La production surabonde ? » Donc il craignait l'abondance.

Les ouvriers ne brisent-ils pas les machines? Donc ils s'effrayent de l'excès de la production, ou de l'abondance.

M. Bugeaud n'a-t-il pas prononcé ces paroles : « Que le pain soit cher, et l'agriculteur sera riche ! » Or le pain ne peut être cher que parce qu'il est rare; donc M. Bugeaud préconisait la disette.

M. d'Argout ne s'est-il pas fait un argument contre l'industrie sucrière de sa fécondité même ? Ne disait-il pas : << La betterave n'a pas d'avenir, et sa culture ne saurait s'étendre, parce qu'il suffirait d'y consacrer quelques hectares par département pour pourvoir à toute la consommation de la France ? » Donc, à ses yeux, le bien est dans

la stérilité, dans la disette; le mal, dans la fertilité, dans l'abondance.

La Presse, le Commerce et la plupart des journaux quotidiens ne publient-ils pas un ou plusieurs articles chaque matin pour démontrer aux Chambres et au Gouvernement qu'il est d'une saine politique d'élever législativement le prix de toutes choses par l'opération des tarifs ? Les trois Pouvoirs n'obtempèrent-ils pas tous les jours à cette injonction de la presse périodique? Or les tarifs n'élèvent le prix des choses que parce qu'ils on diminuent la quantité offerte sur le marché! Donc les journaux, les Chambres, le ministère, mettent en pratique la théorie de la disette, et j'avais raison de dire que cette théorie est de beaucoup la plus populaire.

Comment est-il arrivé qu'aux yeux des travailleurs, des publicistes, des hommes d'État, l'abondance se soit montrée redoutable et la disette avantageuse? Je me propose de remonter à la source de cette illusion.

On remarque qu'un homme s'enrichit en proportion de ce qu'il tire un meilleur parti de son travail, c'est-à-dire de ce qu'il vend à plus haut prix. Il vend à plus haut prix à proportion de la rareté, de la disette du genre de produit qui fait l'objet de son industrie. On en conclut que, quant à lui du moins, la disette l'enrichit. Appliquant successivement ce raisonnement à tous les travailleurs, on en déduit la théorie de la disette. De là, on passe à l'application, et, afin de favoriser tous les travailleurs, on provoque artificiellement la cherté, la disette de toutes choses par la prohibition, la restriction, la suppression des machines et autres moyens analogues.

Il en est de même de l'abondance. On observe que, quand un produit abonde, il se vend à bas prix; donc le producteur gagne moins. Si tous les producteurs sont dans ce cas, ils sont tous misérables; donc c'est l'abondance qui

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